Introduction

De nos jours, de plus en plus de personnes soutiennent que notre société doit nécessairement entrer en décroissance[1]. Pour défendre la thèse de l’inéluctabilité de cette décroissance, ils mettent presque toujours en avant le caractère limité de la Terre et de ses ressources naturelles[2]. Une croissance infinie (ou indéfinie) dans un monde fini est impossible, disent-ils. Par son apparente logique, l’argument a incontestablement un pouvoir de séduction. Mais il n’est pas imparable, dès que l’on discute des modalités de la croissance et d’une possible extension des limites planétaires. Il a surtout le défaut de laisser entendre que, à la différence de la croissance, la décroissance serait pérenne, sous prétexte que la société serait en équilibre avec son environnement. Une société de post-croissance, ne prélevant pas sur la nature davantage que ce que cette dernière peut reconstituer, pourrait durer indéfiniment, suggèrent ainsi ses partisans. Cette vision oublie toutefois que, avec le temps, tout s’use, se détériore, se désagrège. Comme le recyclage n’est pas efficace à cent pour cent, une société de post-croissance qui arrêterait d’exploiter les ressources non renouvelables de la Terre, comme les minerais, finirait donc par entrer en déliquescence. Elle ne serait pas non plus en mesure de se protéger contre toutes les menaces extérieures qui demandent des réponses hautement technologisées et qui, tôt ou tard, se feront pressantes (pandémie généralisée, chute d’un astéroïde, transformation du Soleil en géante rouge). Il se pourrait donc que ce ne soit pas la croissance qui soit mortifère, comme le soutiennent ses adversaires, mais la décroissance. C’est du moins cette possibilité que nous allons étudier.

La fausse nécessité de la décroissance

Pour critiquer l’idée de croissance, l’argument de la finitude du monde a l’avantage de la simplicité, mais il n’est pas sans soulever quelques problèmes. D’abord, parler de croissance infinie est inadéquat, car il n’existe pas de processus infini sur Terre. On peut au mieux avoir une croissance continue ou indéfinie. Cette distinction terminologique est importante, car elle introduit implicitement la notion d’échelle temporelle dans la réflexion. La croissance pourrait ainsi ne pas pouvoir continuer indéfiniment, tout en étant réalisable pendant, par exemple, plusieurs siècles encore. Qui plus est, cette croissance temporaire pourrait être bénéfique pour l’humanité, si elle donnait lieu à des développements technologiques ou à des découvertes lui permettant d’entrer, mieux préparée, dans une phase stationnaire, de post-croissance. Utiliser l’argument de la finitude du monde pour affirmer que notre société se doit d’entrer en décroissance dès maintenant n’est donc pas fondé.

Ensuite, l’argument de la finitude sous-entend que la croissance consiste à toujours utiliser les mêmes ressources. Si la quantité de pétrole, de cuivre ou, par exemple, de phosphore est limitée dans les entrailles de la Terre, une croissance qui repose sur leur utilisation finira bien par les épuiser, soutiennent les partisans de la décroissance. Le propos oublie toutefois que la rareté change la dynamique d’exploitation des réserves. De fait, l’épuisement d’une réserve entraîne une augmentation de son prix et la recherche de nouvelles réserves ou d’une ressource de substitution, éloignant ainsi les effets de la rareté de la réserve qui s’épuise[3]. C’est, par exemple, ce qui s’est passé avec le guano (amas d’excréments d’oiseaux) qui servait à fertiliser les champs au 19e siècle. L’invention des engrais de synthèse au début du 20e siècle a éloigné le spectre d’un épuisement des engrais. Il pourrait donc en être de même avec les énergies fossiles et autres ressources naturelles[4]. Bien sûr, il se peut que, un jour, plus aucune ressource de substitution ne soit trouvée, d’abord à la surface de la Terre, puis au fond des océans. Mais, sur le principe, rien n’interdit d’aller en chercher ailleurs. Certes, de nos jours, en raison des difficultés techniques et des coûts financiers, l’exploration spatiale ne permet pas d’exploiter les ressources des astéroïdes, des planètes de notre système solaire et, a fortiori, d’astres se situant au-delà. Mais le fait que ce soit théoriquement envisageable indique que l’argument de la finitude repose sur une hypothèse contestable, à savoir que les ressources nécessaires à la croissance se limitent obligatoirement à celles de la Terre. D’ailleurs, l’exploitation des ressources spatiales intéresse un nombre croissant d’acteurs privés et institutionnels[5]. Bien sûr, les partisans de la décroissance pourraient toujours rétorquer que nous devons, ou allons, entrer en décroissance très prochainement, avant que notre capacité d’exploitation des ressources spatiales soit effective. Mais le rappel de l’existence de ces ressources permet de souligner que l’argument de la finitude n’est pas un argument purement logique, comme ces partisans le laissent entendre. C’est un argument qui demande beaucoup d’évaluations empiriques et de prospectives technologiques. On ne peut donc pas le « dégainer », comme c’est très souvent le cas, pour asséner que le projet de croissance est nécessairement caduc. Puis, quand bien même il serait correct, cet argument n’imposerait aucune urgence : il dirait simplement que, un jour, l’humanité sera obligée d’entrer en décroissance.

Probablement conscients des limites de cet argument de la finitude sur un plan purement logique, certains partisans de la décroissance – à l’instar de l’ingénieur Philippe Bihouix  – évoquent parfois l’emballement que semble entraîner tout phénomène de croissance pour montrer que l’épuisement des ressources serait quand même inéluctable[6]. Par exemple, en supposant un modeste taux de croissance annuel de 2 % au niveau mondial, l’activité économique serait multipliée par sept tous les siècles (une quantité multipliée par 1,02, cent fois de suite, égale environ 7 fois cette quantité). Ce niveau de croissance a déjà été atteint dans nombre de pays depuis un siècle. Mais le maintenir sur une longue durée paraît délicat, car, ne serait-ce que sur un millénaire, l’activité économique serait multipliée par 400 millions (ou 1,02 multiplié 1000 fois de suite). Si on considère que l’activité économique est proportionnelle à la consommation d’énergie, les humains en viendraient donc à avoir besoin d’une énergie faramineuse. De même pour les minéraux. À ce rythme, les ressources de la Terre seraient rapidement épuisées. Avec ces ordres de grandeur en tête, on peut comprendre que certaines personnes, comme Bihouix, doutent de la possibilité d’une croissance continue sur une longue période.

Ces chiffres peuvent toutefois être discutés. Il est en effet possible de maintenir la croissance économique, tout en réduisant la consommation d’énergie et de ressources, d’autant plus que la croissance ne repose pas uniquement sur la fabrication de produits nécessitant de l’énergie, mais aussi sur des services (éducation, santé, culture, etc.)[7]. De même pour les émissions de gaz à effet de serre et les pollutions diverses. C’est ce que l’on appelle le découplage, déjà en œuvre dans les pays développés. Le principe consiste à produire la même quantité, si ce n’est davantage, en utilisant moins de ressources, à l’exemple des nouvelles voitures qui consomment moins d’essence au fil des années. Ce découplage correspond tout simplement à un gain d’efficacité[8]. Cela étant, pour avoir une croissance qui dure encore un millénaire, il faudrait que ce découplage soit phénoménal pour compenser la multiplication par 400 millions de l’activité économique (aussi virtuelle que celle-ci puisse devenir, elle consommera toujours de l’énergie et des matériaux). Pour l’instant, personne ne peut dire si un tel découplage est réalisable. En même temps, personne ne peut savoir où nous mènera l’ingéniosité humaine dans les décennies et siècles à venir. Rappelons-nous, il y a 200, 100 ou même 50 ans, personne n’imaginait ce que notre société allait devenir. Par exemple, il y a un siècle, l’aviation était à peine inventée. Un demi-siècle plus tard, des humains posaient le pied sur la Lune. Et l’on parle maintenant d’aller coloniser Mars. Il n’est donc pas impossible que l’invention de nouvelles technologies, de plus en plus économes en énergie et matériaux, permette à l’humanité de continuer à se développer durant des siècles et des siècles. N’oublions pas non plus que, dès la deuxième moitié du 19e siècle d’aucuns annonçaient déjà la fin du charbon et que, depuis lors, le spectre d’une pénurie est encore régulièrement mis en avant, pour être tout aussi régulièrement démenti. Même la fin du pétrole, périodiquement annoncée, se fait toujours attendre[9]. Bien sûr, le fait que l’idée d’une croissance continue repose sur d’hypothétiques innovations technologiques, et d’éventuelles découvertes de nouvelles sources d’énergie et de matériaux, montre bien qu’elle reste spéculative. Mais ce caractère spéculatif est quand même suffisant pour invalider la thèse que la décroissance est inéluctable et, a fortiori, nécessaire dans un avenir proche[10]. Or la quasi-totalité des partisans de la décroissance, de Jason Hickel à Timothée Parrique, ne veulent pas explorer cette possibilité de croissance et soutiennent que seule la décroissance nous garantit un avenir. Mais est-ce bien sûr ?

Le sombre avenir de la décroissance

Comme on l’a déjà évoqué, l’hypothèse que la décroissance est inéluctable n’implique pas que la société doive l’enclencher le plus tôt possible. Pour bien le comprendre, retour sur le passé. S’il était vrai que l’économie ne peut pas croître indéfiniment, cela aurait également été vrai il y a un siècle, deux siècles ou trois siècles, étant donné qu’une vérité reste une vérité au cours du temps. Imaginons donc que ceux qui exerçaient le pouvoir au 18e siècle, convaincus que la société ne peut pas croître indéfiniment, aient tout mis en œuvre pour empêcher la croissance de l’économie, de peur d’entraîner l’effondrement de la société. Résultats, la révolution industrielle n’aurait pas eu lieu, l’agriculture serait restée vivrière, l’humanité aurait continué à être sujette à des famines épisodiques à la suite d’événements climatiques délétères, la médecine ne se serait guère développée, la mortalité infantile serait toujours très élevée, les métiers manuels seraient restés très éprouvants physiquement, le confort des habitations serait toujours rudimentaire et ainsi de suite. Bref, sans croissance au cours de ces deux derniers siècles, nos conditions de vie au 21e siècle seraient beaucoup moins enviables. Or si notre société décide d’entrer en décroissance dès maintenant, elle risque de freiner, voire d’empêcher des développements qui autrement pourraient avoir lieu et pourraient améliorer les conditions de vie de nos descendants, que ce soit en médecine, en agriculture, en ingénierie, en robotique, etc. La perte d’opportunités sera d’autant plus grande que, au regard des développements de ces deux derniers siècles, les développements futurs pourraient être conséquents. En somme, même si la décroissance est inéluctable, il y a peut-être un intérêt à ne pas l’enclencher trop tôt.

Maintenant, considérons que la société entre en décroissance très prochainement. Décroître veut dire diminuer son impact sur l’environnement et réduire son utilisation de ressources naturelles. Il peut y avoir des aspects positifs à cette démarche. En même temps, moins de production et moins d’échanges commerciaux impliquent une diminution du pouvoir d’achat, de l’aide à la recherche scientifique, des investissements dans les services publics, etc. Globalement, la société s’appauvrira[11]. Si cette contraction de l’activité économique ne faisait que réduire les biens matériels et les activités jugés secondaires, elle ne poserait pas de problème particulier pour le bien-être des citoyens. Mais l’économie ne se segmente pas de la sorte. Le commerce de toute sorte d’objets apporte de l’argent à l’État qui s’en sert ensuite pour construire, par exemple, des hôpitaux. Comme l’écrit l’essayiste Antoine Buéno, les « activités les plus futiles et consuméristes financent celles qui sont les plus nobles et profondes via l’impôt[12] ». On peut bien sûr le regretter, mais on ne peut pas faire comme si les moyens financiers de l’État ne provenaient pas en partie d’activités que l’on voudrait voir disparaître. Si elles disparaissent, l’État s’appauvrira. Il n’est donc pas raisonnable de croire qu’une société qui décroît pourra maintenir, comme le laissent souvent entendre ses partisans, les infrastructures et les services considérés comme essentiels. Globalement, il lui faudra apprendre à vivre avec moins, autant de ce qui est superflu – ce qui peut bien sûr être une bonne chose – que de ce qui est essentiel, à l’instar des services publics, car l’État disposera de moins de ressources financières. Il est donc loin d’être certain que l’on vive mieux dans une société décroissante ou en post-croissance[13]. Le comble est que, en raison de cet appauvrissement, il se pourrait que la décroissance rende impossible la transition écologique qu’elle est censée amener[14].

En outre, plus la décroissance dure longtemps, plus l’activité humaine décroît. On n’y pense pas souvent, mais si on pousse jusqu’au bout la logique de diminution d’impact sur l’environnement qui est propre à la décroissance, la taille de la population diminue aussi, du moins tant que la décroissance continue, car toute population a un impact sur son environnement. D’année en année, de siècle en siècle, une décroissance continue entraîne donc la société à s’éteindre petit à petit. Autrement dit, elle entraîne la fin de la civilisation ou de l’humanité[15]. Pour les partisans de la décroissance qui n’ont pas cette visée nihiliste, la décroissance doit donc un jour s’arrêter et être suivie par une phase de post-croissance, où l’humanité aurait comme trouvé un état d’équilibre avec son environnement, ce qui – avancent ses partisans – lui permettrait de vivre sur Terre indéfiniment.

L’idée d’une société ne prélevant pas sur la nature davantage que ce que cette dernière peut reconstituer semble offrir une solution au problème de l’épuisement des ressources. Mais est-elle crédible ? La référence aux sociétés « premières » ou « primitives » peut bien sûr donner l’impression qu’elle l’est. Vivant de peu, ces sociétés auraient trouvé un équilibre qui leur permettrait de perdurer. Même si la plupart des partisans de la décroissance ne préconisent pas un retour vers ce type de société, elles sont quand même souvent mises en avant comme exemples de sociétés vivant en harmonie avec leur environnement[16]. Mais ce modèle souffre de trois problèmes. D’abord, pour que notre société thermo-industrielle puisse se remettre à vivre comme le font, par exemple, les tribus de la forêt amazonienne, elle devrait enclencher une diminution radicale de l’ensemble de ses activités, autant agricoles qu’industrielles ; tellement radicale que cette transformation correspondrait à un véritable effondrement, accompagné d’un cortège de souffrances que l’on peut difficilement souhaiter. Ensuite, pour qu’une société ait un mode de fonctionnement stationnaire, il faut que la taille de sa population reste stable. Ce qui signifie que les femmes ne peuvent pas avoir, en moyenne, plus de deux enfants qui en viennent eux-mêmes à se reproduire. Sinon, la population se met à augmenter. Pour une société qui est redevenue rudimentaire sur le plan de la médecine et de l’industrie (c’est-à-dire sans usines de pilules contraceptives), un haut niveau de mortalité infantile (volontaire ou involontaire) est donc nécessaire pour que la taille de sa population ne se remette pas à croître. Là encore, la perspective est peu réjouissante. Enfin, si l’humanité se remet à vivre comme le faisaient les sociétés « premières », elle se rend vulnérable aux catastrophes naturelles, dont une pourrait un jour la rayer de la carte (voir davantage sur ce point ci-dessous). Cette option ne serait donc pas si pérenne que cela.

Comme signalé ci-dessus, à l’instar de Hickel, Jackson, Latouche et Parrique, la plupart des partisans de la décroissance ne considèrent pas toutefois que notre société doit adopter le mode de vie des peuples « premiers ». Ils conçoivent plutôt une société plus ou moins comme la nôtre, mais qui reposerait beaucoup moins sur l’industrie et le commerce. Une société où il y aurait donc moins d’avions, moins de voitures, moins d’engrais, moins de médicaments, moins d’appareils électroniques, etc. Mais une société qui n’aurait pas renoncé à tous ces apports de la modernité. C’est dans ce cadre que les partisans de la décroissance pensent qu’il est possible de ne pas prélever plus sur la nature que ce que cette dernière peut reconstituer. Autant en matière agricole le principe semble pouvoir être respecté, dans la mesure où la végétation se régénère ; autant il apparaît impossible à satisfaire pour tout ce qui concerne les ressources naturelles. De fait, même dans une société de post-croissance, il faudra continuer à extraire des matériaux pour construire de nouveaux objets ou de nouvelles infrastructures et pour les entretenir ou les réparer. Le recyclage ne peut être suffisant. L’usure ne rend pas tout récupérable. Certes, cet extractivisme se fera à un rythme bien moins élevé qu’actuellement. Mais, sur le long terme, le problème des ressources se posera donc également. Il pourrait même se poser assez rapidement dans la mesure où une société de post-croissance n’est pas, comme une société en croissance, en recherche active de nouveaux gisements, ni sur Terre, ni au fond des océans, ni dans l’espace. En outre, en limitant, voire interdisant la recherche du profit pour ne pas enclencher une nouvelle croissance de l’économie[17], elle ne favorise pas le développement de nouvelles technologies, dans la mesure où développement technologique et dynamisme économique sont liés. Dès lors, elle ne se donne pas non plus les moyens d’accroître ses capacités d’extraction. D’une certaine manière, en décrétant que la Terre est finie, une société de post-croissance se trouvera donc rapidement confrontée à cette supposée finitude.

Puis, comme pour les peuples « premiers », une société de post-croissance n’aura pas les moyens d’échapper à des menaces existentielles. Par exemple, il y a le spectre d’une natalité déclinante. Dans une société stationnaire, qui ne développe pas de technologies au service de l’enfantement (comme des techniques de fécondation artificielle ou des utérus artificiels), comment en effet contrecarrer les effets d’une natalité dont le taux, pour des raisons culturelles ou autres, resterait inexorablement inférieur au taux de renouvellement de la population ? De même, comment lutter contre de nouvelles épidémies qui mettraient en danger la survie de l’espèce humaine ? Il y a également le risque d’une collision de la Terre par un astéroïde. La probabilité de cet événement est bien sûr très faible. Mais elle n’est pas nulle. Or comment une société de post-croissance qui n’aura pas misé sur le développement technologique, notamment en matière spatiale, pourra-t-elle être à même de dévier la course d’un astéroïde se dirigeant droit sur la Terre ? Enfin, à l’encontre d’une tendance très courante, il ne faut pas oublier les destinées très lointaines de l’humanité : si cette dernière réussissait à survivre malgré tous ces dangers, elle serait de toute façon condamnée à disparaître dans quelques centaines de millions d’années à cause de l’augmentation des températures due à la luminosité croissante du Soleil lors de sa transformation en géante rouge. Cette prise en compte des temps très lointains peut surprendre. Mais elle relève pourtant d’une nécessité éthique élémentaire, comme nous allons le voir[18].

En général, la plupart des gens considèrent que la fin de l’humanité, à la suite d’une baisse continue de la natalité, d’une épidémie, du choc d’un astéroïde ou, surtout, de la transformation progressive du Soleil, est un événement tellement lointain que nous n’aurions pas trop à nous en soucier. Souvent, ces personnes pensent même qu’il nous faut accepter que l’humanité soit mortelle et qu’il n’y a donc pas à tenter de la faire perdurer autant que possible. Cette position est toutefois problématique, car elle revient à considérer que ce qui arrive dans les temps lointains est moins à prendre en considération que ce qui arrive dans les temps proches, quel que soit ce que l’on entend par proche ou lointain. Certes, parler de centaines de millions d’années peut dérouter. Mais si on considère qu’il est problématique, par exemple, qu’une personne meure de faim dans 10 ans, il n’y a aucune raison de ne pas considérer qu’il est également grave qu’une personne meure pour les mêmes raisons dans 100 ans, 1000 ans, 100 000 ans et ainsi de suite. Or le même raisonnement s’applique à l’humanité. Si on considère qu’il nous faut éviter qu’elle soit durement éprouvée dans un siècle, il n’y a aucune raison de ne pas aussi essayer de faire en sorte qu’elle ne soit pas mise à rude épreuve dans 10 000 ans ou dans un million d’années. La différence est bien sûr qu’il est plus difficile de connaître la situation dans laquelle elle se trouvera dans un futur lointain. Cette ignorance, qui croît à mesure que le futur envisagé s’éloigne, peut influencer ce que l’on doit faire aujourd’hui, mais elle ne réduit pas la signification de ce qui arrivera. S’il est grave que l’humanité disparaisse d’ici la fin du 21e siècle, il est donc également grave qu’elle disparaisse dans plusieurs centaines de millions d’années à la suite de la transformation du Soleil en géante rouge. Quant à l’idée qu’il nous faudrait accepter que l’humanité soit mortelle, elle rencontre les mêmes difficultés. Si on considère qu’il n’y a pas de problème à ce que l’humanité disparaisse dans cent millions d’années, pourquoi faudrait-il que ce soit un problème qu’elle disparaisse dans cent mille ans, voire dans cent jours ? Mettre un seuil de gravité dans cette temporalité est arbitraire.

Cette prise en compte du temps long permet de remarquer le caractère paradoxal de la démarche des partisans de la décroissance, puisque leur combat en faveur de la décroissance consiste justement à vouloir sauver l’humanité. Ils voient donc la fin de cette dernière comme un problème. Certes, la disparition qu’ils craignent est, à leurs yeux, vue comme imminente. Ils ne cessent ainsi de dire que, si on ne fait rien, c’est-à-dire, si on ne met pas un grand coup de frein à la société thermo-industrielle, la Terre va devenir prochainement inhabitable. Mais si la fin proche de l’humanité n’est pas acceptable, pourquoi sa fin lointaine le serait-elle ? Après tout, dans 1000 ans, 100 000 ans ou un million d’années, l’humanité sera encore composée d’individus qui, comme ceux d’aujourd’hui, ne voudront pas mourir ou ne voudront pas laisser à leurs descendants une Terre inhabitable. Pourquoi serait-il donc moins grave que l’humanité disparaisse en cette époque lointaine qu’elle ne meurt étouffée dans un siècle à cause du réchauffement climatique ou qu’elle entre prochainement dans une phase de déclin inexorable, car elle aura épuisé les ressources naturelles ? S’il nous faut agir pour éviter que l’humanité connaisse de dures épreuves, voire disparaisse prochainement, ne nous faut-il pas aussi agir pour la protéger de fléaux qu’elle connaîtra dans un lointain futur ? La distance temporelle ne réduit pas l’importance d’un devoir moral. Or aucun projet de décroissance ne semble être en mesure d’offrir à l’humanité les moyens d’éviter un funeste destin dans les temps lointains. Rien que pour cela, il n’est pas absurde de réfléchir aux possibilités qu’offre la croissance.

Le pari de la croissance

Opter pour la croissance, c’est faire un pari. C’est faire le pari que le découplage permettra d’avoir accès aux ressources de la Terre pendant longtemps encore ; suffisamment longtemps pour éventuellement pouvoir développer des technologies qui permettront d’avoir accès à des ressources extra-terrestres. C’est faire le pari que l’humanité va continuer à progresser sur le plan de la médecine pour éradiquer davantage de maladies qu’elle ne l’a fait jusqu’à ce jour et pour vaincre à l’avenir toute menace d’épidémie. C’est faire le pari que nos descendants souffriront moins de toutes les petites misères de la vie, de la même manière que nous souffrons moins que nos ancêtres de multiples maux qui pouvaient leur pourrir la vie (maux de dent, blessures qui guérissent mal, petites infections qui deviennent rapidement fatales, etc.). C’est faire le pari que les pollutions diverses engendrées par l’activité humaine diminueront encore, comme elles ont déjà commencé à diminuer dans les pays développés (où, par exemple, la pollution de l’air est moins forte aujourd’hui qu’il y a quelques décennies). C’est faire le pari que le développement technologique va rendre la vie des humains, de l’ensemble des humains, encore plus confortable qu’elle ne l’est de nos jours. C’est faire le pari que l’humanité trouvera les moyens de parer à des menaces existentielles, comme le choc d’un astéroïde. C’est en somme faire le pari que l’amélioration des conditions de vie, à l’instar de ce qui s’est produit au cours de ces deux derniers siècles, peut encore continuer pendant longtemps et c’est considérer que l’humanité aurait tort de s’en priver. Ou, pour le dire autrement, c’est faire le pari que l’on vivra mieux qu’avec une politique de décroissance qui n’encourage pas l’innovation technologique et donc l’amélioration des conditions matérielles de l’existence.

Ce n’est pas tout. Faire le pari de la croissance c’est aussi se donner la seule chance d’échapper à l’anéantissement total de l’aventure humaine. N’oublions jamais que le Soleil va, dans des centaines de millions d’années, littéralement assécher tout ce que se trouve à la surface de la Terre, avant d’engloutir complètement cette dernière. Pour échapper à cette destruction totale, il faut que l’humanité trouve les moyens de développer une civilisation en dehors du Système solaire. D’aucuns pourraient rétorquer que cette idée relève de la science-fiction et ne devrait jamais en sortir. D’autres diront qu’il est absurde d’envisager ce qui se passera dans des millions d’années, car non seulement il y a déjà beaucoup à penser à propos des décennies à venir, mais nous sommes également dans l’ignorance de ce qui va se passer dans un futur très lointain. Ce refus de penser le temps long revient toutefois à négliger trois points importants. D’abord, il n’est pas vrai que nous ne savons pas ce qui va se passer dans des centaines de millions d’années. Si l’humanité n’a pas disparu avant cela ou si elle n’a pas déjà quitté le Système solaire, elle disparaîtra nécessairement avec la transformation du Soleil en géante rouge. Ensuite, rejeter une tentative d’échapper à un destin funeste sous prétexte qu’il serait vraiment lointain, au point de se compter en million d’années, est aussi problématique que de rejeter une tentative de sauvetage face à une menace imminente. De fait, et au risque de nous répéter, la distance temporelle ne réduit pas la force d’un impératif éthique. Si on apprend demain qu’un astéroïde se dirige droit sur la Terre et risque de l’anéantir très prochainement, il serait moralement problématique de ne pas tout mettre en œuvre pour éviter cette collision. Cette obligation morale reste vraie si le choc est prévu pour dans 10, 50, 500 ans ou plus. Ce qui change, c’est la façon de se préparer, pas le fait qu’il faille se préparer. Or la décroissance, en n’encourageant pas la course au développement de l’exploration spatiale, ne prépare pas l’humanité à trouver des moyens de parer à ce genre de menaces existentielles. En ce sens, elle semble condamner l’humanité à une fin certaine. Notons que, ce faisant, elle pourrait déroger au devoir moral d’aider son prochain (c’est-à-dire, ici, nos lointains descendants) face à une catastrophe certaine. Enfin, à ceux qui pensent qu’il est loufoque d’imaginer que des représentants de l’humanité puissent quitter le Système solaire dans des milliers ou millions d’années, on peut leur rappeler qu’il est impossible de prédire les limites du développement technologique de l’humanité. En deux petits siècles, cette dernière a effectué des progrès faramineux. Qui peut donc dire que, dans les millions d’années qu’elle a devant elle avant que le spectre de l’anéantissement total ne se fasse pressant, elle ne trouvera pas les moyens d’y échapper ? Dans ces conditions, affirmer qu’il est impossible que l’humanité arrive à quitter le Système solaire relève du dogmatisme.

Bien sûr, comme tout pari, la croissance peut être un échec. Elle peut se montrer incapable de trouver de nouvelles ressources naturelles et de nouvelles formes d’énergie. Elle peut donc finir par buter sur cette question des limites planétaires que les partisans de la décroissance mettent constamment en avant. Dans ces conditions, l’humanité en viendra, qu’elle le veuille ou non, à décroître. Puis, elle se retrouvera un jour dans une situation où elle ne pourra pas être sauvée d’un anéantissement total. Toute trace de son aventure sur Terre et même dans l’univers disparaîtra, au plus tard dans quelques centaines de millions d’années. La question est donc de savoir si, étant donné ce risque d’échec, il ne faut pas quand même que l’humanité essaye d’échapper à ce destin. On peut le penser pour deux raisons. D’abord, parce que l’on ne peut pas être sûr qu’elle soit condamnée à être anéantie. Il serait donc dommage de renoncer à la sauver avant d’avoir essayé. Ensuite, parce que même si la croissance n’est possible que sur une période limitée de 50, 100 ou 200 ans, il est possible qu’elle permette au moins d’améliorer encore un peu les conditions de vie de nos descendants, avant que la société n’entre dans une phase de décroissance, puis de post-croissance. Rien n’est certain, mais c’est une possibilité. En ce sens, il se pourrait que la croissance, contrairement à ce que soutiennent ses opposants, soit un projet moins mortifère que la décroissance.


[1]    Citons, à titre d’exemple, Jason Hickel, Moins pour plus, Marabooks, 2022 ; Tim Jackson, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’économie de demain, De Boeck, 2017 ; Serge Latouche, La décroissance, Puf, 2022 ; Dominique Méda, La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, Flammarion, 2014 ; Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Seuil, 2022.

[2]    Pour une revue générale des arguments en faveur et en défaveur de la croissance, voir notre article « Pour ou contre la croissance ? », Sciences Humaines, 356, mars 2023. Dans l’article ici présent, nous nous limitons à la question des ressources naturelles et à celle de l’avenir à long terme de la décroissance.

[3]    Voir à ce propos les analyses classiques de Julian Simon, L’homme notre dernière chance, PUF, 1985.

[4]    Voir, par exemple, Philippe Silberzahn, « Pourquoi nous ne vivons pas dans un monde fini », Survivre et prospérer dans un monde incertain (blog), 4 juillet 2022.

[5]    C’est notamment ce dont témoigne un récent rapport du Sénat : Christine Lavarde et Vanina Paoli-Gagin, « L’exploitation des ressources spatiales : un défi technique, un enjeu stratégique, une opportunité économique », 2023 (accessible sur le site du Sénat, https://www.senat.fr).

[6]    Philippe Bihouix, « La décroissance est-elle (encore) “techniquement” possible ? », dans François Jarrige et Hélène Tordjman (dir.), Décroissances, Le passager clandestin, 2023.

[7]    C’est notamment ce que défend l’essayiste Antoine Buéno, L’effondrement (du monde) n’aura (probablement) pas lieu, Flammarion, 2022.

[8]    Pour une défense de l’idée que le découplage permettra de croître pendant longtemps encore, voir Andrew McAfee, More from Less. The Surprising Story of How We Learned to Prosper Using Fewer Resources – and What Happens Next, Simon & Schuster, 2019.

[9]    Pour un démenti de l’idée que la fin du pétrole est proche, voir Marc-Antoine Eyl-Mazzega, « Le pic de la production pétrolière est hypothétique, on ne l’atteindra sans doute jamais », Pour la science, hors-série n° 121 (Quelles énergies pour demain ?), novembre 2023.

[10]  Pour une critique documentée de l’idée qu’il est nécessaire d’entrer en décroissance pour résoudre les problèmes environnementaux actuels, voir par exemple Hannah Ritchie, Not the End of the World. How We Can Be the First Generation to Build a Sustainable Planet, Chatto & Windus, 2024.

[11]  C’est en tout cas la crainte qu’ont la plupart des économistes, à l’instar d’un Philippe Charlez, « Ralentir ou périr : l’effrayante société de Timothée Parrique ! », IREF, 28 août 2023.

[12]  Antoine Buéno, op. cit., p. 231.

[13]  Voir à ce sujet notre article « Peut-on bien vivre en décroissance ? », Sciences Humaines, 365, 2024.

[14]  C’est en tout cas la thèse que défendent Corentin de Salle et Damien Ernst dans leur article « Transition écologique : “L’impératif, c’est la prospérité, pas la sobriété” », L’Express, 29 janvier 2024.

[15]  Pour une discussion de l’idée que la disparition de l’humanité serait une bonne chose, voir par exemple Todd May, « Would Human Extinction Be a Tragedy ? », The New York Times, 17 décembre 2018.

[16]  Voir, par exemple, Aparecida Vilaça, « L’absence de capitalisme et de productivisme chez les autochtones doit être une source d’inspiration pour les Occidentaux », Usbek & Rica, 22 janvier 2024. Puis, pour une analyse plus générale du sujet, voir Pierre Madelin, Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement, Les Éditions Écosociété, 2020.

[17]  Ce programme est clair chez Timothée Parrique : « La décroissance n’est pas anti-entreprise, mais antilucrativité. Elle critique les entreprises qui sont organisées autour de l’impératif de la croissance du chiffre d’affaires et des profits et du capital », op. cit., p. 260. Même si tous les partisans de la décroissance ne sont pas aussi explicites que Timothée Parrique sur ce point, tous récusent implicitement que les entreprises doivent chercher à faire du profit.

[18]   Sur cette idée que les générations futures, même celles relevant d’un futur très lointain, comptent moralement autant que les générations présentes, voir William MacAskill, What We Owe the Future. A Million-Year View, Oneworld Publications, 2022.

About Author

Thomas Lepeltier

Thomas Lepeltier est essayiste, spécialisé en histoire et philosophie des sciences, ainsi qu’en éthique. Il est Associate Fellow du Oxford Center for Animal Ethics. Il est l'auteur notamment de L’univers existe-t-il ? (PUF, 2021) et de Faut-il sauver l'ours blanc (PUF, 2023).

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