de Serge Schweitzer

Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2024 (137 pages)

Serge Schweitzer nous livre la suite de ses réflexions sur le libéralisme. Il avait répondu dans son précédent livre, Le libéralisme: autopsie d’une incompréhension, à la question de savoir « pourquoi le libéralisme a non seulement si peu d’adeptes ; mais tout autant charrie d’impressionnantes cohortes d’adversaires déclarés et si résolus qu’ils ne souhaitent rien moins que sa disparition ». Il s’interroge dans ce second livre sur les prolégomènes et jalons nécessaires à un réexamen du libéralisme. Il y soutient que la défense de la liberté est une fin en soi et un bon moyen de réaliser l’abondance dans un monde marqué par la rareté. Il organise son ouvrage sur cette distinction classique de la théorie de l’action, les fins d’un côté et les moyens de l’autre. Le chapitre premier traite du libéralisme comme fin et propose trois sections : une vision de l’action humaine, une esthétique de la liberté et une architecture spontanée de l’ordre social. Le chapitre deux expose le libéralisme comme moyen de réaliser l’autonomie contre la rareté, en bénéficiant des bienfaits de l’échange et de la concurrence.

L’introduction, ou prolégomène, revient largement sur la question abordée dans le premier volume de ce qui sera une trilogie : Pourquoi le libéralisme a-t-il échoué en France ? Elle reprend le carré magique de la philosophie libérale : la liberté, la responsabilité, la propriété et la dignité (p. 16) et rappelle que les libéraux sont du côté des dominés, des outsiders et non des dominants, des insiders (p. 13). On comprend progressivement que son principal objet est une critique des libéraux français. Pour développer sa critique Serge Schweitzer parle au nom des jeunes. Il affirme. « Ce qu’aujourd’hui refusent la plupart des jeunes, y inclus et peut-être surtout les jeunes libéraux, c’est qu’on leur dicte et impose des croyances et dogmes, des impératifs tant moraux que religieux » (p.14). Les jeunes sont en ce sens libéraux sans le savoir car le mot d’ordre du libéralisme, ajoute Serge Schweitzer, est que personne ne peut dicter à un individu ce qui est bon pour lui, sauf si les choix de l’individu violent la liberté, la responsabilité, la propriété et la dignité des êtres humains (p. 16). Le libéralisme aurait en ce sens un message simple, « laissez-nous vivre » et la jeunesse n’aurait aucun problème avec cela et en particulier aucun problème avec l’avortement, l’euthanasie et toutes les expériences sexuelles les plus variées (p. 13).

 Une partie de l’explication du désamour de la population vis-à-vis du libéralisme en France serait alors toute trouvée : les libéraux français ne seraient pas en accord avec leur temps (p. 15). Ils auraient choisi une « voie conservatrice, voire réactionnaire » (p. 15) qui rendrait à tort le libéralisme démodé (p. 15). Les libéraux français ne seraient pas seulement conservateurs. Ils manqueraient cruellement d’un plan d’ensemble, tel celui initié lors de la création de la Société du Mont Pèlerin en 1947 (p. 17) et cela malgré « la liberté, la créativité et le talent » d’un homme, le Professeur Jacques Garello de l’Université d’Aix-Marseille (p. 19).

Les libéraux français seraient de plus satellisés en une multitude de groupes peu coordonnés (p. 19), se désintéresseraient des débats intellectuels parce qu’ils seraient certains de leurs sciences, « porteur des reliques de la vraie croix » (p. 20), auraient développé une mentalité d’assiégés (p. 20) et seraient incapables de s’entendre (p. 24). Il y aurait autant de libéralisme que de libéraux. La conclusion de ces prolégomènes est pourtant que pour transformer l’échec du libéralisme français en succès, il faudrait constituer une maison commune, une alliance entre le courant conservateur, le sillon des croyances, et tous les courants du libéralisme (p. 25).

C’est sur cette base que s’engage la discussion sur le libéralisme comme fin (Chapitre 1) et le libéralisme comme moyen (Chapitre 2).

Le libéralisme comme fin est une explication de ce qu’il est, alors que le libéralisme comme moyen n’est que l’instrument qui permet aux hommes de lutter efficacement contre la rareté, de créer un monde d’abondance. Le libéralisme comme fin est tout d’abord une méthode, l’individualisme méthodologique en est son principe de base : l’homme a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait (p. 40). Il est indissociable d’une posture rationaliste qui privilégie la clarté et la cohérence (p. 42) et déteste la violence (p. 43). En privilégiant la raison, la figure de l’individu rationnel, le libéralisme fait œuvre de civilisation. Cette dernière émerge avec les Lumières françaises (p. 42), mais trouve ses bases anthropologiques dans le christianisme (p. 43). Il ne devient, cependant, une pensée ordonnée qu’entre 1776 et 1850 avec Adam Smith et Frédéric Bastiat (p. 41). Cette pensée propose une théorie de la justice, mais aussi une théorie des ordres spontanés fondée sur une théorie originale du droit. Toute la fin du chapitre 1 est consacrée à cette théorie du droit qui est l’objet de travaux antérieurs de Serge Schweitzer (Schweitzer et Floury 2015 [1], 2019 [2]).

Le libéralisme comme moyen est de l’aveu même de Serge Schweitzer (p. 87) « plus classique et scientifiquement plus aisé à aborder ». D’une part parce que l’économie politique du libéralisme est la discipline de Serge Schweitzer. D’autre part, parce que le libéralisme est souvent présenté comme un économisme. Trois thèmes classiques sont abordés : la question de la rareté (pp. 88-92), la fécondité de l’échange (pp. 92-112) et les vertus de la concurrence (pp. 112-119). Pour vanter les vertus de la concurrence, l’analogie sportive est reprise : pour savoir qui court le plus vite, le meilleur moyen est de courir. La concurrence n’est pas, contrairement à ce qu’a soutenu Jean Jaurès, à l’origine des guerres. Elle est un instrument de résolution pacifique des conflits (p. 114). Elle rejoint en ce sens l’échange qui, au-delà de sa dimension marchande, est favorable à la paix sociale. Le libre échange devient ainsi une condition de pacification des ordres sociaux. Il n’alimente pas la guerre de tous contre tous car il est l’expression de cette sympathie naturelle que l’homme a pour ses congénères. On trouve ici une discussion désormais classique mais qu’il est bien de trouver dans ce chapitre de présentation de l’économie politique libérale entre l’intérêt au sens égoïsme et le principe de sympathie développé par Smith. Plus originale est cette discussion qui s’engage avec la position provocatrice d’Ayn Rand et sa théorie des vertus de l’égoïsme (p. 102).

La nouveau livre de Serge Schweitzer a la qualité d’écriture du précédent. Il est sans conclusion, mais annonce la publication d’un troisième volume – Le libéralisme : matériaux pour une reconstruction. Il prend le risque dans ses prolégomènes de froisser les libéraux français qu’il juge durement sans cependant les nommer, ce qui rend la discussion difficile. Chaque libéral devra s’interroger en conscience s’il est visé ou non par la critique proposée.

Il fait aussi l’éloge de la tolérance, ce qui est tout à fait louable, mais il prend le risque de tomber dans l’indifférence et surtout de ne pas prendre au sérieux la dignité de l’homme qu’il dresse pourtant comme l’un des piliers du libéralisme. Un choix libre et conscient est un choix digne. Un choix libre et conscient n’est pas mu et déterminé par l’instinct, l’émotion, la force et la violence, la souffrance, la perte de contrôle de soi. Cette dignité explique pourquoi aucun individu ne peut vendre ses droits sur lui-même, se vendre comme esclave. Elle explique aussi pourquoi toutes les formes d’addiction sont contraire à la dignité. C’est parce que le libéralisme est une forme de rationalisme qu’il évite deux écueils, le relativisme moral et le relativisme scientifique. Cette ligne de crête n’est pas aisée, mais elle fonde la philosophie libérale classique.

Serge Schweitzer pose donc dans ce nouvel opus de bonnes questions, propose des discussions utiles et intéressantes autour de l’égoïsme et de la sympathie smithienne, défend une maison commune des libéraux tout en expliquant qu’il serait naïf de croire qu’elle serait possible et replace, probablement à raison, au cœur de la théorie économique, de la compréhension de l’échange, le droit. Nous attendons avec impatience son troisième volume.


[1]    Schweitzer, S. et L. Floury 2015. Droit et économie : un essai d’histoire analytique, Préface Pierre Garello, Presses Universitaires Aix-Marseille.

[2]    Schweitzer, S. et L. Floury 2019. Droit et économie. Des divergences aux convergences, Paris, Dalloz.

About Author

François Facchini

François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Économiques. Il est en poste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Économie de la Sorbonne (CES). Il a récemment publié Les dépenses publiques en France, De Boeck Supérieur (2021).

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