Connaissez-vous Snorri Sturluson ? Anders Chydenius ? Nikolaj Grundtvig ? Le premier vivait en Islande au XIIIe siècle, le deuxième est un Fenno-suédois du XVIIIe et le troisième un Danois qui vécut au XIXe. Comme vous je n’ai découvert leur existence que très récemment en lisant l’article – la saga ! – d’Hannes Gissurarson qui retrace quelques-unes des grandes étapes de l’émergence d’une pensée libérale chez nos voisins des pays nordiques. Notre ignorance est bien compréhensible : nos programmes d’histoire, du collège au lycée, nous ont rarement conduits hors des frontières de l’hexagone et encore moins souvent pour y découvrir les avancées de la liberté, dans la pensée et dans les faits. Nos manuels d’histoire mettent plutôt l’accent sur la naissance et le développement des États modernes qui se font le plus souvent par l’usage de la force. Les histoires de Sturluson, de Chydenius et de Grundtvig méritent pourtant d’être connues. Chacun à sa façon, ces hommes ont fait gagner quelques pas à nos libertés ; ils ont œuvré à la reconnaissance de la dignité de chaque individu ; ils ont fait reculer les oppresseurs.

Maisons colorées au Groenland au printemps

Si nous jouissons aujourd’hui d’une liberté et d’une aisance matérielle quasiment jamais égalées dans l’histoire de l’humanité c’est parce que des femmes et des hommes, dont l’histoire nous est au mieux à peine connue, ont su saisir les moments propices à la libération des énergies (empowerment) et de la créativité de tous. Ce ne sont pas nécessairement des héros mais ils avaient des convictions, un respect pour autrui et une forme de dégoût pour les gouvernants autoritaires qui ne partageaient pas ces principes. Aussi ont-ils pris la parole et ont-ils agi lorsque l’instant les y appelait.

Nous aurons besoin dans les mois et les années qui viennent d’une pareil clairvoyance et d’un pareil courage. Les développements fulgurants dans diverses technologies peuvent tirer nos sociétés vers le bas mais aussi vers le haut. Jusque-là il semble que nous ayons su les intégrer de façon positive – nous revenons dans ce numéro sur la fascinante ascension du bitcoin avec Alexandre Stachtchenko – mais sans doute est-il bon de rester prudents. Les nouveaux algorithmes couplés à des puissances de calcul toujours plus élevées bouleversent nos façons de travailler, de communiquer, de nous informer, d’apprendre. Il est facile d’imaginer – de constater ! – que ces nouveaux « pouvoirs » qui nous sont conférés peuvent être utilisés contre les libertés. Et même lorsque ce n’est pas le cas, nos sociétés peuvent être tentées de se cabrer face à un tel potentiel. Plusieurs articles abordent dans ce numéro des questions relatives à l’intelligence artificielle : son intégration dans la démarche scientifique (A. Petroni), ses limites (J.-P. Chamoux). Pascal Iris partage un échange étonnant qu’il a eu avec… ChatGPT. L’exercice confirme ce que suggèrent A. Petroni et J.-P Chamoux : aussi puissants soient-ils, ces outils ne raisonnent pas, et nous sommes perdus si nous attendons d’eux qu’ils nous indiquent la voie d’un avenir meilleur.

P. d’Arvisenet et E. Queinnec s’attaquent de leur côté et des sujets d’actualité qui, combinés, illustrent bien que le « moment libéral » doit être décrété ici et maintenant. Le premier recherche les causes de notre endettement et, partant de là, les remèdes susceptibles de redresser la situation. Et il n’y a pas de doute que des comportements irresponsables et irrespectueux des libertés nous ont conduits là où nous nous trouvons aujourd’hui. Le second constate au terme d’une étude toute récente que les pays occidentaux, parce qu’ils sont plus libres, ont eu la capacité de réduire leurs émissions de carbone bien plus rapidement : « Il est donc temps, conclut-il,  que les maîtres d’œuvre de ces politiques dangereuses rendent les armes idéologiques et redécouvrent les charmes de la liberté économique. Celle-ci est bonne pour la planète. »

Vous ne connaissiez pas Sturluson, Chydenius ni Grundtvig. Mais peut-être avez-vous lu ces dernières années ou écouter le Professeur Jacques Garello qui vient de nous quitter et auquel deux de ses amis rendent ici un hommage émouvant (J.-P. Centi et J.-Y. Naudet). Économiste libéral, il a bien souvent partagé ses analyses dans les pages de ce Journal des libertés qu’il a contribué à créer ou dans sa « Nouvelle Lettre » hebdomadaire. Quiconque a eu l’occasion de l’approcher ou de collaborer avec lui aura été subjugué par son énergie. Pour lui, c’était toujours le bon moment de préparer la victoire !

Cet « Avant-Propos » est l’un des rares qu’il n’ait pas lu avant sa publication et qu’il ne lira pas plus après. Mais si je conclus la présentation des articles qui composent ce numéro en affirmant que « l’instant du libéralisme c’est aujourd’hui ! », je sais, sans l’entendre, qu’il m’approuve.

About Author

Pierre Garello

Pierre Garello est Professeur d’économie à Aix-Marseille Université (AMSE) où il co-dirige un Master d’économie du droit. Il est éditeur du Journal des économistes et des études humaines (www.degruyter.com/view/jeeh) et Président de l’Institute for Economic Studies – Europe (www.ies-europe.org)

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