Dans son texte, intitulé « Un journal en liberté », Jean-Philippe Delsol a remarquablement expliqué quelles sont les idées fondamentales qui inspirent cette nouvelle revue – le Journal des Libertés – en particulier, bien entendu, les idées qui concernent la liberté, ce concept souvent évoqué mais finalement si souvent mal compris. Il ne me paraît donc pas nécessaire d’évoquer à nouveau ces idées, mais je voudrais simplement ajouter quelques commentaires et quelques informations.
Comme on le sait, cette nouvelle revue a été créée sous le patronage de deux associations particulièrement concernées par le problème de la liberté, l’IREF et l’ALEPS. L’IREF (Institut de recherches économiques et fiscales, présidé par Jean-Philippe Delsol) a été fondé en 2002. Il effectue et diffuse des recherches sur les questions fiscales, mais plus généralement sur toutes sortes de sujets économiques, en particulier ceux qui concernent directement les Français. L’ALEPS (Association pour la Liberté Economique et le Progrès Social, que j’ai l’honneur de présider depuis peu) a été créée en 1965 avec d’ailleurs le souci de permettre aux responsables d’entreprises, aux universitaires et aux autres personnes de débattre des problèmes économiques et politiques fondamentaux. Jacques Rueff en a été un membre particulièrement actif dès le début de l’association et l’organisation des Semaines de la Pensée Libérale a pu rapidement faire pièce aux semaines de la pensée marxiste créées par Roger Garaudy.
On peut considérer que l’importance donnée aux idées par les universitaires est quelque peu biaisée car elle consiste à accorder une suprématie au domaine dans lequel ils sont spécialisés, la création et la diffusion des idées. Mais cette attention portée aux idées reflète tout simplement la réalité de la nature humaine. On peut dire en effet que toute activité humaine est une activité intellectuelle (comme l’a d’ailleurs fort bien souligné Friedrich Hayek). L’être humain peut se définir comme un être de raison. La pensée précède l’action, comme l’a déjà indiqué Jean-Philippe Delsol dans son texte de présentation. C’est pourquoi, comme je l’ai souvent dit à mes étudiants, il n’y a rien de plus pratique que la théorie, et c’est en faisant un effort intellectuel que l’on comprend la réalité.
On oppose souvent la théorie et la pratique et on accuse à tort ceux qui s’intéressent aux idées de ne pas être proches du réel. Ainsi, il est fréquent qu’un politicien revendique sa capacité à être pragmatique, c’est-à-dire proche de la pratique, mais ceci reflète en fait son absence de conviction et son incapacité à penser la réalité. Le pragmatisme c’est le refus de la pensée et donc le refus de la compréhension de la réalité. En fait il convient non pas d’opposer la théorie à la pratique, mais d’opposer la bonne théorie à la mauvaise. Et, bien entendu, la présente revue s’attachera à rechercher les bonnes théories.
Cette réconciliation entre la pensée et l’action est importante parce qu’on se trouve trop souvent écartelé entre deux situations extrêmes :
- D’un côté on se heurtera à l’expression d’une sophistication formelle qui rend difficile la compréhension des idées à des non-spécialistes. En tant qu’économiste je suis souvent confronté à cette situation. La littérature économique dominante de notre époque consiste à développer des modèles mathématiques et économétriques. En effet il existe un préjugé selon lequel une approche scientifique doit faire appel au formalisme mathématique. Même si parfois une formulation mathématique simple peut aider à comprendre un phénomène, on s’attache trop souvent à la virtuosité mathématique d’un modèle sans se préoccuper de sa validité théorique (et donc pratique). Mais on rencontre aussi un autre obstacle dans la compréhension des idées exprimées par certains spécialistes, à savoir qu’ils utilisent un langage spécifique plus ou moins incompréhensible pour les non-spécialistes, afin précisément de donner, de ce point de vue également, l’illusion de la scientificité. Or, il est vrai que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » (Boileau). Pour expliquer correctement la réalité, il est préférable d’utiliser le langage utilisé dans la réalité au lieu de céder à un formalisme illusoire et peu communicable. La présente revue s’efforcera d’aller dans cette direction.
- A un autre extrême, on rencontre un autre écueil : celui qui consiste non pas à exprimer des idées peu accessibles mais plutôt à se focaliser sur la simple description des faits d’une manière qui peut être anecdotique. Ainsi, il est frappant que dans les médias, par exemple dans la plupart des journaux quotidiens, on raconte les activités des politiciens, leurs rencontres, leurs voyages, leurs déclarations, sans expliciter les problèmes qui sont en cause. C’est l’approche pragmatique que j’ai déjà dénoncée ci-dessus. La présente revue s’intéressera certes à des problèmes d’actualité, non pas pour se contenter de les décrire, mais pour expliquer comment on peut les comprendre en faisant appel de manière simple et précise à des idées qu’on peut considérer légitimement comme correctes.
Le Journal des libertés compte donc remplir un vide qui existe entre une littérature trop sophistiquée et difficile à comprendre, d’une part, et un amoncellement excessif d’informations brutes et souvent peu utiles d’autre part.
Il y a enfin un aspect spécifique et important de l’idée selon laquelle « la pensée précède l’action » et l’on peut considérer que la France donne un exemple particulièrement clair de cette idée. En effet, il est frappant de constater qu’au cours des décennies récentes, les gouvernements de droite et de gauche ont fait à peu près les mêmes politiques. Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Il semble correct d’affirmer que cela reflète tout simplement le rôle des idées dominantes. Les politiciens – de par leur démarche « pragmatique » – préfèrent mettre en œuvre des politiques qui sont cohérentes avec ces idées et donc plus facilement acceptables par leurs électeurs. Mais on peut aussi souligner qu’il existe en France un cercle vicieux dramatique : les autorités publiques disposent d’un monopole presque total sur la formation intellectuelle des Français et ils ont ainsi les moyens de convaincre la population du bien-fondé de ces idées dominantes. Il est vital d’essayer de rompre ce cercle vicieux et de rendre plus acceptables les idées de la liberté. C’est aussi à cela que le Journal des libertés devra contribuer.