Il en va des libertés comme de la santé, c’est souvent lorsqu’on les perd que l’on réalise combien elles nous sont précieuses. Souvent, mais pas toujours… Dans notre beau pays nos libertés nous sont sans cesse retirées, une à une, plus ou moins subrepticement et pour des raisons diverses mais toujours présentées comme participant à de nobles causes. Les conséquences de cette lente érosion de nos libertés sont multiples et néfastes. Mais nos compatriotes ont bien du mal à faire le lien entre les difficultés qu’ils rencontrent dans leur quotidien et l’abandon de ces libertés.
Montrer que les échecs que nous essuyons dans notre société sont précisément dus au fait que nous avons renoncé à nos libertés : tel est le travail que nous poursuivons dans ce 17ème numéro avec, en particulier, un dossier important—et que nous poursuivrons dans le numéro suivant—sur le climat. Tout aussi important est le travail inverse qui consiste à illustrer les dynamiques vertueuses que permet un rétablissement des libertés, comme lorsqu’il s’agit de faire en sorte que ceux qui le souhaitent puissent bénéficier d’une retraite correcte. Alors que nous sortons d’une longue période électorale qui, sans surprise, s’est avérée peu propice à la réflexion, et que les débats post-électoraux ne laissent présager rien de bon pour les mois à venir, ce travail d’analyse est essentiel si nous voulons entretenir l’espoir de jours meilleurs, pour nous et pour nos enfants.
Des jours meilleurs ! C’est sans doute ce à quoi aspirent des millions d’Ukrainiens. Nous ne leur avons pas consacré beaucoup de place dans les pages de ce numéro. Peut-être parce que l’actualité est trop violente, trop rapprochée et que les mots sont difficiles à trouver. Mais il faudra sans doute analyser ces terribles événements—sans comparaison avec nos difficultés !—et en tirer les leçons. Les Ukrainiens voient chaque jour leurs libertés les plus essentielles bafouées, ruinées. Et ils se battent, ils donnent leurs vies, pour donner une chance à leurs libertés.
Comme tant d’autres, ce triste conflit m’a permis de mieux faire connaissance avec ce peuple et son histoire bien tourmentée, souvent sous le joug d’une puissance étrangère qu’il s’agisse du tsar de Russie, du Sultan Ottoman ou du Roi de Pologne. J’ai ainsi pu découvrir la vie et les poèmes de l’un des auteurs de langue ukrainienne les plus fameux : Taras Chevtchenko. Né fils de serf dans un village non loin de Kiev, il perd très tôt ses deux parents. Mais la chance sourit à l’orphelin lorsque son maître l’envoie prendre des cours de peinture à Saint Pétersbourg. Quelques années plus tard, le 22 avril 1838, grâce aux efforts de ses amis artistes russes, il est affranchi du servage. Mais cette liberté il l’utilise pour réclamer la même liberté pour tous les siens. Une bataille qui lui vaudra de passer une bonne partie de sa vie d’homme « libre » en prison ou en exil forcé.
Dans ses poèmes il reprend souvent la figure du kobzar, un barde errant qui porte en lui et à travers ses chants, la mémoire et l’amour de l’Ukraine et de la liberté, souvent perdue, parfois retrouvée, toujours menacée. En voici deux courts extraits.
La Nuit de Taras [extraits]
A la croisée des chemins assis,
Un kobzar joue de la kobza,
Tout autour, des garçons et des filles,
Comme des coquelicots en fleur.
Le kobzar joue et chante longtemps,
Par ses mots il raconte comment
Les Moscovites, la Horde, les Polonais
Se sont battus contre les Cosaques,
Comment les gens se sont rassemblés
Un dimanche tôt le matin,
Dans un verdoyant ravin.
Le kobzar joue et chante longtemps,
A en faire rire le malheur…
[…]
Ô mon Ukraine, ô mon Ukraine !
Ma mère, ô ma mère !
Quand je pense à toi, ô ma patrie,
Mon pauvre cœur pleure…
Qu’est-il advenu des Cosaques
Et de leurs manteaux écarlates ?
Des bountchouks ? Des hetmans ?
Qu’en est-il advenu ? Ont-ils brûlé ?
La mer bleue aurait-elle
Englouti les montagnes
Et les immenses tombeaux ?
Les montagnes se taisent, la mer s’agite,
Les tombeaux s’attristent,
Et les Polonais règnent
Sur les enfants des Cosaques.
A Osnovianenko [extraits]
…
J’erre au milieu des neiges et fredonne :
« Ô pré, ne bruis pas ! »
Mais je ne puis plus chanter. Et toi, père,
Les gens te respectent,
Tu as une belle voix.
Chante-leur donc, mon cher,
Le Sitch, les tombeaux,
Quand les a-t-on érigés,
Qui y repose.
Chante-leur le temps jadis, merveilleux,
Qui a été, qui n’est plus.
…
Chante, mon père, aigle cendré !
Puissé-je pleurer,
Puissé-je revoir mon Ukraine
Une fois encore.
Puissé-je écouter encore
La mer s’agiter,
Et la jeune fille, sous le saule,
Commencer à chanter Htyts.
Taras Chevtchenko et ses compatriotes d’aujourd’hui, en défendant leur liberté défendent la nôtre ne serait-ce qu’en nous rappelant la valeur de celle-ci. Ne l’oublions pas. Ne les oublions pas. Les deux passages sont tirés de Kobzar, de Taras Chevtchenko, Traduit de l’ukrainien et annoté par Darya Clarinard, Justine Horetska, Eugerran Massis, Sophie Maillot et Tatiana Sirotchouk, Les Éditions Bleu et Jaune, 102, avenue des Champs-Élysées, Paris (2015).
1 Commentaire
[…] Le Kobzar […]