Comme on le sait, Friedrich Hayek a Ă©crit un livre remarquable, Droit, lĂ©gislation et libertĂ©, et le titre du deuxième volume est Le mirage de la justice sociale. Friedrich Hayek explique de manière convaincante que l’expression « justice sociale Â» n’a pas de sens. Ainsi, il Ă©crit dans la prĂ©face de ce volume :

« DĂ©montrer qu’une expression universellement employĂ©e, et incorporant pour bien des gens une croyance quasi-religieuse, n’a absolument aucun contenu et ne sert qu’à insinuer qu’il nous faut consentir Ă  ce que rĂ©clame un certain groupe, voilĂ  qui est beaucoup plus difficile que de prouver qu’une conception est fausse. Â» 

Friedrich Hayek rĂ©ussit brillamment Ă  dĂ©montrer de manière très rigoureuse l’inanitĂ© du concept de « justice sociale Â» et on peut penser que tout a Ă©tĂ© Ă©crit par Friedrich Hayek et qu’il ne faut pas essayer de dĂ©battre de la justice sociale.

Nous ne critiquerons certainement pas ce qui a Ă©tĂ© Ă©crit par lui, ni n’essaierons de rĂ©sumer son livre. Mais nous pensons que ce sujet est si complexe et si important qu’il est peut-ĂŞtre possible d’ajouter quelques remarques Ă  ce qui a Ă©tĂ© dĂ©finitivement Ă©crit par Friedrich Hayek.

Justice sociale, Ă©thique universelle et Ă©thique personnelle

Il est Ă©vident qu’il n’y a pas une seule dĂ©finition de la « justice sociale Â». Ce terme est très utilisĂ© — en particulier en ce qui concerne les politiques publiques — mais souvent avec des significations implicites divergentes. Cependant, une chose est certaine : lorsqu’on parle de « justice sociale Â», tout le monde l’interprète Ă  juste titre comme un concept Ă©thique. Par consĂ©quent, afin de mieux comprendre sa signification, il peut ĂŞtre utile de commencer par une approche plus gĂ©nĂ©rale, Ă  savoir examiner ce que l’on entend exactement par « Ă©thique Â». De ce point de vue, il semble tout Ă  fait justifiĂ© de faire une distinction fondamentale entre deux types d’Ă©thique qu’il nous semble utile de qualifier d’ « Ă©thique universelle Â» et d’ Â« Ă©thique personnelle Â».

L’Ă©thique universelle n’est malheureusement pas universellement reconnue Ă  notre Ă©poque et peut-ĂŞtre devrions-nous l’appeler « Ă©thique universalisable Â». Elle peut ĂŞtre dĂ©finie comme un ensemble de principes moraux qui sont potentiellement acceptables pour tous les individus du monde sans qu’il puisse y avoir de contradictions et de conflits entre les actions des uns et des autres. Il semble donc qu’une seule dĂ©finition de l’Ă©thique universelle soit possible, Ă  savoir le respect des droits lĂ©gitimes des individus, c’est-Ă -dire leurs droits sur leur propre personne et les droits de propriĂ©tĂ© qu’ils ont lĂ©gitimement obtenus.

En ce qui concerne l’Ă©thique personnelle, elle consiste pour chacun, par exemple, Ă  choisir avec qui on veut ĂŞtre altruiste et comment on veut se comporter envers les autres. Dans la mesure oĂą il n’est Ă©videmment pas possible d’ĂŞtre altruiste avec tous les gens du monde, chacun doit choisir avec qui il veut ĂŞtre altruiste et sous quelles formes. Par consĂ©quent chacun choisit simultanĂ©ment d’exclure d’autres personnes de ses activitĂ©s altruistes (ou « Ă©galitaires Â»). Ainsi, si un individu prĂ©fère aider ses enfants plutĂ´t que d’aider une personne qui vit misĂ©rablement parce qu’elle ne veut pas travailler et/ou parce qu’elle prĂ©fère vivre aux dĂ©pens des autres, pourquoi une politique visant Ă  rĂ©duire les « inĂ©galitĂ©s Â» exigerait-elle que cet individu fasse les choix qu’il ne souhaite pas ? Cette politique crĂ©e de nouvelles inĂ©galitĂ©s entre ceux qui considèrent que cette politique est respectueuse de leur moralitĂ© personnelle et ceux qui n’en sont pas d’accord.

Cette distinction entre Ă©thique universelle et Ă©thique personnelle permet de comprendre ce que l’on entend par « justice sociale Â». En fait, il existe deux dĂ©finitions très diffĂ©rentes de la « justice sociale Â». La première concerne l’Ă©thique universelle, Ă  savoir le respect des droits individuels. D’autre part, l’Ă©thique personnelle inspire la seconde dĂ©finition de la « justice sociale Â» : elle consiste Ă  comparer la situation rĂ©elle des individus et Ă  dĂ©cider subjectivement que les diffĂ©rences sont justes ou non. Cette deuxième dĂ©finition est la plus largement acceptĂ©e et, gĂ©nĂ©ralement, lorsqu’on parle de « justice sociale Â», les gens se soucient principalement des revenus monĂ©taires des individus et Ă©ventuellement de la valeur monĂ©taire de leurs patrimoines. Selon un jugement personnel — plus ou moins partagĂ© par un grand nombre de personnes — on considère que les diffĂ©rences entre les revenus ou patrimoines individuels doivent ĂŞtre plus ou moins diminuĂ©es. Maintenant, certaines caractĂ©ristiques des deux dĂ©finitions doivent ĂŞtre clarifiĂ©es afin d’avoir une analyse rigoureuse de ce problème.

ConsidĂ©rons d’abord la première dĂ©finition de la justice sociale qui est en fait une simple application de l’Ă©thique universelle. Nous venons de mentionner qu’elle signifie que les droits individuels sont respectĂ©s par tous. Mais il ne suffit pas de se soucier du respect des droits, car les droits individuels doivent ĂŞtre fondĂ©s sur l’Ă©thique pour qu’une situation respectueuse des droits soit justifiĂ©e sur le plan Ă©thique. En fait, supposons qu’il existe une sociĂ©tĂ© dans laquelle la plupart des biens ont Ă©tĂ© obtenus au moyen de vols ; il est Ă©vident que, dans un tel cas, il n’y a aucune justification au respect des droits de propriĂ©tĂ© ! Cela signifie qu’il est important de dĂ©terminer dans quels cas les droits de propriĂ©tĂ© sont lĂ©gitimes.

Le principe de base de l’Ă©thique consiste Ă  affirmer que les individus sont libres, ce qui signifie qu’ils ne sont pas soumis Ă  la contrainte d’autres personnes, c’est-Ă -dire qu’ils sont propriĂ©taires d’eux-mĂŞmes. Mais on n’est pas son propre propriĂ©taire si jamais on n’est pas propriĂ©taire des biens et des services qu’on crĂ©e en utilisant son esprit et ses activitĂ©s physiques. Il faut donc considĂ©rer que les droits de propriĂ©tĂ© lĂ©gitimes sont ceux qui sont obtenus par des actes de crĂ©ation (et, Ă©videmment, par l’Ă©change de biens et de services qui ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s par les partenaires dans l’échange).

Ainsi, la première dĂ©finition de la justice sociale peut potentiellement ĂŞtre acceptĂ©e par tous les individus dans le monde entier (du moins si les gens s’accordent sur la lĂ©gitimitĂ© des droits de propriĂ©tĂ©).

De l’immoralité des politiques de redistribution

Mais, en ce qui concerne la deuxième dĂ©finition de la justice sociale — Ă  savoir une comparaison du niveau de vie des individus dans une sociĂ©tĂ© — chaque individu a une dĂ©finition diffĂ©rente de ce qu’il considère comme socialement juste. Il y a donc un problème très important, Ă  savoir la cohĂ©rence entre ces diffĂ©rentes opinions. Comme, très probablement, tous les individus ont des opinions diffĂ©rentes sur la « solidaritĂ© Â», il ne peut y avoir de critère « universel Â» de ce qui est considĂ©rĂ© comme « justice sociale Â», c’est-Ă -dire la rĂ©partition Ă©quitable des ressources. On suppose alors que la justice sociale dans la rĂ©partition des revenus ou des patrimoines peut ĂŞtre dĂ©finie par une majoritĂ© de voix dans un système dĂ©mocratique. De nos jours, lorsqu’on parle de justice sociale, on entend implicitement par lĂ  la solidaritĂ© ou plutĂ´t les activitĂ©s de redistribution (politique sociale), ce qui renvoie au deuxième sens de la justice sociale. On suppose implicitement que la justice sociale implique une rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s. Dans le terme « Ă©galitĂ© Â» ou « inĂ©galitĂ© Â», il y a un jugement de valeur implicite. C’est pourquoi on considère la rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s comme une politique moralement justifiĂ©e.

Les libĂ©raux sont souvent critiques Ă  l’Ă©gard des politiques Ă©galitaires, de sorte qu’on prĂ©tend souvent qu’ils favorisent l’Ă©goĂŻsme et que le libĂ©ralisme doit ĂŞtre remis en question pour des raisons Ă©thiques. Mais les ĂŞtres humains se caractĂ©risent par leur diversitĂ© et c’est pourquoi il faut, d’une part, parler de diversitĂ© plutĂ´t que d’inĂ©galitĂ© et, d’autre part, ĂŞtre respectueux de cette diversitĂ© inhĂ©rente Ă  la nature humaine. Le terme d’inĂ©galitĂ© serait justifiĂ© si le sort de tous les individus — et en particulier leur niveau de vie — Ă©tait dĂ©terminĂ© par une autoritĂ© centrale possĂ©dant toutes les ressources et capable de les « distribuer Â» plus ou moins « Ă©galement Â». Mais ce n’est pas le cas — heureusement — dans une sociĂ©tĂ© libre et c’est pourquoi l’expression « redistribution des revenus Â» est totalement trompeuse.

Cependant, contrairement Ă  ce que l’on prĂ©tend souvent, le libĂ©ralisme ne soutient pas la libertĂ© de chacun de faire quoi que ce soit, mais la libertĂ© d’agir dans le respect des droits lĂ©gitimes d’autrui. Cette libertĂ© d’agir implique la libertĂ© de mettre en Ĺ“uvre sa propre Ă©thique personnelle, mais seulement si elle est lĂ©gitime et si elle est respectueuse de l’Ă©thique universelle. C’est le cas si une personne qui dĂ©tient des droits de propriĂ©tĂ© lĂ©gitimes sur certaines ressources utilise une partie de ces ressources pour aider une autre personne ; ses actes sont alors conformes Ă  sa morale personnelle sans porter atteinte Ă  la morale universelle. Ce comportement est totalement moral et respectable. Mais quelqu’un qui vole des biens Ă  une personne pour donner son butin Ă  une autre personne — parce que sa morale personnelle l’incite Ă  aider cette dernière — viole les droits de propriĂ©tĂ© de la première personne et donc la morale universelle.

Or, c’est exactement la mĂŞme chose qui existe avec les « politiques d’inĂ©galitĂ©s Â» : les hommes d’État (politiciens et bureaucrates) prĂ©lèvent, grâce Ă  la contrainte, des ressources auprès de certaines personnes (appelĂ©es citoyens) pour les donner Ă  d’autres. Ce faisant, ils portent atteinte Ă  l’éthique universelle et nous devons donc accepter l’idĂ©e qu’une politique visant Ă  rĂ©duire les « inĂ©galitĂ©s Â» est en principe immorale. Si les hommes d’État utilisent leur monopole de la contrainte lĂ©gale de telle sorte que cette contrainte soit lĂ©gale, elle est cependant immorale puisqu’elle constitue une atteinte aux droits de propriĂ©tĂ© lĂ©gitimes (et c’est pourquoi il faut considĂ©rer comme un devoir moral de rĂ©duire les impĂ´ts autant que possible). Il se peut qu’en agissant ainsi certains hommes d’État tentent de mettre en Ĺ“uvre leur propre moralitĂ© personnelle, mais de toute façon ils portent atteinte Ă  la morale universelle. D’autre part, il est bien connu que, ce faisant, ils poursuivent souvent des objectifs personnels : ainsi, pour ĂŞtre Ă©lus ou rĂ©Ă©lus, ils transfèrent des ressources Ă  un grand nombre d’Ă©lecteurs aux dĂ©pens d’une minoritĂ©. C’est pour cette raison que l’impĂ´t progressif – immoral et inĂ©gal par nature – existe. Et le fait que les hommes d’État soient Ă©lus par une majoritĂ© d’Ă©lecteurs ne leur donne pas de lĂ©gitimitĂ© puisqu’on peut toujours trouver une majoritĂ© pour violer les droits lĂ©gitimes d’une minoritĂ© dans la mesure oĂą l’exercice de la contrainte lĂ©gale est possible.

De plus, l’Ă©galitĂ© est dĂ©finie arbitrairement Ă  partir d’un seul critère, Ă  savoir le revenu Ă  un moment donnĂ©. Or les objectifs des individus sont variĂ©s (ils ne concernent pas seulement les revenus monĂ©taires), leur âge est diffĂ©rent et donc leur expĂ©rience et leur capital (qui sont des sources de leurs revenus). Imaginons que tous les individus soient identiques, il y aurait cependant une inĂ©galitĂ© des revenus en fonction de l’âge de chacun.

Bien sĂ»r, certains sont victimes de handicaps physiques ou mentaux et l’histoire de l’humanitĂ© montre que la charitĂ© a toujours existĂ© dans de tels cas. Cette charitĂ©, dĂ©cidĂ©e personnellement par chaque individu, correspond Ă  une morale personnelle et elle est extrĂŞmement respectable, contrairement Ă  la charitĂ© dite publique (qui est d’ailleurs entachĂ©e de perspectives Ă©lectorales et qui conduit donc Ă  de nouvelles inĂ©galitĂ©s entre ceux qui arrivent ainsi au pouvoir – prĂ©tendant prendre en charge la pauvretĂ© – et ceux qui doivent subir des choix publics).

Pourquoi le libéralisme est humaniste et crée une dynamique vertueuse

Soulignons encore une fois qu’il est totalement faux de prĂ©tendre que les libĂ©raux prĂ´nent l’Ă©goĂŻsme puisqu’ils ne sont pas d’accord avec les politiques Ă©galitaires. Ils sont respectueux de tous les ĂŞtres humains — riches ou pauvres, jeunes ou vieux, etc. — et ils respectent une morale profondĂ©ment universelle mais aussi toutes les morales personnelles tant qu’elles restent compatibles avec la morale universelle. Et c’est pourquoi il n’est pas faux de dire non seulement que le libĂ©ralisme est humaniste, mais mĂŞme que seul le libĂ©ralisme est un humanisme. Au fond, les libĂ©raux ont confiance dans les capacitĂ©s des individus au lieu d’essayer de les manipuler comme on le ferait avec une machine. Ils savent que les individus sont capables de gĂ©nĂ©rositĂ© et aussi qu’ils sont capables, si nĂ©cessaire, d’inventer des processus pour apporter du secours aux autres. C’est le cas, par exemple, des activitĂ©s d’assurance qui aident les victimes de certains Ă©vĂ©nements malheureux Ă  bĂ©nĂ©ficier d’une indemnisation. On pourrait, dans cette perspective, imaginer que, dans une sociĂ©tĂ© oĂą il n’y aurait pas de politique Ă©galitariste, les parents obtiennent une assurance avant mĂŞme la naissance de leurs enfants pour leur permettre de vivre dĂ©cemment mĂŞme s’ils souffrent d’un handicap physique ou mental qui les empĂŞcherait d’obtenir ce qui est nĂ©cessaire pour leurs besoins.

C’est donc pour des raisons morales qu’il faut se montrer critique Ă  l’Ă©gard des politiques Ă©galitaristes. Mais il y a aussi des raisons utilitaires. Ainsi, si un salaire minimum est rendu obligatoire par la loi dans un pays, il est censĂ© permettre Ă  tous les employĂ©s de recevoir au moins le mĂŞme salaire. Mais la consĂ©quence est qu’il exclut certains individus — surtout les plus jeunes — du marchĂ© du travail et les empĂŞche d’amĂ©liorer leur vie grâce Ă  leurs propres efforts et aux connaissances qu’ils pourraient sinon accumuler. C’est aussi une soi-disant prĂ©occupation d’Ă©galitarisme qui est donnĂ©e pour justifier un fort impĂ´t progressif sur le revenu. Mais cette politique « inĂ©gale Â» a pour consĂ©quence de punir et de dĂ©courager ceux qui sont les plus innovants, les plus travailleurs, les plus aptes Ă  prendre des risques. Il en rĂ©sulte l’existence d’obstacles au progrès Ă©conomique, ce qui est prĂ©judiciable pour tous. Et cette politique pousse Ă©galement Ă  l’exil certains individus qui en sont particulièrement victimes, ce qui est aussi la crĂ©ation d’une inĂ©galitĂ© entre les individus.

Prenons aussi le cas des droits de succession. On suppose assez souvent qu’il n’est pas « juste Â» que certaines personnes obtiennent plus de ressources que d’autres grâce Ă  l’hĂ©ritage et qu’il est juste de redistribuer ce qu’elles ont ainsi obtenu. Supposons que deux individus, Jacques et Martin, aient gagnĂ© exactement le mĂŞme montant de revenus tout au long de leur vie, qu’ils meurent au mĂŞme âge et qu’ils aient exactement le mĂŞme nombre d’enfants qui reçoivent un hĂ©ritage de leur part. Mais supposons par ailleurs que Jacques ait constamment acceptĂ© le sacrifice de consommer moins que ses revenus pour accumuler un capital et le transmettre Ă  ses enfants après sa mort, alors que Martin a prĂ©fĂ©rĂ© obtenir plus de satisfactions en consommant toutes les ressources correspondant Ă  ses revenus. Tous deux auront payĂ© le mĂŞme montant d’impĂ´ts de leur vivant, au moins en ce qui concerne l’impĂ´t sur le revenu, bien qu’il puisse y avoir une sur-taxation du capital (ce qui est en particulier le cas en France). Il n’est certainement pas juste que les droits de succession impliquent que tout au long de leur vie et après, les ressources gagnĂ©es par Jacques soient plus taxĂ©es que celles gagnĂ©es par Martin. Une fois de plus, une politique de « justice sociale Â» crĂ©e une injustice très importante.

Prendre en compte la source des inégalités

L’idĂ©e qu’il existe des inĂ©galitĂ©s insupportables — par exemple dans la rĂ©partition des revenus ou de l’hĂ©ritage — provient d’une formidable confusion entre un concept purement statistique et un concept moral. La notion mĂŞme de rĂ©partition des revenus ou des richesses est vide de sens dans la mesure oĂą quelqu’un ne peut redistribuer que ce qui lui appartient. Les revenus et les richesses existent dans la mesure oĂą ils sont crĂ©Ă©s, et ils ne sont crĂ©Ă©s que dans la mesure oĂą ils sont possĂ©dĂ©s. Les disparitĂ©s statistiques ne sont donc que le reflet de la disparitĂ© des capacitĂ©s et des prĂ©fĂ©rences des individus. En d’autres termes, la dispersion statistique (en termes de revenus ou de richesses) n’est rien d’autre que le rĂ©sultat de l’activitĂ© humaine.

Certes, les individus sont Ă©gaux en droits (droit Ă  la libertĂ© et donc droit de possĂ©der les fruits de ses activitĂ©s), mais ils ne sont pas identiques et c’est cette diversitĂ© qui crĂ©e la solidaritĂ© entre eux. Un individu est fondamentalement un ĂŞtre social, car il nourrit sa diversitĂ© avec celle des autres. L’individualisme, souvent critiquĂ© comme prĂ©conisant le repli sur soi, repose au contraire sur la reconnaissance des liens sociaux entre les individus, car il met l’accent sur le caractère unique de chaque individu, ainsi que sur son Ă©gale dignitĂ©. Et cela n’exclut pas, bien sĂ»r, les actes de gĂ©nĂ©rositĂ© volontaire : la persistance des liens familiaux Ă  travers l’histoire et les civilisations en est le tĂ©moignage le plus frappant.

Cependant, dès que l’on accepte de modifier les rĂ©sultats des activitĂ©s individuelles, on porte atteinte Ă  ce qui est la source de ces activitĂ©s, c’est-Ă -dire les droits individuels. Une politique de transferts obligatoires, sous prĂ©texte d’Ă©galiser les rĂ©sultats de l’activitĂ© humaine, consiste Ă  prendre de force les ressources de ceux qui les ont crĂ©Ă©es pour les donner Ă  ceux qui ne les ont pas crĂ©Ă©es. Contrairement Ă  ce qui se passe dans le cas du don volontaire ou de l’Ă©change, oĂą les deux partenaires sont gagnants, dans le transfert forcĂ© il y a un gagnant et un perdant et aucun test ne permettra de dire s’il y a un « gain social Â» : l’Ă©valuation de ce transfert est purement subjective et personne ne peut dĂ©montrer que la lutte contre les inĂ©galitĂ©s (statistiques) est une amĂ©lioration. Ainsi, une politique de rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s signifie nĂ©cessairement l’introduction de l’arbitraire dans les relations entre les personnes.

Les sociĂ©tĂ©s modernes, celles qui ont permis au plus grand nombre de personnes d’accĂ©der aux ressources matĂ©rielles, Ă  la culture ou Ă  la santĂ©, sont des sociĂ©tĂ©s complexes oĂą chacun joue un rĂ´le spĂ©cifique et bĂ©nĂ©ficie, par l’Ă©change, des activitĂ©s des autres. Le miracle de l’Ă©change est qu’il est crĂ©ateur de valeur pour les deux partenaires : il n’y a pas un simple transfert de valeur, il n’y a pas un jeu Ă  somme nulle, il y a crĂ©ation de richesse. Dans un Ă©change libre, il y a Ă©galitĂ© entre la valeur marchande de ce qui est vendu et de ce qui est achetĂ© (je vends 10 euros de tomates contre 10 euros de blĂ©). Et pourtant, ce que j’achète a plus de valeur pour moi que ce que je vends. Ce que chacun de nous cherche, dans ses rapports avec les autres, c’est une inĂ©galitĂ© de valeurs subjectives. Et on ne peut atteindre ses propres objectifs, incommunicables aux autres, que parce que les individus ne sont pas les mĂŞmes, parce qu’ils n’ont pas les mĂŞmes Ă©chelles de valeur, ils sont inĂ©gaux du point de vue de leurs capacitĂ©s, de leurs prĂ©fĂ©rences, de leurs informations. L’ĂŞtre humain tire sa spĂ©cificitĂ© et mĂŞme sa dignitĂ© de ses diffĂ©rences.

Justice de résultat et justice procédurale

Selon la conception classique du Droit, et comme l’a remarquablement expliquĂ© Friedrich Hayek, l’Ă©galitĂ© en droit entre les individus implique qu’une règle soit gĂ©nĂ©rale — c’est-Ă -dire qu’elle n’impose pas un rĂ©sultat spĂ©cifique — soit universelle — c’est-Ă -dire que tous les citoyens soient Ă©gaux devant le Droit — et soit certaine. Avec le Droit ainsi dĂ©fini — souvent invoquĂ©, mais aussi souvent mal compris — personne ne peut savoir Ă  l’avance quel sera le rĂ©sultat prĂ©cis de l’application des règles gĂ©nĂ©rales (par exemple, la règle selon laquelle « le contrat est la loi des participants Â»). Or, la revendication habituelle d’Ă©galitĂ© est une revendication de rĂ©sultat (concernant par exemple les revenus des citoyens) et elle est incompatible avec cette conception de la justice. Si le jeu spontanĂ© des activitĂ©s humaines selon des règles gĂ©nĂ©rales et universelles ne conduit pas au rĂ©sultat souhaitĂ© par ceux qui monopolisent le pouvoir de contrainte, leur intervention dĂ©truit le caractère gĂ©nĂ©ral, universel et certain du Droit qui est le fondement d’une sociĂ©tĂ© libre.

Pour prendre un exemple simple, qui pourrait oser prĂ©tendre qu’il est moralement justifiĂ© de prendre de l’argent Ă  un individu qui a courageusement travaillĂ© pour le donner Ă  un individu paresseux ? Et ne faut-il pas reconnaĂ®tre honnĂŞtement que la progressivitĂ© d’un impĂ´t est injuste parce qu’elle Ă©chappe Ă  l’universalitĂ© qui devrait caractĂ©riser une règle de justice ? Loin de crĂ©er une « Ă©galitĂ© Â» entre les personnes, la progressivitĂ© introduit des discriminations entre elles et elle est injuste. Elle empĂŞche les citoyens d’ĂŞtre « Ă©gaux devant la loi Â». Les gouvernements de nombreux pays — dĂ©veloppĂ©s ou moins dĂ©veloppĂ©s, socialistes ou conservateurs — ont assez rĂ©cemment rĂ©duit la progressivitĂ© de l’impĂ´t sur le revenu pour des raisons d’efficacitĂ©, qui sont Ă©videntes. Mais il faut aller plus loin et reconnaĂ®tre son caractère profondĂ©ment immoral (l’inefficacitĂ© de la progressivitĂ© n’est qu’une consĂ©quence logique de son immoralitĂ©). Il est Ă©galement clair qu’un impĂ´t progressif n’existe que parce que, dans un système basĂ© sur l’absolutisme dĂ©mocratique, c’est-Ă -dire en fait sur la tyrannie de la majoritĂ©, il est toujours possible de trouver une majoritĂ© pour opprimer une minoritĂ© et de rĂ©aliser des transferts par la force sous prĂ©texte de « rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s Â».

Les conséquences indésirables de la poursuite de l’égalité des revenus

Dans une sociĂ©tĂ© basĂ©e sur le libre-Ă©change, celui qui « possède Â» le plus est celui qui a crĂ©Ă© le plus de valeur pour les autres. Ce n’est plus le cas dans une sociĂ©tĂ© basĂ©e sur la contrainte et les inĂ©galitĂ©s de ressources sont en partie le produit de processus arbitraires. Un cercle vicieux peut alors se dĂ©velopper : les inĂ©galitĂ©s Ă©tant moins fondĂ©es sur l’exercice des droits individuels, elles apparaissent plus arbitraires et plus susceptibles d’ĂŞtre modifiĂ©es par la contrainte.

La notion d’Ă©galitĂ© des rĂ©sultats est rĂ©ductrice : elle est Ă©valuĂ©e, par exemple, par les revenus monĂ©taires. Cependant, si un individu prĂ©fère vivre modestement Ă  la campagne en admirant la nature, au lieu de travailler continuellement pour obtenir le revenu que ses capacitĂ©s lui permettraient d’obtenir, il sera considĂ©rĂ© comme « dĂ©favorisĂ© Â» du point de vue du critère statistique de la rĂ©partition des revenus monĂ©taires et d’autres individus seront Ă©ventuellement contraints de lui transfĂ©rer des ressources. Mais pourquoi n’est-il pas obligĂ© de transfĂ©rer Ă  d’autres personnes une partie des « privilèges Â» dont il bĂ©nĂ©ficie du fait de sa vie agrĂ©able ? Parce que c’est plus difficile, ce qui signifie qu’une politique d’Ă©galitĂ© est très rĂ©ductrice par rapport Ă  la subtilitĂ© des choix faits dans chaque vie humaine. Et si jamais l’Ă©galitĂ© des niveaux de vie Ă©tait obtenue — ce qui est le rĂŞve des utopistes Ă©galitaires — elle conduirait Ă©videmment au totalitarisme. Il n’y a en fait aucune diffĂ©rence logique entre la revendication d’une plus grande Ă©galitĂ© (des rĂ©sultats) et la revendication Ă©ventuelle d’une sociĂ©tĂ© plus totalitaire.

Les inĂ©galitĂ©s de revenu : de prĂ©cieux signaux

Dans les sociĂ©tĂ©s complexes que nous connaissons, comment orienter les gens vers les emplois oĂą ils sont le plus utiles aux autres ? Par le système de rĂ©munĂ©ration et, plus gĂ©nĂ©ralement, par toutes les caractĂ©ristiques d’un emploi : prestige, attractivitĂ©, sĂ©curitĂ©, etc. En essayant d’Ă©galiser certaines de ces caractĂ©ristiques — par exemple les revenus ou les patrimoines —on ne prend en compte qu’une partie d’un ensemble très complexe de choix et de relations. Et si tous les membres d’une sociĂ©tĂ© Ă©taient exactement dans les mĂŞmes conditions, quels que soient leurs efforts, leurs mĂ©rites, leurs capacitĂ©s, non seulement ils ne seraient plus incitĂ©s Ă  faire des choix qui profiteraient le plus Ă  eux-mĂŞmes et aux autres, mais mĂŞme le plus gĂ©nĂ©reux d’entre eux n’aurait pas les moyens de savoir lesquelles de ses actions sont les plus profitables aux autres. L’inĂ©galitĂ© ne signifie donc pas que certains font des profits au dĂ©triment des autres, mais au contraire qu’ils fournissent des services aux autres. En ce sens, les inĂ©galitĂ©s sont « demandĂ©es Â», elles sont mĂŞme la condition de la coopĂ©ration sociale entre les personnes.

La justice de résultat conduit à l’arbitraire et au totalitarisme

Mais, on peut dire qu’il n’est pas nĂ©cessaire, lorsqu’on parle d’inĂ©galitĂ©, de monter de force vers des conditions de vie totalement Ă©gales pour tous. Mais quelle est la dĂ©finition de ce qui est tolĂ©rable dans la voie du totalitarisme ? Chaque personne a sa propre dĂ©finition, de sorte que le degrĂ© d’inĂ©galitĂ© tolĂ©rable est nĂ©cessairement dĂ©terminĂ© par l’Ă©quilibre des pouvoirs. Alors que le libre-Ă©change et le don gratuit sont de nature pacifique, la pĂ©rĂ©quation des ressources est nĂ©cessairement « violente Â». Elle implique que certaines personnes peuvent imposer Ă  d’autres leur conception du niveau tolĂ©rable de totalitarisme. Et la violence n’est pas moins violente parce qu’elle est lĂ©gale.

Un individu a suffisamment conscience des exigences de sa propre nature pour condamner spontanĂ©ment les vols, car il s’agit d’une atteinte Ă  la libertĂ© d’action des individus. Comment un vol pourrait-il devenir lĂ©gitime parce qu’il est lĂ©galisĂ© par des procĂ©dures arbitraires — par exemple la règle de la dĂ©cision majoritaire — au nom d’une certaine conception de l’Ă©galitĂ© ? MĂŞme le thème de l’inĂ©galitĂ© n’est en fait rien d’autre que l’expression de la tyrannie dĂ©mocratique. Il s’agit de prĂ©tendre que certaines personnes ont des droits sur le travail des autres au-delĂ  de ce qu’elles souhaitent donner ou Ă©changer. Quel est le fondement Ă©thique de cette incroyable revendication ? Il n’y en a aucun.

L’obsession de l’Ă©galitĂ© devient destructrice de la civilisation et il n’est pas surprenant que les rĂ©volutions en faveur de l’Ă©galitĂ© aient conduit aux pires inĂ©galitĂ©s, celles issues de l’inĂ©galitĂ© de pouvoir : l’enrichissement par l’exploitation des autres remplace l’enrichissement par le service des autres. Il y a deux façons de se diffĂ©rencier des autres, mais l’une est nuisible, l’autre non. Cela signifie qu’il est absurde de regarder le rĂ©sultat du jeu social, au lieu de regarder le processus et de se demander si certains ont la possibilitĂ© d’en voler d’autres lĂ©galement.

L’effondrement du socialisme partout dans le monde n’est pas surprenant. Alors que sa lĂ©gitimitĂ© provenait essentiellement de ses exigences d’Ă©galitĂ©, il ne pouvait exister que grâce Ă  l’arbitraire et Ă  la tyrannie, c’est-Ă -dire en crĂ©ant des inĂ©galitĂ©s en ce qui concerne les règles de droit. Et quand on apprend que tel ou tel pays se convertit au libĂ©ralisme, cela signifie qu’il y avait une incohĂ©rence dans le système existant qui Ă©tait si profonde qu’elle est devenue forcĂ©ment intolĂ©rable.

La seule vĂ©ritable inĂ©galitĂ© est celle qui existe entre ceux qui vivent grâce Ă  leurs propres efforts et ceux qui vivent grâce Ă  la contrainte, qu’elle soit lĂ©galisĂ©e ou non. C’est le drame essentiel de notre Ă©poque. A travers la violence d’État, nous revenons Ă  une situation de lutte de tous contre tous. La soi-disant lutte contre l’inĂ©galitĂ© a crĂ©Ă© un monde arbitraire, sans règles, sans respect de l’autre, une Ă©norme machine Ă  dĂ©truire les gens, mĂŞme, et peut-ĂŞtre surtout, les plus courageux, les plus honnĂŞtes, les plus gĂ©nĂ©reux. La vĂ©ritable inĂ©galitĂ© qui existe c’est le droit inĂ©gal Ă  la libertĂ©.

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Journal des Libertés

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