par Pascal Salin

L’intégration européenne est un sujet d’actualité continuel. Ainsi, on entend souvent dire qu’il conviendrait que tel ou tel pays – y compris la France – quitte l’union européenne, comme l’ont décidé les britanniques. Ou bien, on prétend que telle ou telle difficulté économique ne peut être surmontée que grâce à la solidarité européenne ou à des réformes décidées par l’union européenne. Mais toutes ces proclamations ne peuvent être correctement évaluées que dans la mesure où l’on possède des instruments d’analyse cohérents et justifiés de ce qu’est un processus d’intégration entre pays. C’est à la recherche de ces instruments qu’est consacré le présent texte.

Pascal Salin est économiste, Professeur honoraire à l’Université Paris-Dauphine. Ancien Président de la Société du Mont Pèlerin, il préside aujourd’hui l’ALEPS (Association pour la liberté économique et le progrès social).

I – La tradition européenne

Ce que l’on appelle la civilisation occidentale – qui est en fait la civilisation européenne – est un modèle unique et remarquable dans l’Histoire de l’humanité et c’est cet esprit qu’il faudrait retrouver dans l’Europe d’aujourd’hui.

C’est en Europe que l’on a vu émerger les grands principes qui ont permis son épanouissement et son succès économique :

  • le respect de l’individu, alors que, dans la plupart des civilisations, l’être humain existait essentiellement en tant que membre d’une collectivité;
  • le respect des droits de l’homme, c’est-à-dire des droits de l’individu sur son corps et sur son esprit, ainsi que sur les fruits de son activité intellectuelle et corporelle, donc les droits de propriété légitimes, ceux qui ont été acquis par des actes de création libres et non par la contrainte. Malheureusement, à notre époque, on oublie trop souvent ces droits fondamentaux et on les remplace par des faux droits – qui sont en réalité à l’opposé des vrais droits de l’homme – tels que le droit au logement, à l’éducation, etc.

Il est souhaitable que ces grands principes soient les mêmes pour tous les Européens, qu’ils soient le fondement de l’intégration européenne et qu’ils soient respectés (ce qui implique de mettre en place des institutions conçues à cet effet). Ces principes, qui ont été en partie hérités du christianisme, ont évidemment un fondement éthique. Mais ce sont eux qui ont permis le décollage économique et la prospérité des pays d’Europe (comme des autres pays où ils ont été adoptés). Ils favorisent donc la prospérité économique, mais aussi la paix sociale car ils conduisent à des sociétés non-conflictuelles, chacun ayant le devoir de respecter les droits d’autrui.

C’est l’attachement à ces principes qui permet de parler d’une civilisation occidentale et il est important d’en rechercher les implications pour l’Europe d’aujourd’hui, en particulier du point de vue du respect de la liberté individuelle.

Mais la référence à l’Histoire est également intéressante à un autre point de vue, celui de l’organisation politique et sociale. L’Europe du passé a été pendant longtemps très diversifiée. Elle était composée de grands royaumes, d’une multitude de principautés plus ou moins grandes, mais aussi d’un assez grand nombre de villes libres. On peut citer de ce point de vue les villes libres de la Ligue hanséatique dans laquelle chaque ville était gérée indépendamment des autres, mais où les villes passaient éventuellement des accords entre elles et avaient mis en place une défense commune. L’Italie nous offre aussi un bon exemple de cette diversification. La diversité des royaumes et des principautés n’y a pas empêché une certaine unité culturelle. Ce que nous montre l’Histoire européenne c’est que la diversité des situations concrètes et des institutions n’empêche pas les individus d’avoir le sentiment d’appartenir à une même communauté, qu’il s’agisse d’une communauté nationale ou, plus généralement, de l’Europe. De ce point de vue on devrait admettre qu’une nation se définit d’abord comme un ensemble d’individus ayant un sentiment d’appartenance à une même entité humaine et non comme une organisation institutionnelle et politique.

 

II- Les deux visions de l’intégration européenne

Il existe deux visions radicalement opposées l’une de l’autre du processus d’intégration européenne que l’on peut caractériser de manière suivante :

  • La vision dominante est la vision centralisatrice et étatique. Elle consiste à transformer l’Europe en un Etat-nation, à l’image des Etats-nations existants. Ceci implique de centraliser les décisions politiques en créant un super-Etat, de mettre en œuvre des politiques communes et de s’efforcer « d’harmoniser » à la fois les politiques des pays-membres et l’environnement des individus. En d’autres termes on considère que l’intégration politique et économique de l’Europe est incompatible avec une trop grande diversité. On peut le noter au passage le terme d’harmonisation – si souvent invoqué et considéré comme inhérent à l’intégration – n’a sans doute pas été choisi au hasard. Il évoque en effet l’harmonie et il laisse supposer que la centralisation des décisions permet de construire une Europe harmonieuse. L’opinion publique serait peut-être plus réticente à l’égard de cette approche de l’intégration européenne si, au lieu de parler d’harmonisation, on parlait de standardisation ou d’uniformisation.

 

  • La deuxième approche peut être appelée « élaboration de l’Europe des libertés ». Elle consiste à considérer que l’Europe doit être un espace de liberté dans lequel tous les Européens sont libres d’agir et d’échanger entre eux comme ils le désirent. Elle consiste aussi à considérer que le but fondamental de l’intégration européenne doit être cette défense des droits individuels que nous avons précédemment évoquée. Cette approche – qui a évidemment ma faveur par rapport à l’approche centralisatrice et étatique – n’est pas contraire à l’intégration. En effet, on peut dire qu’un système est bien intégré si toutes ses parties fonctionnent de manière cohérente entre Tel est le cas d’une société de liberté, ce que Friedrich Hayek a appelé l’ordre spontané. Cette approche implique évidemment la suppression de tous les obstacles à la liberté d’agir et d’échanger des individus. En termes économiques ceci signifie que l’Europe est un espace dans lequel la concurrence prévaut pour toutes les activités. Or la concurrence est un aspect de la liberté, puisqu’elle signifie que tout individu, toute entreprise, toute organisation peut librement entrer sur un marché. Soulignons encore que la concurrence incite les individus à se diversifier parce que chacun essaie de faire mieux que les autres au lieu d’être contraint par une politique centralisatrice à « harmoniser » ses activités. Cette diversification correspond bien au caractère diversifié des êtres humains, mais elle a par ailleurs un rôle fondamental puisqu’elle incite à innover. C’est d’ailleurs pour cela que Friedrich Hayek a écrit que la concurrence est un processus de découverte. L’approche concurrentielle de l’intégration européenne permet donc de respecter la diversité humaine et la liberté individuelle. Elle permet sur le plan économique de favoriser le dévelop-pement des activités et donc le bien-être de tous. Mais il est bien clair qu’elle constitue exactement l’opposé de la vision « harmonisatrice ».

 

On peut tirer deux leçons de cette importante distinction entre les deux approches possibles de l’intégration :

  • Tout d’abord, on doit souligner que la concurrence, en tant que processus d’expérimentation et d’innovation, est souhaitable dans tous les domaines. Elle l’est, de manière évidente, pour la production de biens et services. Mais elle l’est également en ce qui concerne, par exemple, la fiscalité, les règlementations, les lois, les règles et normes, ou les monnaies. Le monopole – c’est-à-dire l’absence de concur-rence – est toujours mauvais car il supprime la liberté de choix et les incitations à améliorer ses activités. Un monopole public européen n’est pas meilleur parce qu’il est européen. Mieux vaut permettre à chaque pays – ou même à chaque région (comme cela est le cas en Suisse) – de décider ses propres lois, sa fiscalité, ses règlementations, indépendam-ment des autres. On a alors la possibilité de comparer les expériences et d’évaluer les meilleurs choix institutionnels. Mais pour que la concurrence institutionnelle joue pleinement son rôle en Europe il faudrait même permettre aux citoyens européens de choisir leur environnement institutionnel.

 

  • En deuxième lieu on peut rappeler et évaluer une idée courante, celle qui consiste à dire que l’intégration européenne est préférable à la mondialisation parce qu’elle permet de créer un espace où les marchés sont « organisés ». En fait on entend par là que les marchés sont règlementés, c’est-à-dire que l’intégration économique est soumise à l’intégration politique. Or, là où la politique avance, l’écono-mie recule et c’est pourquoi l’intégration politique est dangereuse. Des petits pays comme la Suisse ou Singapour qui sont parmi les plus prospères dans le monde, n’ont pas besoin d’une quelconque intégration politique. Ils sont tout simplement ouverts sur le monde et soumis à la concurrence mondiale qui les stimule.

 

Le mythe de la grande dimension

Si l’intégration européenne est le plus souvent assimilée à une situation dans laquelle tous les individus doivent se trouver dans le même environnement, c’est en partie parce qu’il existe un mythe de la grande dimension. Et l’on a d’ailleurs souvent dit que l’intégration européenne était nécessaire pour « faire face » à ces grands pays que sont les Etats-Unis ou la Russie. Or la grande dimension n’est généralement pas souhaitable. Ainsi, au niveau d’une entreprise elle peut rendre plus difficiles les rapports entre les personnes et réduire l’efficacité productive par rapport à ce qui existe lorsque beaucoup de petites ou moyennes entreprises se concurrencent et sont capables d’être très flexibles et innovantes. Il en va de même pour les pays. La réussite historique des Etats-Unis n’est pas due à sa grande dimension, mais au caractère libéral de sa Constitution. Celle-ci a reposé dès le début en particulier sur deux piliers : l’indépendance des Etats-membres des Etats-Unis les uns par rapport aux autres (c’est-à-dire l’absence de centralisme et d’harmonisation), et la défense de la liberté individuelle par rapport au pouvoir politique. En dépit de cette excellente Constitution, le centralisme s’est accru aux Etats-Unis et les libertés individuelles ont été de moins en moins bien respectées. Compte tenu de ce risque de dérive institutionnelle,  il serait d’autant plus nécessaire de ne pas bâtir l’union européenne sur la centralisation, mais d’essayer au contraire de mettre en place les instruments de la décentralisation et de la défense des libertés individuelles.

 

La contestable harmonisation

des conditions de la concurrence

On prétend souvent que la concurrence n’est pas juste si les producteurs ne sont pas dans les mêmes conditions de concurrence, par exemple s’ils sont soumis à des fiscalités différentes ou à des lois et règlements différents (par exemple un Droit du travail différent dans chaque pays) et c’est bien pourquoi on cherche à « harmoniser ». Mais prenons une comparaison : il existe en Europe des pays – par exemple en Italie, en Espagne, dans le Sud de la France – où les producteurs de tomates bénéficient des rayons gratuits du soleil et il existe d’autres pays où les producteurs – par exemple aux Pays-Bas – doivent faire pousser leurs tomates dans des serres chauffées au gaz naturel, ce qui est plus cher. Si l’on voulait « harmoniser » pour que tous soient dans les mêmes conditions de production on devrait imposer aux producteurs de tomates du Sud de l’Europe de mettre des bâches sur leurs plants de tomates afin qu’ils aient les mêmes « conditions d’ensoleillement » que les producteurs du Nord de l’Europe. Ceci serait évidemment absurde et il est précisément caractéristique de constater que, grâce à la concurrence, des producteurs placés dans des environnements différents peuvent coexister, et c’est précisément le rôle de la concurrence que d’inciter les producteurs à produire au mieux alors qu’ils sont dans des environnements différents, qu’il s’agisse de l’ensoleillement ou du niveau de formation de leurs salariés, des réseaux de transport qu’ils utilisent, etc. C’est pourquoi l’harmonisation des fiscalités ou des règlementations est aussi absurde que le serait l’harmonisation des conditions d’ensoleillement. Comme l’a bien souligné Friedrich Hayek, le marché est un processus de coordination et en ce sens l’existence de marchés libres et de la concurrence constituent des instruments d’intégration.

 

La concurrence des politiques

Nous l’avons déjà souligné, la concurrence entre les politiques est préférable à l’harmonisation. Comme dans le domaine des activités économiques proprement dites, la concurrence constitue un processus de découverte. Elle permet par ailleurs la liberté de choix pour les citoyens. Ces derniers peuvent exercer cette liberté de choix en changeant de lieu de résidence ou en déplaçant certaines de leurs activités d’un pays à un autre de manière à bénéficier du meilleur environnement institutionnel. Mais on peut imaginer que la concurrence institutionnelle aille plus loin, ce qui serait le cas si on laissait aux citoyens européens la liberté de choisir la législation qui leur est applicable : ainsi, on pourrait imaginer qu’on puisse choisir de créer une entreprise conformément au Droit de n’importe quel pays, quel que soit le pays d’Europe où est localisée cette entreprise : il y aurait concurrence entre les différents Droits des affaires. Cette solution serait préférable à celle qui consisterait – comme on l’a souvent suggéré – à mettre en place un statut européen de l’entreprise. Une telle hypothèse de « tourisme juridique » mériterait d’être explorée et développée. S’il en était ainsi, les Européens sélectionneraient probablement au cours du temps les législations les mieux conçues.

Bien au contraire, dans l’approche de l’harmonisation, on suppose implicitement et à tort que les autorités européennes sont par miracle capables d’imaginer les meilleures politiques, les meilleures législations. Or, si une règlementation, une fiscalité, ou une loi sont stupides elles ne sont pas moins stupides si elles sont harmonisées au niveau de l’Europe ! Un impôt spoliateur n’est pas moins spoliateur s’il est harmonisé au niveau européen. Et si un Droit social est mauvais, il convient de le supprimer et non de l’harmoniser. Or, récemment, les institutions européennes ont annoncé leur intention de mettre en place un  « socle social », concernant par exemple le salaire minimum et la durée du travail. Les autorités politiques françaises se réjouiraient sans doute si on obligeait les autres pays à mettre en place un Droit social aussi destructeur que le Droit français, mais cela serait regrettable pour les autres pays ! Et il vaudrait mieux espérer que les autorités françaises soient un jour acculées à améliorer ce Droit social du fait de la concurrence des autres systèmes légaux.

Le processus d’intégration européenne avait pris une orientation correcte lorsqu’il a été décidé d’instaurer le « marché commun » qui impliquait la suppression des obstacles aux échanges, donc le développement de la concurrence entre producteurs européens et la liberté de choix pour les consom-mateurs. Mais progressivement on a mis davantage l’accent sur les politiques communes, la centralisation des décisions et l’harmonisation. Or, la seule nécessité consistait à étendre le « marché commun » à toutes les activités humaines. Certes l’Union Européenne a parfois poursuivi une politique de dérèglementation consistant à supprimer les monopoles publics et donc à accroître la concurrence, ce qui est tout-à-fait souhaitable. Mais le processus d’intégration actuel n’en reste pas moins ambigu car il ne repose par sur des principes clairs (la liberté d’agir et le respect des droits de propriété). Par suite de hasards historiques les institutions européennes prennent donc parfois de bonnes décisions, mais il n’y a aucune garantie durable de ce point de vue. Il serait préférable que l’Europe repose sur un cadre juridique libéral sans que des institutions centrales puissent prendre des décisions discrétionnaires et qui s’imposent à tous.

En résumé il faudrait souhaiter que – pour  être fidèle à sa tradition historique et à l’éthique universelle – l’Europe de demain devienne l’Europe de la liberté et de la diversité et non l’Europe du centralisme étatique et de l’harmonisation.

 

III – L’euro

Quelques remarques concernant l’euro permettront de préciser certaines des idées qui viennent d’être présentées. Certes, il faut reconnaître que la monnaie a tout de même une caractéristique particulière dans la mesure où une extrême diversification des monnaies n’est pas souhaitable, contrairement à ce qui se passe pour la plupart des biens. Mais il n’en reste pas moins que le problème de la diversification optimale se pose à propos de l’intégration monétaire européenne.

Ceux qui se proclament « européens » et qui sont en réalité des défenseurs de l’approche centralisatrice et interventionniste de l’intégration européenne se sont généralement montrés favorables à la création de l’euro. En effet, ils estimaient que l’intégration monétaire – sous la forme d’une monnaie européenne unique – favoriserait l’intégration politique et même peut-être la création d’un gouvernement européen. Il est vrai qu’on considère généralement que la politique monétaire constitue un instrument important de la politique économique et qu’elle permet aux autorités monétaires d’agir sur l’activité économique. Par conséquent, pensait-on, si l’on retire aux autorités nationales cet instrument de politique économique, les gouvernements nationaux seront bien obligés de coordonner leurs autres politiques économiques (par exemple la politique budgétaire) de manière à ce qu’elles soient cohérentes avec la politique monétaire européenne. Par ailleurs, on promettait de manière arbitraire une croissance plus forte et une stabilité plus grande grâce à la monnaie unique, ce qui s’est évidemment révélé être faux.

En réalité c’est une grave illusion que de penser que l’on puisse mener une politique macro-économique satisfaisante en manipulant la politique monétaire. Celle-ci ne devrait avoir qu’un objectif : produire une bonne monnaie, c’est-à-dire une monnaie non-inflationniste, qui conserve bien son pouvoir d’achat.

Je n’étais, pour ma part, pas particulièrement favorable à la création de l’euro (sans y être radicalement opposé) précisément parce que je pensais que c’était une illusion de croire que l’on pouvait résoudre les problèmes économiques par le recours à la politique monétaire et parce que je craignais précisément que la monnaie unique soit considérée comme une voie vers l’intégration politique. Dans ce domaine, comme dans les autres, la meilleure solution aurait consisté à faire appel à la concurrence. Comme l’avait d’ailleurs fort bien souligné une fois encore Friedrich Hayek, on aurait pu réaliser une véritable intégration monétaire de l’Europe tout simplement en supprimant le cours forcé c’est-à-dire en permettant aux résidents de tous les Etats européens d’utiliser toutes les monnaies émises dans les différents pays européens et de choisir celles qu’ils préféraient (probablement les plus stables). On aurait ainsi vu par l’expérimentation quel était le degré optimal de diversification des monnaies en Europe sans décider a priori et de manière discrétionnaire que l’instauration d’une monnaie unique constituait la meilleure solution. Dans l’hypothèse de concurrence entre les monnaies, certaines monnaies auraient probablement disparu, un petit nombre d’entre elles aurait continué à circuler. L’intégration monétaire aurait alors été une intégration progressive et spontanée en fonction des besoins individuels. On aurait pu envisager dans ce contexte de créer une monnaie européenne, mais qui, au lieu d’être une monnaie unique, aurait été une monnaie commune en concurrence avec les autres. Mais bien entendu, la concurrence monétaire serait encore renforcée si on ne maintenait pas le monopole étatique sur la production de monnaie et si on permettait donc à quiconque de proposer une nouvelle monnaie (comme cela est le cas actuellement avec les « crypto-monnaies », dont la plus connue est le Bitcoin).

Certes, de même qu’il était illusoire dans le passé de prétendre que l’instauration de la monnaie unique  serait un facteur de prospérité et de stabilité, il est faux de prétendre maintenant, comme on le fait trop souvent, que les problèmes économiques des pays européens proviennent de l’euro et qu’ils seraient surmontés en quittant la zone euro. Ainsi, c’est à tort que l’on a parlé à propos des problèmes économiques de la Grèce d’une « crise de l’euro ». Il s’agissait purement et simplement d’une crise économique due à une mauvaise politique budgétaire des autorités grecques et ce n’est pas parce que la Grèce faisait partie de la zone euro que ses problèmes devenaient des problèmes de l’euro. Or, on a proclamé à cette occasion qu’il était nécessaire d’organiser la solidarité entre les pays de la zone euro, par exemple en accordant à la Grèce des crédits à taux préférentiels ou en incitant la banque centrale européenne à créer de la monnaie en contrepartie de l’achat de titres de dette grecs. En réalité la crise grecque a été précisément un prétexte saisi par les « européens » pour essayer de consolider l’intégration politique de l’Europe. Et l’on a alors vu se multiplier les demandes consistant par exemple à coordonner les politiques budgétaires et à créer un ministère de l’économie européen.

Comme je l’ai indiqué c’est parce qu’il est illusoire de penser que l’on peut résoudre les problèmes économiques par des manipulations monétaires (par exemple expansion de la création monétaire ou dévaluation) que j’étais réticent à la création de l’euro; mais maintenant qu’il existe il est préférable de le garder car on ne résoudra rien en détruisant la zone euro. Mais, par contre, il reste vrai qu’il serait souhaitable de permettre une plus grande concurrence monétaire, par exemple avec les monnaies de pays qui ne font pas partie de la zone euro ou même de l’union européenne, ou, encore mieux, avec des monnaies privées.

IV – Quel futur pour l’Europe ?

Il est fréquent d’entendre dire que les problèmes de tel ou tel pays ne peuvent être résolus qu’en faisant appel à la solidarité européenne ou en incitant les autorités européennes à adopter des politiques communes. C’est ainsi qu’on prétend qu’il serait souhaitable de mettre en place en Europe ce que l’on appelle  – à tort – une politique de relance, c’est-à-dire une augmentation des dépenses publiques faites au niveau européen et certaines initiatives vont dans cette direction, par exemple le « plan Juncker» qui est censé dépenser 315 milliards pour l’investissement à partir de ressources du budget européen ou de ressources empruntées. Cette politique de relance est une illusion, comme l’est la politique monétaire expansionniste. Ce sont, de manière générale, des réformes structurelles qui peuvent permettre de résoudre les problèmes de beaucoup de pays européens, par exemple une forte diminution de la fiscalité ou une importante dérèglementation favorisant les initiatives humaines.

Que serait alors l’Europe que l’on devrait souhaiter ? Bien évidemment une Europe diversifiée, sans réglementation européenne obligatoire, sans politiques communes, sans harmonisation fiscale ni fiscalité européenne. Mais il serait particulièrement souhaitable d’accepter l’existence d’une Europe à plusieurs vitesses. Ainsi certains pays pourraient décider librement d’adopter des politiques communes, mais sans que les institutions européennes puissent imposer des politiques et des règlementations communes. Ces institutions pourraient sim-plement suggérer des politiques que les pays-membres seraient libres d’adopter ou non.

Idéalement il serait souhaitable d’avoir une Europe composée d’une multitude de petits Etats car c’est ainsi que l’on peut rapprocher le pouvoir des citoyens. Ainsi, l’Europe réunirait des régions (ou même des villes libres…) et on respecterait la concurrence entre elles. Actuellement il existe ce qu’on appelle les « acquis communautaires » qui sont imposés aux nouveaux membres de l’union européenne, qui sont obligatoires pour tous et qui font obstacle à l’indépendance éventuelle de certaines régions.

L’Europe que nous voulons serait par ailleurs une Europe de défense de la liberté individuelle. Actuellement on parle d’un déficit démocratique en Europe. Mais la démocratie peut être totalitaire lorsqu’elle détruit la liberté individuelle. Il faut défendre les libertés individuelles et, en particulier, les droits de propriété légitimes. Dans ce cadre on peut imaginer que certains pays – dans une Europe à plusieurs vitesses – s’unissent pour mettre en place les instruments de défense de la liberté individuelle. Ainsi la Constitution aurait pour objectif non pas d’organiser les pouvoirs, mais de définir les processus de défense de la liberté individuelle.

On pourrait imaginer par exemple la mise en place de processus juridiques pour que les citoyens puissent porter plainte contre les atteintes à leur liberté et à leur propriété, y compris, par exemple, celles qui résultent d’une fiscalité excessivement spoliatrice et qui porte donc atteinte aux droits de propriété légitimes.

En revenant aux principes, à la défense de la liberté individuelle et de la propriété, à la renaissance de la responsabilité individuelle, au respect des droits d’autrui, on obtiendrait une société pacifique et cohérente et la seule véritable intégration. Cela serait à l’opposé d’une situation où la société est dominée par un pouvoir fort et centralisateur et où l’Etat est, selon la formule de Frédéric Bastiat, « cette grande fiction par laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens des autres ». C’est de cette grande fiction que les Européens doivent se protéger.