Note de lecture sur Antoine Schwartz, Le libéralisme caméléon. Les libéraux sous le Second Empire (1848-1870)
Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2022
Lorsqu’il se gausse d’une littérature sur le « libéralisme » – terme toujours utilisé avec des guillemets – restée prisonnière des interprétations élaborées par les « libéraux » – terme toujours utilisé avec des guillemets – eux-mêmes, lorsqu’il en conclut que de nombreux auteurs sont en conséquence « visiblement en empathie avec leur objet » (p. 376), on ne pourra formuler la même accusation à son encontre… Mobilisant les œuvres de Pierre Bourdieu et Thomas Piketty, le livre de Antoine Schwartz s’achève sur une ode à la liberté socialiste (p. 380).
L’ouvrage, une thèse ès science politique de l’Université de Nanterre remaniée, commençait, il est vrai, mal. La préface de Eric Anceau, spécialiste du Second Empire, relève : « Prévost-Paradol, à juste titre très présent dans l’ouvrage, comme les autres grandes figures du libéralisme du temps, les Thiers, Guizot, Rémusat, Broglie, Barrot, Montalembert, Laboulaye, Nefftzer, Ollivier, etc. » (p. 11). En ce sens, elle met en lumière la substantifique moelle d’une bouillie conceptuelle. Une bouillie en partie assumée au demeurant.
En effet, la méthodologie de la thèse permet de comprendre ses impasses et en définitive son étrange titre. Plus qu’en introduction, c’est en conclusion que l’auteur la livre sans fard : il est adepte d’une approche « réaliste » du libéralisme (p. 376), et non pas idéaliste. Sa spécificité est de considérer ceux qui prennent des positions explicitement libérales ou qui se disent libéraux comme un « groupe » (p. 18), donc de manière tangiblement holistique. Même si Quentin Skinner ne se trouve cité qu’une seule fois et en toute fin d’ouvrage (p. 380), la claire volonté exprimée est de « contextualiser » et d’éviter les reconstructions. On s’accordera avec Antoine Schwartz sur la nécessité – exprimée en son temps par Tocqueville d’ailleurs, qu’il aurait pu citer – d’éviter les contresens et les anachronismes. Mais ce qu’il oublie, c’est qu’à force de tout contextualiser, de faire, si on nous permet l’expression, de l’hyper-contextualisme, on ne conceptualise plus rien. On se retrouve sans boussole et on en vient à voir comme caméléon ce que l’on n’arrive pas à concevoir.
Un caméléon, c’est – assez péjorativement – une personne qui change de conduite ou d’opinion au gré de son intérêt. Dans un sens plus neutre, c’est une personne qui s’adapte très vite, une chose qui change d’aspect. Mais si une chose change d’aspect, c’est peut-être que l’observateur n’a pas bien observé. Et l’on peut mettre au défi tout lecteur qui n’aurait pas une intelligence minimale du libéralisme de savoir à la fin de l’ouvrage ce que recouvre ce terme. C’est là où réside la grave erreur commise par l’auteur.
Personne, pour paraphraser une phrase bien connue des juristes, n’a jamais déjeuné avec le libéralisme. Les doctrines sont, que l’auteur le veuille ou non, des constructions de l’esprit. Non pas tant pour le plaisir purement intellectuel, mais selon une visée heuristique. De là l’intérêt de fabriquer des « idéaux-types », ainsi que Max Weber le faisait, le grand sociologue dont le nom n’est même pas mentionné dans cet ouvrage bourdieusien… Ce qui évite de traiter de tout et de n’importe quoi, ce qui évite de se laisser abuser par les acteurs d’une époque. Taquinons notre auteur : à partir du moment où le secrétaire général du Parti communiste français se disait à un moment libéral dans les années 1970, faudrait-il l’inclure dans le traitement d’une thèse sur les libéraux lors de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing ?
Qu’est-ce donc que ce libéralisme, selon Antoine Schwartz ? Une « étiquette ». Une étiquette qui peut désigner aussi bien un républicain qu’un monarchiste ou un bonapartiste, un libre-échangiste comme un protectionniste, un thuriféraire du « laisser-faire » – l’auteur comme la plupart des antilibéraux écrit évidemment l’expression à l’infinitif…– qui s’accommode de la présence pesante de l’État (p. 14).
« Si le libéralisme représente une doctrine cohérente, cette cohérence doit tout autant à des principes généraux, au demeurant fluctuants, qu’à l’inscription durable d’oppositions fondées sur des aspirations et des répulsions partagées, et à tout un travail d’invention d’un récit commun, de réécriture d’une histoire passée, pour faire exister une utopie libérale dont le sens demeure pourtant étroitement dépendant des combats de chaque époque. » (p. 370)
Sauf que notre auteur ne nous livre pas les éléments de cette doctrine cohérente et les significations des principes généraux qui la fonderaient.
Quelle est la visée de l’approche prétendument « réaliste » du libéralisme adoptée par l’auteur ? Même si le terme n’est pas utilisé, il s’agit manifestement de « déconstruire » le libéralisme pour ne plus le présenter comme « mu par la seule défense des libertés et des droits » individuels (p. 376). De là, la lourde insistance de l’auteur sur ce « groupe » libéral, finalement très conservateur, peu démocrate, coupablement négligeant envers les questions sociales. Il y a dans le tu autem de l’ouvrage un côté assez désagréable, condescendant, de cette gauche qui croit qu’elle a le « monopole du cœur ». Les qualités individuelles des « vrais » libéraux, leur honnêteté intellectuelle, leur défense des opprimés, les profondes convictions qu’ils portaient se trouvent effacées sous le prisme des bas intérêts et des lourds privilèges que l’auteur croit régulièrement découvrir « en réalité ».
Bref, alors que l’introduction est dénommée « ce que libéral veut dire », l’auteur est dans l’incapacité de le signifier au lecteur. Et pourtant…
Pourtant, les matériaux existaient pour donner une autre tournure à la thèse. D’abord, faire le départ entre une simple « étiquette » et des principes. Le fil conducteur de la thèse est l’ « Union libérale » et l’on peut s’étonner que le titre n’y fasse pas référence au profit d’un prétendu « libéralisme caméléon » qui n’est que la manifestation des confusions opérées par l’auteur. Celui-ci nous dit clairement que l’expression désigne « au tournant des années 1860, une stratégie d’alliance rassemblant des « républicains » et des « monarchistes » situés dans l’opposition au régime » (p. 21). Cette Union libérale est-elle vraiment libérale ? Est-elle, si l’on nous permet l’expression, libérale « en réalité » ? Voilà la question. Et la réponse est simple : c’est effectivement une étiquette, un slogan, très éloigné du concept libéral.
Rappelons que, aux élections législatives du 13 mai 1849, les dirigeants du parti de l’Ordre choisissent une liste commune dite d’Union électorale ou libérale, avec pour programme l’ordre, la propriété et la religion. Dans le comité directeur, se retrouvent Broglie, Montalembert, Rémusat et Thiers. Voisinent des catholiques, des légitimistes et des orléanistes. Lors des élections générales de 1863, l’Union libérale est une coalition qui regroupe les opposants à l’Empire. Une coalition de circonstances qui réunit des catholiques libéraux, des légitimistes, des orléanistes, des républicains modérés, des cléricaux du parti du l’ordre et des laïques du parti républicain. Une opposition officielle, intégrée au système, et non plus hors système, mais les résultats électoraux ne seront pas totalement à la hauteur de leurs espérances. De là, le fait que, aux élections de 1869, l’Union libérale ne rassembla que des légitimistes et des orléanistes, dont Thiers[1]. Nous sommes donc très loin du libéralisme tant en 1849 qu’en 1863 ou en 1869.
Nous en revenons à ce que nous disions plus haut : l’intellectuel, l’essayiste ou le thésard ne doit pas être abusé par les mots utilisés par les acteurs. Il doit tout particulièrement faire attention aux termes à la mode qui peuvent être des points de ralliement ou au contraire des repoussoirs. Et Dieu sait si « libéral » a été, dans l’histoire de notre pays, un mot utilisé à tort et à travers, négativement le plus souvent, positivement parfois ! Dans Le Faiseur, Balzac se moquait déjà : « A toutes les époques, il y a des adjectifs qui sont le passe-partout des ambitions. En 1805 on était libéral ». Et il ajoutait : « Car en France, il faut toujours prendre l’envers du mot pour en trouver la vraie signification » …
Comment comprendre, pose Antoine Schwartz, l’absence d’affirmation d’un « parti libéral » en France ? Il y voit entre autres l’échec de la constitution d’un tel parti sous l’Empire, puis le discrédit de l’expérience de l’ « Empire libéral » (p. 374). Un Empire qui était plus parlementaire ou constitutionnel selon lui, car on doit considérer avec prudence l’étiquette libérale accolée à ce nouvel ordre politique, défense a postériori par Emile Ollivier des quelques mois qui ont précédé le désastre de Sedan (p. 320). C’est sous le gouvernement Ollivier qu’une commission d’enquête parlementaire a été mise en place sur la question du régime douanier (p. 334). C’est sous le gouvernement Ollivier que sera largement adopté le plébiscite qui approuve les « réformes libérales opérées dans la Constitution depuis 1860 par l’Empereur » (p. 354). Où l’on voit là encore l’aspect strictement publicitaire d’une étiquette[2].
Qu’est-ce que le « parti libéral » au milieu du XIXe siècle ? Il ne s’agit pas d’un parti politique au sens contemporain de l’expression (de là, l’intérêt, de conceptualiser), mais de l’ensemble des hommes qui défendent les principes libéraux ou qui sont censés le faire (de là, l’intérêt d’éviter toute anachronisme). Un « vrai » libéral, Edouard Laboulaye, définit vaguement le parti libéral dans son œuvre éponyme de 1863 comme celui de la liberté. Un « faux » libéral, Anatole Prévost-Paradol, plaide dans Les anciens partis trois ans plus tôt en faveur d’un parti qui doit regrouper l’ensemble des partisans des libertés publiques, qu’ils soient légitimistes, orléanistes ou républicains. Mais en fait, il se contente d’en appeler à la liberté entendue dans sa dimension politique. Cela explique qu’un autre « vrai » libéral, Jules Simon, préfèrera le terme « radical » en 1869 à un mot fourre-tout mobilisé tant par la majorité que par l’opposition.
Nous usons des expressions « vrais » et « faux » libéraux car, contrairement à Antoine Schwartz, nous ne considérons pas qu’un bonapartiste protectionniste (p. 14) puisse être qualifié de libéral ou à tout le moins ne puisse pas être critiqué s’il use abusivement de cette étiquette. C’est un défaut majeur et constant de la thèse, si commun aux antilibéraux, d’évincer les principes du libéralisme et conséquemment de mêler des auteurs libéraux et des auteurs non-libéraux pour aboutir à discréditer ceux-là. Et Prévost-Paradol, colonialiste et protectionniste patenté, fait partie de ces écrivains qui défendent une conception purement politique de la liberté, très éloignée du libéralisme « en tout » de Benjamin Constant, pourtant cité par l’auteur, mais dont le point de vue ne reflèterait pas « celui de l’ensemble des écrivains que l’on qualifie aujourd’hui de libéraux » (p. 15). Les propos confus de l’auteur sur la césure contestable entre « libéralisme économique » et « libéralisme politique » (p. 378) ne masquent pas le fait qu’il mêle constamment les défenseurs du libéralisme « en tout », c’est-à-dire les « vrais » libéraux, et les partisans d’un libéralisme entendu uniquement dans sa dimension politique. Pourtant, l’auteur disposait, nous le répétons, du matériau nécessaire pour traiter véritablement de son sujet, à commencer par Edouard Laboulaye (pp. 180 s.) et Jules Simon (pp. 196-197). Mais ceux-ci sont noyés sous les antilibéraux ou les « corsaires » du libéralisme jusqu’à ce que le lecteur, saoulé de Prévost-Paradol, de Thiers et autre Guizot, n’y comprenne plus goutte. Antoine Schwartz a oublié la leçon de Bastiat : la vérité est dans les principes.
[1] Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron, Odile Jacob, 2020, pp. 439-440.
[2] Ibid., pp. 434-435 & 440.