À l’heure où beaucoup de gouvernements européens empilent déficits et réglementations, la Suisse semble suivre une voie différente et caracole en tête dans les classements : première à l’indice de développement humain, à l’indice de mondialisation, à l’indice mondial de l’innovation ; elle décroche la deuxième place de la compétitivité IMD, la troisième pour la liberté économique et la quatrième pour la compétitivité fiscale. Côté niveau de vie, elle se situe huitième au monde en PIB par habitant (PPA). Les faits sont clairs : en dépit de sa modeste taille et malgré son absence de ressources naturelles, la Suisse est un acteur économique qui compte.

Pour l’observateur neutre, se pose alors la question des raisons de ce succès qui paraît énigmatique. Comment ce petit pays parvient, malgré son territoire montagneux peu propice à la prospérité, sans accès direct à la mer, à tirer son épingle du jeu ? L’écrivain Robert Nef donne une piste : « nous allons moins vite que les autres dans la mauvaise direction ». S’il est probable que cette explication soit correcte, elle n’explique pas la source du succès de la Suisse qui s’explique plus largement par ses institutions et son histoire, mêlant décentralisation, méfiance envers le pouvoir et l’État, ainsi qu’une confiance placée dans les individus et leur responsabilité personnelle. L’exemple de la Suisse montre que les ressources naturelles ou la taille du territoire importent moins que les règles du jeu. Les cantons se concurrencent, innovent fiscalement, expérimentent des régulations différentes, et l’on observe un effet laboratoire dont s’enrichit l’ensemble du pays.
Quelques rappels sur l’histoire suisse
Mais prenons un peu de recul. La Suisse n’a pas toujours été parmi les meilleurs au classement du PIB par habitant. Elle a même longtemps été un pays pauvre. Durant le XVIIIème siècle s’opère une lente mutation. Autrefois pauvres, les mercenaires suisses émigraient pour gagner leur vie. En 1820, la Suisse comptait environ deux millions de citoyens. Son PIB par habitant est alors estimé à 1090 dollars. De nombreux pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark ou l’Autriche s’en sortaient mieux que la Suisse à cette époque. Au début du XIXème siècle la Suisse se classe au 10ème rang. Avant de s’améliorer rapidement et continuellement tout au long du siècle, se classant 8ème en 1850, 5ème en 1870 et 3ème en 1900[1]. Gentiment mais sûrement, la Suisse devient un pays pré-industriel, qui remplace ses mercenaires par des commerçants et des fabricant[2]. Malgré cette transformation en cours, la Suisse du début du XIXème siècle reste une nation d’émigration. Cette courbe d’attractivité va s’inverser à la fin du siècle[3]. En attendant, les individus cherchent encore leur bonheur ailleurs. Certains sont même encouragés à s’en aller, par des gouvernements cantonaux désireux de se débarrasser de leurs pauvres.
Tobias Straumann, professeur d’histoire économique à l’Université de Zürich, identifie[4] les premiers signes d’une industrie suisse aux XVIème et XVIIème siècles. Il s’agit en quelque sorte d’un cadeau venu de l’étranger. De France plus précisément. L’arrivée des huguenots[5], protestants chassés de France, est une chance pour la Suisse car ils apportent un savoir-faire utile au pays. Parmi les familles qui prennent le chemin de la Suisse, se trouve notamment les Le Coultre. Après leur arrivée, ils achètent un grand terrain forestier dans les alentours du lac de Joux. Ils vivent modestement du revenu de leur activité paysanne et forestière. Pour diversifier leurs gains, ils produisent par ailleurs des haches, des pioches ou des marteaux, qui sortent de la forge familiale. Au fil du temps, des instruments plus techniques viennent s’ajouter à la liste (couteaux, rasoirs, lames). Avant un jour, à la fin du XVIIIème siècle, de passer à la fabrication de montres. Ensuite, sous l’impulsion du jeune Antoine Le Coultre, petit génie créatif, se développe l’entreprise de montres que nous connaissons de nos jours sous le nom de Jaeger-LeCoultre. C’est l’ensemble de ces destins qui permettent l’essor de l’horlogerie, qui fait encore aujourd’hui la fierté de la Suisse romande et, moins connue de ce côté-ci de la Sarine, la réussite du secteur du textile. Ce qui fait dire à Markus Somm, historien, qu’au début du XVIIème siècle certaines parties du pays étaient déjà en avance sur une bonne partie de l’Europe en termes de développement économique, plaçant la petite Suisse parmi les nations pionnières du capitalisme et de la globalisation à venir[6]. L’importance du textile dans l’histoire du « miracle suisse » ne doit donc pas être sous-estimée, car selon Tobias Straumann les industries mécaniques, chimiques et pharmaceutiques du XIXème siècle sont le fruit d’une maîtrise technique acquise grâce à l’industrie textile.
Savoir s’adapter à l’innovation
Alors qu’elle s’était transformée en haut lieu de la production de textiles, la Suisse voit cette branche d’activité fortement remise en question, presque du jour au lendemain dans les années 1780. Comment l’expliquer ? Par la révolution industrielle et les innovations décisives qui voient alors le jour outre-Manche. Métier à tisser mécanique, machine à filer et machine à vapeur, ces innovations permettent à l’Angleterre de produire en masse des textiles de qualité, à un prix défiant toute concurrence[7]. De fait, quand on évoque la destruction créatrice en Suisse, on sait très concrètement de quoi il s’agit. Nous l’avons subie de plein fouet, avant de nous en remettre et d’en sortir renforcés. L’ironie de l’histoire veut que, quelques décennies plus tard, en 1835, l’Angleterre se rendit compte que presque partout où elle allait pour vendre ses marchandises, elle se retrouvait en concurrence avec des machines suisses compétitives en termes de prix et de qualité. Déjà à cette époque, le « miracle Suisse » paraissait invraisemblable. Une énigme. Comment ce petit pays parvint-il à pareil résultat ? Intrigués, les Britanniques envoyèrent un espion, John Bowring, membre du parlement, en Suisse, pour qu’il découvre le secret. Il avait pour mission de revenir avec des pistes dont l’Angleterre pourrait s’inspirer. Il s’attendait à découvrir des aides d’État ingénieuses ou des tarifs douaniers protectionnistes. En arrivant, il fut stupéfait. L’industrie suisse des machines se portait bien car… le gouvernement ne faisait rien ou presque, et la laissait tranquille[8] !
La recette du succès suisse serait en réalité de ne pas en avoir. Thèse que semble soutenir Tobias Straumann qui affirme que l’histoire de la richesse industrielle suisse est le « résultat d’une longue évolution et n’a jamais fait partie d’une grande stratégie ». Cette anecdote rappelle la désillusion légendaire subie par Jean-Baptiste Colbert, homme d’État français du XVIIème siècle, promoteur d’une politique économique interventionniste. Recevant une délégation de chefs d’entreprises, il leur demanda, sûr de lui, quelle aide il pouvait leur apporter. Évidemment, il pensait à des privilèges accordés par l’État. Mais leur réponse pleine d’assurance fut tout autre et laissa Colbert perplexe : « Laissez-nous faire ». En résumé, pas besoin que l’État se mêle de ce que nous savons faire nous-mêmes[9]. Un an après le passage de cet « espion » britannique, la Suisse devint officiellement exportatrice nette de machines, poursuivant sa transformation d’un pays qui dépend de l’étranger en une nation technologique avancée[10]. Sans politique industrielle guidée par l’État. James Breiding, qui écrit régulièrement sur la Suisse dans The Economist, a de la compréhension pour le scepticisme des Helvètes envers l’interventionnisme étatique car « quelle autorité, quel organisme chargé de la planification aurait pu deviner que l’industrie horlogère suisse allait être sauvée par une montre en plastique baptisée Swatch ? Ou que du café compressé dans des capsules en aluminium baptisé Nespresso allait connaître un succès planétaire ? »[11]. Poser la question c’est déjà y répondre !
Aujourd’hui, l’économie suisse est largement diversifiée. Loin des clichés qui voudraient que la Suisse soit un simple paradis fiscal, l’industrie y génère près de 20% du PIB. Par ailleurs, sa bonne gestion des finances publiques lui permet d’être moins endettée que les autres pays. Ce résultat s’explique par un mécanisme introduit au début du 21ème siècle : c’est le frein à l’endettement, qui empêche la Confédération de dépenser durablement plus que ce qu’elle ponctionne. En conséquence, la fiscalité du pays reste, en comparaison internationale, moins confiscatoire. Toutefois, malgré ces éléments positifs, la Suisse fait face, comme le reste du monde, à une montée de la bureaucratie et de l’interventionnisme étatique. Ainsi, plusieurs évolutions font craindre que le contre-modèle Suisse soit en danger, et finisse par rejoindre les autres démocraties occidentales dans leur marasme. Avec des finances publiques exsangues et des libertés limitées par l’action de l’État.
[1] Beatrice Weder et Rolf Weder (2009), Switzerland’s rise to a wealthy nation: Competition and contestability as key success factors, p. 5.
[2] Markus Somm (2021), Warum die Schweiz reich geworden ist, p. 16.
[3] https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/007988/2007-10-15/
[4] Tobias Straumann (2010), Pourquoi la Suisse est-elle riche ? L’histoire économique nous répond. La Vie économique.
[5] Qui est selon toute vraisemblance une mauvaise prononciation en français du terme « Eidgenossen », des « camarades par serment ».
[6] Markus Somm (2021), Warum die Schweiz reich geworden ist, p.9.
[8] Ibid., p. 231.
[9] Johan Rivalland (2023), « Pourquoi le libéralisme n’est ni le laisser-faire, ni le laisser-aller ». Contrepoints.
[10] Markus Somm (2021), Warum die Schweiz reich geworden ist, p. 231.
[11] R. James Breiding (2014), Swiss made : tout ce que révèle le succès du modèle suisse, Éditions Slatkine, p.17.