Il y a dix ans, en octobre 2014, je rendais visite à ma mère à l’hôpital. Elle avait alors 86 ans, était sur le point de mourir et n’était consciente et lucide que par intermittence. Mais ce jour-là j’ai eu de la chance : elle avait l’esprit clair et passait une bonne journée, alors nous avons pu avoir une belle conversation. « Quel livre lis-tu ? » m’a-t-elle demandé. C’était l’entame d’une conversation mère-fille familière pour nous deux, car nous sommes toutes les deux de grandes lectrices et nous avions toujours l’habitude de parler de notre livre préféré du moment, en partageant des notes et des recommandations. Sauf que… cette fois-ci, j’étais plongée dans le livre Crossing, A Transgender Journey de mon amie Deirdre McCloskey. Deirdre est une économiste, professeure et auteure extraordinaire. Elle a obtenu son doctorat en économie en 1970 à Harvard et pas moins de 12 doctorats honorifiques lui ont été décernés. Si vous n’avez lu aucun de ses 25 livres, je vous recommande vivement sa trilogie, L’ère bourgeoise.
Mais revenons à ma mère et au livre Crossing. J’étais un peu mal à l’aise parce que ma mère est une catholique irlandaise conservatrice et je n’étais pas sûr de vouloir aborder avec elle la question du transgenre. J’ai d’abord brièvement hésité à lancer un petit mensonge blanc et à mentionner à la place une fiction romantique idiote. Mais les vestiges de la culpabilité catholique m’ont saisi. C’était maman et je ne pouvais pas mentir. J’ai donc pris une grande inspiration et lui ai parlé du livre, tout en redoutant un peu la direction que prendrait cette conversation, qui portait tout de même sur un sujet d’importance. Deirdre a fait sa transition en 1995 à l’âge de 53 ans. Elle (ou plutôt Donald à l’époque) était mariée depuis 30 ans et avait deux enfants. C’est un euphémisme de dire que ce n’était pas facile de suivre ce chemin en 1995. Sa sœur l’a fait interner à plusieurs reprises. Et à ce jour, son ex-femme et ses enfants ne lui parlent toujours pas, bien qu’elle se soit depuis réconciliée avec sa sœur. En continuant, j’ai raconté à ma mère son histoire, comment Matt (mon mari) a étudié avec Donald dans les années 1980 à l’université George Mason, et comment je suis devenue amie avec Deirdre alors que nous voyagions à travers l’Europe pour prendre part au Free-Market Road Show. En vérité, il n’y a pas d’expérience plus enrichissante que de traverser des régions inconnues de Croatie en voiture au milieu de la nuit. J’ai raconté cette histoire à ma mère et ce que Deirdre a dû endurer pour faire sa traversée. Comment elle a dû se rendre à Amsterdam pour des opérations chirurgicales (dont certaines ne se sont pas très bien passées), comment sa famille s’est battue contre elle et tout ce qu’elle a perdu. Mais aussi, ce qu’elle a gagné. Avant sa transition, elle avait un horrible bégaiement, mais après avoir pris sa décision, celui-ci a quasiment disparu. Elle s’est sentie à l’aise dans sa peau. Ma mère a posé quelques questions pointues, est restée silencieuse pendant un moment, puis a dit : « Eh bien, cela a dû signifier beaucoup pour elle si elle était prête à abandonner autant. » Cette conversation reste particulièrement poignante pour moi car ma mère est décédée peu de temps après. C’est en fait la dernière conversation que j’ai eue avec elle.
Alors pourquoi vous ai-je raconté cette histoire ? Elle est incroyablement personnelle et j’ai encore du mal à ne pas pleurer quand je la raconte. Mais j’y suis allée parce que ce moment avec ma mère m’a tout appris sur l’importance de raconter des histoires – de rendre les choses personnelles et pertinentes. Ma mère a accepté Deirdre parce que Deirdre était mon amie ; pas un ballon de foot politique ou une abstraction intellectuelle. C’était intime et Deirdre était maintenant une personne qu’elle connaissait un peu, et à laquelle elle pouvait d’une certaine manière s’identifier.
C’est ce moment qui m’a fait réaliser que nous, les humains, nous nous connectons les uns aux autres à travers des histoires et des expériences auxquelles nous pouvons nous identifier, et retrouver nos valeurs et nos émotions les plus profondes. C’est pourquoi les films, l’art et la musique atteignent les gens à un niveau très personnel. Pouvons-nous dire la même chose d’un rapport aussi brillant soit-il ? Probablement pas. La plupart des gens se ferment lorsqu’ils sont confrontés à la logique économique, aux données et aux graphiques. Ben Shapiro, un célèbre influenceur conservateur, aime dire : « Les faits n’ont que faire de vos sentiments. » Mais il a tout à fait tort. En ce qui concerne l’art de la persuasion c’est l’inverse qui est vrai : les sentiments ne se soucient pas des faits. Les courbes de demande en baisse et les citations d’économistes décédés ne changeront pas l’opinion des gens. Plus tôt dans la journée, Estzer a parlé de la façon dont les régimes autoritaires utilisent la peur pour changer l’opinion des gens et Nils affirmait : « Il ne suffit pas de dire que nous avons des arguments sérieux.[1]» Je propose quelque chose de mieux encore : pourquoi ne pas chercher en premier lieu à toucher les cœurs avec de belles histoires sur la liberté ? C’est ainsi que nous changerons l’opinion des gens. Nos idées doivent être incarnées dans l’art, la musique et la culture.
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Avec Free the People, nous racontons des histoires, nous produisons des comédies et nous réalisons des vidéos pour toucher des gens qui ne font pas partie de notre bulle ; toutes sortes de contenus qui peuvent plaire à ceux qui n’ont jamais entendu parler de Hayek ou de Mises. Des histoires qui racontent soit les conséquences humaines dévastatrices de l’autoritarisme, soit les belles choses qui peuvent se produire lorsque vous êtes libre de vivre votre vie comme bon vous semble, tant que vous ne faites pas de mal aux gens ou ne leur prenez pas leurs affaires.
Notre documentaire le plus récent, The Free Life: Portrait of an Artist, raconte l’histoire de Carlos Luna, un artiste d’origine cubaine qui a quitté Cuba et s’est rendu à Miami pour créer son art et vivre sa vie libre[2]. Carlos a tout abandonné pour venir en Amérique et il ne peut pas retourner à Cuba. Il n’a jamais pu revoir son père. Nous avons réalisé ce film pour toucher les immigrés latino-américains de deuxième et troisième générations qui adhèrent désormais au socialisme dit « démocratique » propagé par des politiciens comme Alexandria Ocasio- Cortez. De nombreux Latino-Américains ont oublié ce que leurs familles ont fui avant eux – tout ce qu’ils ont abandonné – pour trouver la liberté.
Nous avons présenté ce film en avant-première en décembre dernier à Miami dans le cadre du festival Art Basel devant une salle comble de 120 personnes. Au début de la soirée, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un nouveau public pour notre travail. Je ne connaissais littéralement que 10 personnes dans la salle. Le public était composé de la communauté latino de Miami, de collectionneurs et de marchands d’art. Inutile de dire que la communauté d’Art Basel penche très à gauche. Personne ne citait Atlas Shrugged [La Grève, d’Ayn Rand]. Mais c’était une bonne chose. Le fait que je ne connaissais personne au début de la soirée a fait de cet événement l’un de nos plus grands succès. Nous avons atteint des gens à l’extérieur de notre bulle, en les exposant et en les inspirant avec nos idées de liberté. Tout cela, en racontant une histoire magnifiquement émouvante.
En 1964, Fidel Castro a banni les Beatles parce qu’il les considérait comme l’incarnation du consumérisme vulgaire et du capitalisme occidental, et il ne voulait pas que les Cubains sous sa coupe soient exposés à ces valeurs. Il a également banni The Village People pour avoir promu la « violence », Tina Turner pour « sexe » et Kiss pour néofascisme. Sérieusement ! Mais Castro n’avait pas tort de craindre le pouvoir inéluctable de la musique.
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En 1989, la révolution de velours en Tchécoslovaquie a été déclenchée sans le vouloir par un groupe, les Plastic People of the Universe. Inspirés par Frank Zappa, les Plastic People se sont formés à la fin des années 60 et ont été initialement autorisés par le gouvernement communiste à jouer – eh oui, il fallait alors l’approbation du gouvernement pour jouer de la musique en live ! Mais ils ne reprenaient que des chansons approuvées par le Parti. Parce qu’ils étaient de vrais musiciens, les Plastic People ont immédiatement commencé à jouer leur propre musique de telle sorte que leur licence leur fut retirée. Ils ont quand même continué à jouer lors d’événements privés, dans des clubs et des concerts non autorisés. Tout cela se termina comme on pouvait s’y attendre : le groupe et beaucoup de ses fans furent battus, arrêtés, interrogés et certains envoyés en prison.
A la suite de ces événements, en 1975, l’un des membres du groupe, Jirous, alors en exil, écrivit un manifeste, Rapport sur le troisième renouveau musical tchèque, dans lequel il déclarait : « L’un des objectifs les plus élevés de l’art a été de créer des troubles. Le but de l’underground ici en Bohême est la création d’une seconde culture, une culture qui ne dépendra pas des canaux de communication officiels, de la reconnaissance sociale et de la hiérarchie des valeurs établies par l’establishment. »
Inspiré par les Plastic People of the Universe, le dramaturge Vaclav Havel a envoyé une lettre ouverte au secrétaire général du parti communiste tchèque, faisant référence aux « intentions cachées de la vie » qui ne peuvent être arrêtées en « neutralisant les courants créatifs qui déchirent la société ».
Le reste, comme on dit, appartient à l’histoire. En 1989, Vaclav Havel, le dramaturge devenu dissident politique, fut élu nouveau président de la Tchécoslovaquie libérée.
Et, comme Castro lui-même le craignait, la musique continue d’inspirer le peuple cubain à combattre son gouvernement violent et répressif. En juillet 2021, la chanson Patria y Vida a conduit des centaines de milliers de personnes à se soulever pour protester contre le gouvernement cubain. Patria y Vida (La patrie et la vie) est une inversion du slogan communiste, Patria o Muerte (La patrie ou la mort). Certains des artistes qui ont interprété cette chanson sont toujours en prison avec des centaines d’autres. Et elle a conduit à l’une des plus grandes migrations de jeunes cubains.
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Il y a la narration, il y a la musique et puis il y a la comédie.
Negin Farsad, une comédienne de la justice sociale irano-américaine (oui, ça existe !), a déclaré : « Ce qui rend la comédie si efficace, c’est que si vous les faites rire en cours de route, ils vont écouter les morceaux les plus profonds. » Elle dit aussi : « C’est drôle mais sournois. Comme si vous pouviez entendre un traité intéressant sur les inégalités de revenus, enfermé dans une blague très sophistiquée sur le caca. »
Nous ne sommes peut-être pas toujours d’accord avec ses idées politiques, mais ses arguments sont valables. La comédie est un moyen de remettre en question le statu quo ou de parler d’idées impopulaires d’une manière qui peut amener les gens à penser différemment sans les effrayer. Avec Free the People, nous explorons à présent ce moyen d’apporter un changement social. Nous avons produit des sketches comiques tels que « Just Stop Oil [3]» dans lesquels nous soulignons l’hypocrisie du mouvement où les élites riches volent à travers le monde dans leurs jets privés, donnant des leçons aux gens sur la façon de vivre une vie plus respectueuse de l’environnement. Mais nous le faisons tout en faisant rire les gens.
Alors, qu’est-ce que tout cela signifie pour vous ? Comment communiquerez-vous les idées de liberté au 21e siècle ? Vous pouvez raconter des histoires, vous pouvez faire pleurer ou rire les gens. Vous pouvez divertir pour éduquer. Heureusement pour nous, la technologie nous permet d’atteindre des millions de personnes à peu de frais, voire gratuitement. J’ai la chance d’avoir une équipe de créatifs talentueux, mais ce n’est pas indispensable. Il suffit d’un iPhone pour créer des vidéos, des mèmes et rendre nos idées intéressantes et amusantes. Il y a YouTube, Instagram, X (anciennement Twitter), Facebook et bien d’autres médias que nous pouvons utiliser.
Et surtout, n’oubliez pas que cette salle n’est pas notre public cible. Nous croyons déjà en la liberté plutôt qu’en la coercition gouvernementale. Mais c’est notre travail d’atteindre les gens en dehors de notre bulle et de faire en sorte que de plus en plus de personnes soient exposées à nos idées.
Et comme vous n’êtes pas le public visé, je vais enfreindre toutes mes règles et citer un économiste décédé. F.A. Hayek, bien sûr. Dans La Constitution de la Liberté, il nous a dit :
« Pour conserver leur emprise sur l’esprit des hommes, les vérités anciennes doivent être reformulées dans le langage et les concepts des générations successives. Ce qui, à un certain moment, constitue leur expression adéquate, subit une usure telle qu’à la longue la signification précise se perd. Les idées ainsi présentées peuvent garder leur validité, mais les mots ne communiquent plus une conviction intacte, même si les problèmes évoqués restent actuels ; les arguments ne se développent pas dans un contexte qui nous est familier, et ils donnent rarement des réponses directes aux questions que nous posons2. Sans doute est-ce inévitable : la définition d’un idéal susceptible d’entraîner les esprits ne peut être complète ; elle doit être adaptée à un climat d’opinion donné, tenir pour vrai beaucoup de ce qu’admettent les contemporains, et illustrer des principes généraux renvoyant aux problèmes qui les préoccupent.[4]»
Imaginez à quoi ressemblerait le monde aujourd’hui si Hayek avait eu un compte Twitter ou un podcast sur Spotify. Qui sait, il aurait peut-être raconté une blague sur le caca qui aurait était en réalité une critique cinglante du concept de justice sociale.
[1] NDR : L’auteur fait ici référence à Estzer Nova et Nils Karlson qui sont intervenus eux-aussi au cours de cette Université d’été des libéraux.
[2] https://freethepeople.org/the-free-life-portrait-of-an-artist-official-trailer/
[3] https://freethepeople.org/just-stop-oil/
[4] F.A.Hayek, The Constitution of Liberty, 1960. Traduction française 1994 (page 9). Disponible en ligne https://www.institutcoppet.org/sortie-de-la-constitution-de-la-liberte-par-friedrich-a-hayek/