Les deux textes qui suivent reproduisent les témoignages rendus à Jacques Garello lors de ses obsèques en l’Église de Saint-Barnabé à Marseille, le 23 janvier 2025, par deux de ses étudiants, collaborateurs et amis, les professeurs Jean-Pierre Centi et Jean-Yves Naudet.

Témoignage du Professeur Jean-Pierre Centi
Jacques Garello (1934-2025) : Un seigneur s’en est allé
Nous avons perdu le 16 janvier 2025 un maître et un ami très cher, un homme exceptionnel. Jacques Garello était un universitaire au sens noble : il était l’un des rares universitaires aixois à faire ses grands cours en toge et c’est en témoignage de respect envers le professeur éminent que nous accompagnons son passage dans une autre vie en portant nous-mêmes la toge.
L’autorité et le prestige de Jacques Garello dépassaient largement le cadre universitaire, s’étendant à bien d’autres cercles en France, dans d’autres pays et d’autres continents où il faisait rayonner la pensée libérale.
Le professeur Garello a pris sa retraite en 2002, mais jusqu’à son dernier jour, jusqu’à son dernier souffle, il n’a jamais cessé d’expliquer et de mettre à la portée de tous les principes du libéralisme classique. Jacques était infatigable : Dieu ne l’a pas seulement doté d’une force physique formidable et d’une mémoire phénoménale, mais aussi d’une force intellectuelle supérieure, d’un esprit transcendant.
Il ne cessait de démontrer que la liberté est un moyen pour chacun d’atteindre la plénitude de ses facultés et de vivre dignement. Il ne dissociait pas l’action entrepreneuriale de la foi, une foi profonde qu’il portait en lui, le guidait et nous guidait. C’était un missionnaire du libéralisme qu’il définissait comme un humanisme ancré sur quatre axiomes : Liberté-Responsabilité-Propriété-Dignité.
Un jour quelqu’un écrira un livre sur Jacques Garello, sur l’homme et ses multiples talents, sur sa pensée, son œuvre, ses actions nombreuses et incessantes en faveur de la liberté. Au-delà d’une tradition orale qu’il a perpétuée, Jacques a laissé son empreinte : il a produit un grand nombre d’écrits et a eu une carrière éblouissante.
Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Jacques Garello l’économiste n’était pas seulement économiste : c’est dire qu’il était un bon économiste au sens du Prix Nobel Friedrich Hayek.
Après avoir été assistant à la Faculté de droit d’Alger, Jacques Garello arrive en 1963 à la Faculté de droit d’Aix-en-Provence et est agrégé à son premier concours en 1966. À ce concours, il se lie d’une amitié indéfectible avec d’autres lauréats, figures de proue du libéralisme économique en France, notamment Pascal Salin, Daniel Pilisi et Alain Wolfelsperger.
Après un bref passage à Nice, Jacques Garello rejoint à Aix en 1969 la Faculté de sciences économiques nouvellement créée. Il y exerce jusqu’en 1973 quand, lors de la création de la troisième Université d’Aix-Marseille, naîtra sous sa forte impulsion la Faculté d’économie appliquée dont le succès sera amplement reconnu. Sans lui, qu’aurait bien pu être la faculté d’économie appliquée ? Les étudiants français et étrangers y ont afflué. Simultanément, Jacques Garello dispensera le grand cours d’économie politique en deuxième année de droit pendant quelque trois décennies.
Avec le doyen Gérard Bramoullé il fonde en 1976 le Centre d’Analyse Économique qui rassemblera et inspirera des générations de jeunes chercheurs, formant de nombreux docteurs en science économique. Par sa stature, son savoir et ses raisonnements rigoureux, Jacques dominait nos séminaires.
En 1977, il fonde le groupe des Nouveaux Économistes avec Pascal Salin, Henri Lepage, Gérard Bramoullé et bien d’autres. Puis en 1978 il inaugure à Aix l’Université d’été des nouveaux économistes. Ce sera le chef-d’œuvre de Jacques Garello. Cette université tiendra son colloque annuel sur plusieurs jours, réunissant des libéraux en provenance du monde entier et pas seulement des économistes : juristes, historiens, philosophes, sociologues et autres scientifiques y auront eu toute leur place.
Cette fin des années 1970 marque un tournant important pour Jacques : c’est une immersion totale dans la pensée économique autrichienne développée par Mises, Hayek et Kirzner. Désormais le thème de prédilection de ses enseignements sera la théorie de l’ordre spontané dont il s’emploiera à expliquer les principes et à les étendre à la dimension éthique.
En 1992, il est nommé professeur de classe exceptionnelle. Un livre de Mélanges lui sera dédié en 1997 intitulé « Un Autrichien en France », auquel contribueront vingt-neuf auteurs parmi les fidèles de l’Université d’été. Lui-même publiera plusieurs articles et ouvrages dont la liste est longue mais certains demeurent en 2025 d’une grande actualité, tels son livre sur les syndicats (1990), son livre « Aimez-vous Bastiat ? » (2004) – Bastiat qu’il admirait et qui l’inspirait tant – et ses trois livres sur la retraite par capitalisation (2008 et 2009).
L’esprit d’initiative de Jacques Garello l’amènera aussi à agir dans le monde de l’industrie lorsque, de 1971 à 1986, il dirigera avec énergie l’Institut pédagogique de formation permanente.
Membre de L’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS), il en prend la présidence en 1981, succédant à Jacques Rueff, et l’assumera jusqu’en 2014 avec un dynamisme incomparable : il en fera un véritable réservoir d’idées qui accompagneront les hommes politiques se réclamant du libéralisme.
Jacques Rueff parrainera Jacques Garello à la Société du Mont Pèlerin qui rassemble les plus grands esprits libéraux dans le monde. Il deviendra alors l’ami de plusieurs Prix Nobel d’économie qu’il recevra en retour à la Faculté d’économie appliquée.
En 1989, la chute du rideau de fer lui fera prendre l’initiative de créer l’IHS-Europe, un institut fondé dans le double but d’organiser des séminaires dans les pays de l’Est et de diffuser dans toute l’Europe le Journal des Économistes et des Études Humaines ainsi que la Revue des Études Humaines. Ce sera à nouveau un beau succès générateur de développements ultérieurs.
Inspirateur d’idées nouvelles, Jacques Garello gardera toujours en lui cette passion de communiquer, notamment à travers la rédaction de la Nouvelle Lettre qu’il nous faisait parvenir chaque semaine depuis quarante-trois ans.
Depuis 2002, il faisait partie du comité scientifique de l’Institut de Recherches Économiques et Fiscales (IREF) et avait repris ces trois dernières années la présidence de l’ALEPS. Ardent défenseur de la société civile, il ne manquait jamais de mentionner son appartenance à l’Association des Économistes catholiques. C’était un homme d’abnégation, un homme de services, qui n’épargnait aucun effort pour répondre aux sollicitations et faisait immuablement valoir les vertus des Lions Clubs dont il a été un directeur international.
Jacques Garello a été lauréat du Prix Yves Rocher en 1980, du Prix Renaissance de l’Économie en 1992 et du Grand Prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1993. Il a été honoré de la Legion of Liberty en 1993 et a reçu le titre de docteur honoris causa de l’Université Francisco Marroquin au Guatemala en 2004.
Jacques Garello était un maître et un ami chaleureux, convivial, d’une grande générosité et d’une belle noblesse d’âme. Sur un plan personnel, je ne peux qu’exprimer mon immense gratitude pour Jacques Garello avec qui j’ai eu le privilège de travailler dans une grande proximité pendant cinquante-cinq ans, très exactement depuis octobre 1968 quand j’étais étudiant dans son séminaire en DES (le Master 2 de l’époque). Jacques m’a fait l’infini honneur de m’accorder sa confiance morale et son estime intellectuelle. Nous avons vécu tellement d’évènements dans le travail et hors du travail que nous nous comprenions souvent d’un simple regard.
Jacques s’en est allé soudainement rejoindre sa très chère Gisèle. L’émotion est forte chez tous les chercheurs qui l’entouraient au Centre d’Analyse Économique. Mais la mort ne peut pas tout clore. La vie ne se termine pas en queue de poisson pour un homme dont chaque moment vécu était par essence un élan vers la vie. L’œuvre considérable qu’il nous lègue nous aidera à surmonter notre peine et continuera de nous éclairer.
Merci Cher Maître.
Merci Cher Jacques.
Jean-Pierre Centi
Témoignage du Professeur Jean-Yves Naudet
Jacques Garello a donné sa dernière conférence mercredi 15 janvier sur un sujet essentiel à ses yeux : les liens entre libéralisme et catholicisme. Il l’a fait chez lui à Marseille, dans sa paroisse, au plus près du « terrain », selon le principe de subsidiarité, qui lui était cher. Il est mort le lendemain matin : cette conférence était donc son testament.
Deux mots en expliquent le sens : vérité et liberté.
La vérité
Jacques a cherché toute sa vie la vérité et il l’a sans cesse partagée.
- Vérité de la foi. Il était croyant, ne le cachait pas, même dans ses articles de la Nouvelle Lettre ; vérité de l’Église, du Credo, du Christ « chemin, vérité et vie. »
- Vérité sur la nature humaine : Jacques avait une conception anthropologique complète, naturelle et chrétienne. L’homme, créé à l’image de Dieu, est fondamentalement libre, responsable, c’est à dire assumant les conséquences de ses actes, ayant le droit de propriété, droit naturel pour Jacques comme pour toute la doctrine sociale de l’Église, ces trois éléments assurant à l’homme sa dignité. C’est ce qu’il appelait son carré magique : liberté, responsabilité, propriété, dignité. Il aimait dire : « liberté des actes, dignité des personnes ». Pour lui, l’homme était créateur, créant ce qui n’existait pas encore, notamment en économie, tel l’entrepreneur chez Israel Kirzner ; l’homme était serviteur, car l’économie, c’est le service des autres, ce qui se rapproche des Harmonies économiques de Frédéric Bastiat ; enfin, comme chrétien, Jacques savait que l’homme était pécheur, capable du bien, mais attiré vers le mal.
- Vérité enfin de la science économique, à laquelle il a consacré toute sa vie et qu’il nous partageait dans ses cours, conférences, articles, ouvrages…Une science dont il a su tirer toutes les conséquences théoriques et pratiques.
La liberté
C’était l’autre volet essentiel pour Jacques, la liberté à laquelle il a consacré tous ses combats. Il aimait rappeler que Jean-Paul II disait que la liberté, prérogative essentielle de l’homme, devait s’appliquer à tous les domaines, y compris donc, bien entendu, à l’économie. Mais une liberté responsable, qui permet à l’homme d’être propriétaire des fruits de son activité, ce qui conforte sa dignité.
Vérité et liberté font alors penser à cette phrase qu’il aimait tant, dans l’évangile de Jean (8, 32) : « La vérité vous rendra libre ». Il avait compris que la vérité trouve son plein sens dans la liberté et que la liberté était le chemin le plus sûr vers la vérité.
Jacques aimait bien citer les scholastiques et en particulier l’école de Salamanque, car il savait, comme Hayek et les grands économistes, que cette école avait déjà tout compris des mécanismes économiques.
Mais il aimait avant tout citer Thomas d’Aquin et nous avions discuté d’une formule étonnante de Saint Thomas, formule un peu provocatrice, mais Jacques aimait bien parfois provoquer, qu’on trouve dans la Somme théologique (Ia, q. 44, a. 4, sol. 1) : « Ipse solus est maxime liberalis », Dieu seul est infiniment libéral.
En effet, Jacques avait compris que Dieu était l’être le plus libre et agissait toujours librement, par amour.
Il savait que Dieu avait créé le monde en toute liberté, par amour, que Dieu avait créé l’homme à sa ressemblance, librement, par amour, et que Dieu avait envoyé son fils, librement et que son fils Jésus avait donné sa vie librement, par amour pour nous.
Car Jacques avait compris que la finalité ultime de la liberté, c’était l’amour.
Aujourd’hui, Jacques est dans les bras de Dieu, Maxime liberalis. Je suis certain qu’auprès de Dieu, l’infiniment libéral, Jacques est pleinement chez lui.
Jean-Yves Naudet