Une importante question pour la théorie économique et les anticipations des décideurs se pose depuis la crise de 2008 : Pourquoi l’augmentation de la masse monétaire n’a pas d’effets inflationnistes ?

La question repose sur plusieurs croyances qui parfois relèvent des sciences économiques. La première croyance est que la banque centrale européenne a une politique monétaire expansionniste. La politique du quantitative easing (QE) monétise la dette publique et favorise la création monétaire. La politique des taux d’intérêt négatifs soutient le crédit et finalement l’augmentation de la quantité de monnaie ; les crédits faisant les dépôts. La deuxième croyance repose sur la théorie quantitative de la monnaie ou l’équation de Fisher : M.v = P.T avec M pour « Masse monétaire », v pour « Vitesse de circulation de la monnaie », P pour « niveau des prix » et T pour « revenu national réel ». Suivant cette théorie, si la quantité de monnaie (M) augmente plus vite que le montant des transactions (T) pour une vitesse de circulation de la monnaie constante (v), il devrait y avoir une augmentation du niveau général des prix (indice des prix à la consommation, IPC).

La Figure 1 donne les chiffres tels qu’ils ont été calculés par les économistes des grandes institutions de statistiques, françaises et européennes. Nous constatons que la masse monétaire a en effet augmenté, mais seulement depuis la crise de 2008. Auparavant, et depuis 1977, en France et dans la zone euro (19 pays) le taux de croissance de la monnaie (DM3 sur la figure) avait fortement baissé. Dans le même temps, le taux d’inflation baissait de manière régulière depuis la fin des années 70. Cela signifie que la prédiction de l’équation de Fisher n’est pas fausse. Elle ne décrit pas, cependant, correctement la période 2008-2020. Pourquoi ?

Cet article se propose de répondre à cette question. La première raison tient au mode de calcul du taux d’inflation (IPC). La seconde raison peut se trouver dans l’équation de Fisher elle-même : l’inflation d’origine monétaire suppose que la masse monétaire augmente plus vite que le revenu réel et que la vitesse de circulation de la monnaie soit constante. Or, il se trouve que la vitesse de circulation de la monnaie baisse. La troisième raison se trouve dans les limites de l’équation de Fisher et l’impuissance des banques centrales qui n’ont pas les moyens d’ajuster en temps réel l’offre à la demande de monnaie.

Calcul de l’indice des prix à la consommation (IPC) et inflation d’origine monétaire

Pour calculer l’indice des prix à la consommation (IPC), l’INSEE[1] collecte des prix pour différents biens dans 99 agglomérations et 30 000 points de vente et, au plan national, pour 40 000 services. Ces prix sont réunis dans des groupes de produits. Chaque groupe est ensuite pondéré dans l’IPC proportionnellement à son poids dans les dépenses des consommateurs. Si l’alimentation représente en moyenne 20% de l’indice, les prix des biens de ce groupe pèsent pour 20% de l’IPC. L’IPC est publié chaque mois au Journal Officiel. Un indice de 102 représente un taux d’inflation de 2%. Cet indice ne retient pas les remboursements d’emprunts liés à l’achat d’un logement et l’ensemble des crédits à la consommation. Il n’intègre pas non plus dans son calcul l’évolution des prix des biens financiers.

Le choix du panier des biens pour calculer l’IPC est en ce sens décisif. Si les statisticiens de l’INSEE n’intègrent pas les actifs financiers et que la monnaie créée est utilisée pour acheter des actifs financiers qui sous l’effet de la demande accrue augmente ; cette augmentation n’est pas prise en compte. Elle n’est pas mesurée. Qui plus est, le poids donné à chaque bien est une moyenne, ce qui explique que certains ménages puissent percevoir une augmentation des prix qui n’est pas mesurée par l’IPC. La variation de l’IPC est donc une information imparfaite, construite sur des conventions.

La variation de l’IPC n’indique pas, par définition si elle est la conséquence d’une évolution des conditions de la production réelle ou si elle est la conséquence d’un déséquilibre monétaire, d’une quantité de monnaie trop importante. Elle mélange, par construction, l’inflation par les coûts, l’inflation par la demande et l’inflation par la monnaie.

Le mot inflation devrait, pourtant, être réservé à l’inflation monétaire qui est le processus consistant à émettre une quantité de monnaie supérieure à l’augmentation du stock de monnaie métallique (Rothbard 1962[2], Chapitre 12). Cela faciliterait l’interprétation de l’évolution du taux d’inflation. L’IPC n’est pas, cependant, construit sur cette définition stricte de l’inflation. Il mesure alors, en sus de l’inflation par la création monétaire, l’inflation par les coûts et l’inflation par la demande.

Tout ce qui baisse les coûts de production baisse les prix et donc contribue à un IPC faible[3].  Ainsi,

  1. Un fort taux de chômage est favorable à la baisse des salaires car un patron pour deux ouvriers est une situation plus favorable au patron que deux patrons pour un ouvrier.
  2. Un taux de syndicalisation élevé favorise l’augmentation des salaires et des coûts de production (Haberler 1974[4], Chapitre 7). C’est la fameuse spirale salaire-prix.
  3. La baisse des taux d’intérêt est un facteur favorable à la baisse du prix du capital et in fine des coûts de production.
  4. La baisse du prix du pétrole mais aussi les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont des effets baissiers sur le niveau général des prix.
  5. A ces causes s’ajoutent la concurrence. Plus les pays se libéralisent plus la concurrence est forte et plus les prix ont tendance à baisser (réduction des marges réalisées par les entreprises). Ce qui donne du pouvoir d’achat et soutient la demande. Le libre échange est pour cette raison une cause de la baisse du niveau général des prix (Zhang 2017[5]). La liberté des prix rétablie en France sous le gouvernement Chirac-Balladur en 1986 a renforcé la concurrence et a eu le même effet baissier.

Plus généralement, tout ce qui baisse les revenus, le pouvoir d’achat des ménages, favorise une baisse des prix. La demande baisse si les revenus baissent ou si les individus préfèrent l’épargne à la consommation présente. Les revenus, si on simplifie, ont deux sources : le travail et le capital. 

  1. La baisse des taux d’intérêt baisse les coûts de production, mais aussi le revenu des propriétaires de capital. La baisse des revenus des propriétaires réduit leur demande et sur le long terme une baisse de l’épargne[6] qui va réduire l’investissement et les gains de productivité qui détermine la dynamique des salaires.
  2. Les revenus du travail sont déterminés par la loi de l’offre et de la demande de travail et la productivité du travail. Tout ce qui favorise la productivité de la combinaison productive favorise la hausse des salaires et donc l’inflation, mais tout ce qui conduit à une baisse de la productivité a l’effet inverse.

Même si toutes les forces à l’œuvre dans notre économie ne vont pas toutes dans le sens d’une baisse de l’inflation, il n’en demeure pas moins que la baisse de la croissance des IPC n’a rien de surprenant dans un pays comme la France et plus généralement dans la zone euro si on garde à l’esprit cette convention qu’est l’IPC. La liberté de fixation des prix, le libre-échange voulu par la construction européenne, la libre circulation des personnes et des capitaux à l’intérieur de l’Europe, la baisse du taux de syndicalisation, un fort taux de chômage, les gains de productivité induit par les NTIC, le choix d’un euro fort par rapport au dollar, la baisse du prix du pétrole[7] du fait de la découverte de nouveaux gisements et de l’exploitation du gaz de schiste aux USA notamment, et de faibles gains de productivité qui limitent la progression des salaires convergent pour entretenir la baisse des prix. La baisse des prix est l’effet de la libéralisation, de la mondialisation.

Croissance de la masse monétaire et croissance du revenu réel

Une seconde explication à l’absence d’inflation malgré une forte croissance monétaire repose sur l’équation de Fisher elle-même (M.v = P.T). Il y a hausse du niveau général des prix si la vitesse de circulation de la monnaie est constante et si la hausse de la masse monétaire est supérieure à celle du revenu national.

La Figure 1 compare le taux d’inflation, le taux de croissance de la masse monétaire (M3) et le taux de croissance réel du PIB.

Le taux d’inflation a bien baissé à un rythme équivalent au taux de croissance de la masse monétaire sur la période 1978-1998. A partir de cette date, les deux grandeurs divergent. Le taux d’inflation reste très faible alors que la croissance de M3 augmente jusqu’à retrouver son niveau de 1980. Cet écart s’est traduit dans les années soixante-dix/quatre-vingt par de hauts taux d’inflation jusqu’à 1999. Avec la création de l’euro c’est comme si une croissance de M3 supérieure à la croissance de la production réelle n’avait aucun effet sur le niveau général des prix. Cet écart conduit à penser qu’il y a trop de liquidité dans la zone euro. Cette surliquidité ne se traduit pas cependant en inflation. Pourquoi ?

La construction de l’IPC a permis de lister une première série de déterminants. L’équation de Fisher conduit à s’interroger sur la valeur de la vitesse de circulation de la monnaie.

Figure 1.  Taux d’inflation et dynamique de la masse monétaire dans la zone euro

Sources : Taux d’inflation, OCDE Lien : https://bit.ly/30lY1vV, Masse monétaire (M3), Banque de France, France – Contribution à M3 – Taux de croissance annuel – Fin d’année et PIB Réel, OCDE PIB réel, https://bit.ly/3iabvkw, Vélocité de la monnaie est le rapport du PIB nominal sur la masse monétaire (PIB/M3 ou PIB/M2). Taux d’épargne, Banque Mondiale, Gross Saving (% of GDP), Lien : https://bit.ly/36kIq3M. Créances douteuses, Bank of Saint Louis, données Banque Mondiale (1998-2015), Lien : https://bit.ly/2S9gBmn.

La vitesse est le rapport du PIB nominal à la masse monétaire. La vitesse de circulation de la monnaie est la fréquence à laquelle une unité de monnaie est utilisée pour acheter des biens et des services produits localement au cours d’une période donnée. En d’autres termes, c’est le nombre de fois qu’un euro est dépensé pour acheter des biens et des services par unité de temps. Si la vitesse de circulation de la monnaie augmente, il y a alors davantage de transactions entre les individus dans une économie.

Depuis 1995 la vitesse de circulation de la monnaie en zone euro (PIB nominal de la zone euro à 19 pays/ M3[8] de cette même zone) est toujours inférieure à un. La Figure 1 permet aussi de constater une baisse de la vitesse de circulation de la monnaie. L’économie européenne sous l’autorité de la Banque Centrale produit de plus en plus de monnaie (M3 augmente) mais cette monnaie est utilisée de moins en moins souvent. La monnaie disponible ne circule même pas une fois. On tient ici une explication compatible avec l’équation de Fisher.

Cette baisse de la circulation de la monnaie se développe dans un contexte particulier. Le taux d’épargne des économies européennes ne fait que retrouver son niveau d’avant la crise de 2008 (Figure 1), la part des créances douteuses dans la zone euro n’a pas cessé d’augmenter de 2008 à 2014 et le risque d’une crise de la dette souveraine ne cesse de croître.

Les banques, les ménages et les entreprises sont, pour ces raisons, prudentes. La confiance des ménages et des entreprises est faible. La conséquence est un faible niveau de demande, mais aussi une faible demande de prêts. Les banques sont de leur côté limitées par les contraintes bilancielles contenues dans les accords de Bâle de fin 2010 (Lepage 2018[9], p.294). Ces contraintes limitent leur capacité de création de monnaie et les incitent à détenir des créances publiques. Les titres publics sont traités comme des créances sans risque — ce qui est curieux quand on sait que la plupart des crises d’hyperinflation du XX° siècle trouvent leurs origines dans une mauvaise gestion de la dette (Rogoff et Reinhart 2009[10]). La conséquence de cette situation est une baisse de la quantité de monnaie privée[11] et une stratégie de monétisation de la dette. La politique monétaire a donc été principalement conçue pour protéger les prêteurs de la faillite des États (Grèce, Italie, Espagne, etc.).

La stratégie de monétisation de la dette participe de ce projet. La monétisation de la dette n’a pas utilisé la même technique durant toute la période. En mai 2010 la banque centrale européenne utilisait le programme SMP (Security Market Programme) qu’elle a arrêté et remplacé en septembre 2012 par le programme OMT (Outright Monetary Transactions). Dans les deux cas, la BCE rachetait sur le marché secondaire les titres publics des États de la zone euro les plus menacés par une crise de la dette souveraine (Espagne, Grèce, Irlande, Italie et Portugal). Le rachat de titres publics favorisait l’injection de liquidités dans le système économique. Mais la BCE obligeait les banques à retirer le même montant de liquidités que celui qu’elle avait apporté en rachetant les titres publics. Lorsque la BCE achetait pour un milliard d’euros de titres publics sur le marché secondaire, elle imposait aux banques un dépôt d’un milliard d’euros. Il s’agissait d’une opération de « reprise de liquidité en blanc ». En contrepartie, ces dépôts étaient rémunérés. L’intérêt pour la BCE était de pouvoir proposer un taux de rémunération de ces dépôts ou de reprise inférieur au taux de refinancement principal. La monétisation dans ce modèle n’est pas créatrice de monnaie et d’inflation monétaire.

En mars 2015, cependant, les politiques monétaires non conventionnelles d’assouplissement quantitatif ou de quantitative easing (QE) sont mises en œuvre. Ces politiques ont débuté en mars 2015 et ont été poursuivies jusqu’à ce jour. Il s’agit aussi de politiques de rachat de créances privées et publiques sur le marché secondaire. Au regard des montants, aucune politique de reprise à blanc n’est imposée aux banques. L’effet des politiques d’assouplissement est donc potentiellement inflationniste. Il dépend de l’usage que les banques font de ces crédits.

Dans un contexte défavorable (haut taux de créances douteuses, fort risque de crise de la dette souveraine et absence de reprise économique forte) des quantités de monnaie élevées et des taux d’intérêt bas ne sont pas suffisants pour empêcher la contraction des prêts accordés par les banques. Ces politiques de bas taux et de fortes croissances de la masse monétaire indiquent aux acteurs que la situation économique est mauvaise. Elles limitent la prise de risque. Elles expliquent pourquoi la création de liquidités ne se traduit pas par de l’hyperinflation mais plutôt par une baisse de la vitesse de circulation de la monnaie (Figure 1). Les banques se contentent d’acheter des titres financiers, et comme ces titres ne sont pas intégrés dans l’IPC, la hausse de leurs prix n’a ainsi aucun effet sur le taux d’inflation. Ce d’autant que ces titres sont pour partie hors zone euro et n’ont pas d’effets sur l’IPC de la zone euro. Les banques peuvent aussi décider d’utiliser les liquidités obtenues à la suite du rachat des titres publics par la BCE pour se désendetter ou pour les placer sur leurs comptes de réserves à la banque centrale. Une fois encore, aucune augmentation du niveau général des prix ne sera enregistrée, et aucun impact productif ne pourra être observé.

La dernière conséquence de la politique d’assouplissement quantitatif (QE) est d’avoir réduit la quantité de titres sûrs sur le marché (Lepage 2019[12]). La monétisation de la dette n’a pas d’effets inflationnistes parce que les banques fabriquent de la liquidité comptabilisée en dollars digitaux créés « à partir de rien » et sans ancrage territorial. Ces banques créent de la monnaie monde (global money) qu’elles utilisent généralement pour sécuriser leurs transactions sur titres publics et en particulier des titres de la dette publique américaine. Le rachat des titres publics par les banques centrales a fragilisé cette économie de la monnaie monde, car elle a augmenté le prix de leur contrepartie. C’est ainsi que les banques centrales ont nourri la récession mondiale et la stagnation séculaire.

L’équation de Fisher n’est donc pas inutile pour décrire l’évolution de l’inflation, mais c’est plus du côté de la faiblesse de la vitesse de circulation de la monnaie qu’il faut se tourner que du côté de la quantité de monnaie proprement dite qui peut rester sur les marchés financiers et n’alimenter ainsi aucune demande sur les marchés des biens et services.

Les limites de l’équation de Fisher

L’équation de Fisher n’est pas seulement difficile à observer pour toutes les raisons évoquées plus hauts. Elle n’est aussi qu’une approximation grossière des explications adéquates et qui, de surcroît, deviennent totalement inutiles dès lors que plusieurs monnaies sont simultanément en usage dans une même région (Hayek 1931[13], p.3; [1976], 2015[14] p.140). Les limites de l’équation de Fisher – équation qui fonde les politiques monétaires keynésiennes – sont les suivantes :

  1. Sa première limite est de supposer qu’il n’existe qu’une seule monnaie sur un territoire donné et qu’il est possible d’en mesurer la quantité.
  2. Sa seconde limite est d’ignorer l’existence des privilèges exorbitants des monnaies internationales et du dollar en particulier.
  3. Sa troisième limite est de croire que les changements monétaires n’affectent que le niveau général des prix. Une offre trop importante de monnaie n’augmente pas simultanément tous les prix d’un même pourcentage (Hayek [1971], 2015, p.137).

Mesurer la masse monétaire reste un exercice très difficile. Une politique monétaire de régulation de la quantité de monnaie paraît pour cette raison irréalisable. Les banquiers centraux ne disposent pas de l’information nécessaire à la réalisation de leurs objectifs. Ils sont incapables d’ajuster l’offre de monnaie à la demande de manière instantanée. En pratique personne ne connaît la quantité de monnaie optimale pas plus que la meilleure façon de la mettre sur le marché (Hayek [1976], 2015, p.142 ; Friedman 1959, p.98[15]). Cette impuissance s’explique en grande partie par l’impossibilité de savoir comment les banques vont utiliser les nouvelles possibilités de crédit offertes par la monétisation des dettes et des titres publics en particulier. La mesure de la masse monétaire est d’autant plus difficile que certaines banques centrales disposent d’une monnaie internationale qui leurs donnent des privilèges.

L’effet inflationniste de la création monétaire peut être considérablement limité par l’acquisition de ce qu’il est convenu d’appeler les privilèges exorbitants du dollar (Sy 2012[16], Eichengreen 2012 [17]). Les États-Unis ont acquis ces privilèges après l’affaiblissement de la France et de l’Europe du fait de deux guerres mondiales. Le dollar, en devenant la principale devise du système monétaire international, permet aux États-Unis de vivre au-dessus de leurs moyens, autrement dit, de consommer plus qu’ils ne produisent et de s’endetter à des taux anormalement bas et dans leur propre monnaie. Sans ces privilèges les agents ne prêteraient plus ou ils le feraient avec des taux plus élevés pour couvrir les risques de non-remboursement. C’est parce que la demande de dollar dépasse les frontières nationales que les États-Unis peuvent financer leur dette publique sans risque d’hyperinflation. Les États-Unis empruntent dans leur monnaie, ce qui leur permet de réduire le montant des remboursements. La dépréciation régulière du dollar limite mécaniquement la dette américaine sans provoquer d’inflation. Les américains ont une croissance à crédit parce que le dollar est une monnaie internationale. L’euro a probablement un effet similaire. La demande mondiale d’euro compense la perte de change occasionnée par la monétisation de la dette publique. L’inflation crée donc bien un risque de change. Ce risque est cependant limité par le degré d’internationalisation de la monnaie du pays.

L’équation de Fisher soutient qu’une augmentation de la masse monétaire entraîne une augmentation du niveau général des prix. La politique keynésienne de plein emploi repose sur ce principe. Il suffit d’augmenter les prix suffisamment pour baisser les salaires réels et finalement favoriser l’emploi. Un tel raisonnement est toutefois incorrect, car il ignore tout simplement que l’inflation monétaire n’affecte pas tous les prix simultanément, mais entraîne des augmentations successives de prix, ce qui altère les relations entre les prix (Hayek [1976], 2015, p.143). La monnaie entre sur le marché en un lieu et à un moment donné. Elle altère la structure des prix relatifs sur laquelle les entrepreneurs construisent leurs anticipations et finalement leurs décisions d’embauche. Les prix augmentent sur certains marchés et pas sur d’autres. Les entrepreneurs orientent alors les ressources vers ces marchés où les prix augmentent, car ils interprètent cette hausse des prix comme une hausse de la demande. Ils identifient des opportunités de profit artificiellement créées par la politique monétaire. La conséquence est une réduction de la disponibilité du capital pour d’autres biens et services et une nouvelle modification de la structure des prix relatifs. L’inflation affecte ainsi à la fois le marché des facteurs de production (structure du capital) et le marché des biens. Tous ces ajustements sont ignorés par le calcul de l’IPC qui ne retient que le niveau général des prix. L’inflation monétaire, en provoquant une modification des prix relatifs, a un coût économique non négligeable puisqu’elle oriente la production dans des secteurs où il n’existe pas de demande supplémentaire. L’inflation augmente artificiellement la production de certains biens et incite au mauvais usage des ressources en poussant le travail et les autres facteurs de production vers des emplois qui ne peuvent demeurer profitables qu’aussi longtemps que l’inflation s’accélère (Hayek [1976], 2015, p.144).

L’autre effet pervers de ces politiques monétaires de crédit bon marché est de nuire sur longue période à l’épargne et in fine à l’investissement. L’inflation crée une illusion de richesse. Les individus se croient plus riches qu’ils ne le sont, car le prix de leur capital augmente artificiellement. Cela les conduit à moins travailler, à plus consommer et à moins investir. Le taux d’épargne tend alors à baisser. Cette baisse de l’épargne crée des tensions à la hausse sur les taux d’intérêts qui peuvent obliger les banques centrales à baisser à nouveau leurs taux directeurs.

Le dernier effet de cette politique est la destruction nette de capital. Lors de la phase de récession qui suit la phase d’expansion artificielle, les entrepreneurs cherchent à redéployer leur capital afin de limiter les pertes. Une partie du capital a été financé sur fonds propres. Une autre partie a été financée par le crédit. La récession détruit par conséquent deux types de capital : le capital issu de l’épargne des entreprises et des ménages et le capital constitué grâce à la politique de crédit à bas taux. Sans les taux négatifs les entrepreneurs n’auraient pas investi dans des secteurs où la demande était artificiellement élevée. La récession débute dans les secteurs où la croissance était artificielle, elle se diffuse dans l’ensemble des marchés. Elle détruit le capital créé artificiellement par la politique de crédit à bas prix et l’épargne.

Pour sauver une partie du capital investi, les entrepreneurs vont redéployer leur épargne. Une partie du capital cependant n’est pas redéployable parce qu’il est spécifique (Hayek 1931[18], Williamson 1985[19]). Lors de la phase de récession ce capital sera donc détruit. Seule la partie non spécifique pourra être réorientée (Facchini.2018[20], p.5).

La politique monétaire expansionniste n’est donc pas capable de réaliser le plein emploi via une plus forte croissance. Elle tend, au contraire, à éloigner l’économie de cet objectif puisqu’à chaque récession une importante quantité de capital est détruite. Cette politique sert en revanche tous les agents qui possèdent des actifs financiers et qui voient leur fortune s’accroître.

La politique de bas taux favorise en premier lieu les détenteurs d’actifs financiers puis les emprunteurs qui peuvent obtenir des crédits bon marché. Elle augmente ainsi mécaniquement les inégalités et fait croire que le capitalisme est de plus en plus inégalitaire alors qu’il s’agit d’une conséquence de la politique monétaire et des décisions des gouvernements de ne pas voter leur budget à l’équilibre et de la menace que de tels choix font peser sur l’économie mondiale via les crises de dettes souveraines. La récession fait peser un risque sur les détenteurs d’actifs financiers et sur tous les agents qui ont emprunté. Elle peut provoquer une hausse des taux d’intérêt et des faillites en chaîne. Mais les vrais perdants sont les agents qui n’ont ni actif financier ni dette, autrement dit les épargnants, ceux qui croient encore que l’on s’enrichit en économisant sou à sou. Ceux-là comme en 2008 paieront les dettes publiques via l’impôt. Ils perdront peut-être leur emploi ou tomberont dans la pauvreté. Ce sont les plus vulnérables qui sont les plus touchés, car les détenteurs d’actifs financiers et les emprunteurs auront bénéficié de la baisse des taux et de la politique d’argent facile. La politique monétaire expansionniste et l’inflation monétaire qu’elle provoque ne sont pas seulement une source d’instabilité économique, elles sont aussi une source d’inégalités et entretiennent un sentiment d’injustice.

Conclusion

Un examen détaillé de la construction de l’IPC et des conditions de validité de l’équation de Fisher nous a permis de mettre en évidence ce qui arrive presque inexorablement quand une autorité politique intervient sur un marché. Elle défait d’un côté ce qu’elle fait de l’autre.

Il y a d’un côté la mondialisation et la concurrence renforcée souhaitée par l’Union Européenne, qui soutiennent le pouvoir d’achat des agents par la baisse des prix et donc favorisent la déflation. Dans le même temps pourtant la Banque Centrale Européenne se fixe pour objectif de maintenir l’inflation à 2%. La politique monétaire est en ce sens en contradiction avec la politique de la concurrence. Alors que la politique de la concurrence et l’ouverture des frontières donnent du pouvoir d’achat par la baisse des prix, la politique monétaire contrecarre cette évolution en soutenant une pure inflation monétaire. La conséquence est un pouvoir d’achat des revenus moindre et finalement une plus faible demande et moins d’inflation.

Il y a ensuite une contradiction entre les objectifs de la politique monétaire elle-même. L’effet de la mondialisation, du libre-échange, ne serait pas aussi net si l’euro n’était pas une monnaie forte. Une baisse des prix du pétrole ou des importations n’aurait aucun impact sur le niveau général des prix si une dévaluation avait lieu. La baisse du taux de change aurait le même effet qu’une hausse du prix du pétrole. L’indépendance de la banque centrale est aussi un moyen de limiter l’inflation, car elle dissocie de jure la souveraineté monétaire de la souveraineté politique. Elle freine ainsi le taux d’inflation (Martin 2015[21]). La politique de taux d’intérêt bas est enfin à l’origine d’une baisse des coûts de refinancement des entreprises et finalement d’une baisse des coûts de production.

Ce jeu des vases communiquant peut expliquer la stagnation séculaire et l’inefficience des politiques conduites. La politique monétaire n’a pas eu les effets attendus. Le moment Keynes déclaré en 2008 a conduit à une forte augmentation de la croissance de la masse monétaire (M3, Figure 1), sans pour autant le retour d’une forte croissance. Les autorités monétaires imposent ainsi un taux d’inflation de 2% sans effet probant sur la croissance économique. Elle rogne sur le pouvoir d’achat des consommateurs sans améliorer par ailleurs leurs opportunités de gains. Le mouvement des gilets jaunes, et la hausse de la pauvreté dans un pays comme la France trouvent alors aussi leur origine dans cette politique monétaire qui est contradictoire et qui ne réussit pas à atteindre ses objectifs. Cette conclusion rappelle, à nouveau, que cette politique a pour principal objectif de faciliter le financement de la dette publique des États de l’Union et de la France en particulier. L’indépendance du banquier central est une réalité de jure, mais pas de facto.


[1]    Élaboration de l’indice de prix à la consommation IPC, Lien : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/source/serie/s1007

[2]    Murray R. Rothbard, Man, Economy and State, Online edition, second edition, the Ludwig von Mises Institute, Auburn, Alabama, 2004.

[3]    Si on retenait la définition stricte de l’inflation, il faudrait dire qu’il n’existe pas d’inflation par les coûts car « ni des salaires plus élevés, ni la cherté du pétrole ou des importations en général, ne peuvent tirer vers le haut les prix agrégés de tous les biens, sauf si les acheteurs sont davantage pourvus en monnaie pour les acheter » (Hayek [1976], 2015, p.170). L’inflation par les coûts n’est en fait que la conséquence d’une augmentation de la quantité de monnaie par la politique monétaire afin de réduire le chômage.

[4]    Haberler, G., 1974. Economic Growth & Stability. An analysis of economic change and policies, Nash Publishing, Los Angeles.

[5]    Zhang, CS., 2017. “The Great Globalization and Changing Inflation Dynamics”. International Journal of Central Banking. 2017 ; 13(4) : 191–226.

[6]    Le taux d’épargne est égal à 4,1% du PIB en 2016 contre plus de 9% en 1999. Source : OCDE L’épargne est égale à la différence entre le revenu disponible (ajusté des variations des droits nets sur les retraites professionnelles) et les dépenses de consommation finale. Elle reflète la part du revenu disponible qui est utilisée, avec les éléments du passif, pour acquérir des actifs financiers et non-financiers. Le taux d’épargne présenté ici, correspond à l’épargne nette, c’est à dire déduction faite de l’amortissement, en pourcentage du Produit Intérieur Brut (PIB). Les données sont basées sur le Système de Comptabilité Nationale de 2008 (SCN 2008) pour tous les pays de l’OCDE.

[7]    On peut utiliser cette série pour constater une forte hausse du prix du pétrole jusqu’en 2008 puis une baisse depuis. Lien : https://on.bp.com/3n6E1qK  

[8]    M3 est une mesure de la masse monétaire qui comprend le numéraire en circulation, les dépôts à terme d’une durée inférieure ou égale à deux ans, les dépôts remboursables avec un préavis inférieur ou égal à trois mois et les prises en pension, les parts /unités de fonds communs de placement et les titres de créance ayant une échéance inférieure ou égale à 2 ans. M3 est mesurée par un indice désaisonnalisé, l’année de référence étant 2015.

[9]    Lepage, H., 2018. « Le ressort brisé du système monétaire international, » in Politique Internationale, La revue n°158, Hiver, Lien : https://bit.ly/30hKTYA

[10]   Reinhart, C. and Rogoff, K. 2009. This Time is Different, Eight Centuries of Financial Folly, Princeton University Press.

[11]   Henri Lepage renvoie ici le lecteur à l’article de Steve H. Hanke et Matt Sekerke 2017, “Bank regulation as monetary policy: lessons from the great recession”, Cato Journal  37 (2), 385-405.

[12]   Lepage, H., 2019. « Système monétaire et banques centrales : la grande déglingue, » Inférence, July 11, 4 (4). Lien : https://bit.ly/33gnDw6

[13]   Hayek écrit aussi que, d’un point de vue pratique, l’une des pires choses qui puisse advenir serait que le grand public cesse définitivement d’accorder foi aux propositions élémentaires de la théorie quantitative (Hayek 1931, p.3). Hayek, F., 1931. Price and production, Routledge, London, traduction française Prix et production, Agora.

[14]   Hayek, F., 2015. Pour une vraie concurrence entre les monnaies, Paris, PUF, traduction française de Denationalisation of Money, IEA, Londres, 1976.

[15]   Friedman, M., 1959. A Program for Monetary Stability, New York: Fordham University Press.

[16]   Mouhamadou Sy, « Le dollar, d’hier à demain », La Vie des idées, 17 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. Lien : https://bit.ly/3cJs0Tv

[17]   Barry Eichengreen, Un privilège exorbitant : Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international. Traduit de l’anglais par Michel le Séac’h. Paris, Odile Jacob, 2011, 280 p.

[18]   Hayek, F., 1931, Price and production, Lien: https://bit.ly/3jiuCu1

[19]   Williamson,O. 1985. “Reflections on the New Institutional Economics”, Journal of International and Theoretical Economics, 141 (march), 187–95.

[20]   Facchini, F. 2018. « Non-Neutral Money: A Market Process Perspective ». Journal des Économistes et des Études Humaines, 24(1). doi:10.1515/jeeh-2017-0003.

[21]   Martin, F.M., 2015. “Debt, Inflation and Central Bank Independence.” European Economic Review, 79 (C), 129-150.

François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Economiques. Il est en poste à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Economie de la Sorbonne (CES).

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