Lorsque la France sera libérale, c’est que tout le monde le sera, disait plaisamment Friedrich Hayek. La France n’a jamais été libérale, elle n’a connu que peu de libéraux au pouvoir, elle n’a jamais compté de grand parti libéral. Tout cela n’est guère propice à une clarté conceptuelle autour du terme « libéral ».
Un double écueil habituel : confusion ou insulte
Suivant les époques, et déjà dès le début du XIXe siècle, le terme « libéral » navigue entre le flou, l’élogieux et l’insultant.
Rien de nouveau en cela puisque Balzac constatait déjà que, à toutes les époques, il y avait des adjectifs qui étaient
« le passe-partout des ambitions ! Avant 1789, on se disait économiste ; en 1805, on était libéral. Le parti de demain s’appelle social, peut-être parce qu’il est insocial : car en France, il faut toujours prendre l’envers du mot pour en trouver la vraie signification ! »
Quelques années plus tard, en 1860, Jacques-Henri Serment relevait que si la cause libérale rencontrait des obstacles si tenaces, cela venait « en grande partie de ce que naviguent sous son pavillon des corsaires qui n’ont d’elle aucune lettre de marque, et sont au contraire ses plus dangereux ennemis ».
L’insulte est évidemment le fait des adversaires politiques : extrémistes de droite ou de gauche, socialistes et conservateurs. La confusion, elle, peut être volontaire ou involontaire en raison de l’inculture encyclopédique de certains journalistes ou de basses manœuvres politiques. Quelques illustrations suffiront, mais nous pourrions passer des journées à égrener les manifestations d’antilibéralisme primaire entendues ou lues quotidiennement.
Il y a deux ans, Edouard Philippe, alors tout nouveau Premier ministre, était qualifié de libéral parce qu’il était… juppéiste ! Mais en 1997, son mentor allègue que le libéralisme est une « jungle » et Philippe Seguin accuse les socialistes d’avoir déclenché la « dictature du libéralisme ». En 2005, lors de la compagne référendaire, le très profond François Hollande qualifie le libéralisme d’« étranger à la culture européenne ». La même année, Jacques Chirac prétend que « le libéralisme, ce serait aussi désastreux que le communisme ». L’année suivante, Jean-Pierre Raffarin catalogue Alain Madelin au rang d’« intégriste du libéralisme », lui « l’humaniste libéral ». En 2002, Alain Soral donnait la définition suivante du chef de file des libéraux : « Ancien facho romantique devenu avec l’âge un facho rationnel, donc ultralibéral ». En 2007, la candidate socialiste à l’élection présidentielle, Ségolène Royal, s’exclame : « le libéralisme, c’est la guerre de tous contre tous ».
En 2010 Marine Le Pen prétend que Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss-Kahn « mènent la même politique ultralibérale ». En 2013, elle déclare : « Bienvenue dans le monde du poulet chloré, du bœuf aux hormones et de l’horreur ultralibérale ». En 1996, Viviane Forrester dans L’horreur économique assimile le libéralisme au nazisme. En 2001, Michel Onfray dénonce la « tyrannie intégrale du libéralisme ». En 2010, Alain Supiot affirme que « la dogmatique ultralibérale demeure la doctrine officielle des classes dirigeantes, alors même que plus personne n’y croit vraiment, hormis quelques illuminés ».
Un surcroît moderne et contemporain de confusion
A l’époque moderne, puis contemporaine, les ambiguïtés de l’utilisation du terme « libéral » se sont accrues sous le coup de deux facteurs principaux. D’abord, une confusion sur la dimension politique du libéralisme qui a constitué la seule victoire des libéraux en France. En effet, les aspects politiques du libéralisme – ce que l’on nomme de manière ramassée mais coupable le « libéralisme politique » –, après avoir été combattus par les conservateurs et les socialistes, sont partagés par le plus grand nombre d’entre eux : élections libres, parlementarisme, liberté de la presse, droit de réunion, etc. Souvent, lorsque l’on parle du libéralisme d’un auteur ou d’un homme politique, on renvoie uniquement à cette dimension, par exemple chez Michel Debré.
Ensuite, nous subissons les effets délétères de la confusion anglo-saxonne sur le mot libéral. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des penseurs anglais puis américains ont détourné le sens classique du terme qui en est venu à signifier, suivant les circonstances et les pays, « progressiste », « de gauche », social-démocrate ou encore radical. Un « parti libéral » dans ces pays, et ailleurs, ne signifie pas forcément qu’il soit adepte du libéralisme.
Le libéralisme, la droite et la gauche
La politique française invente au tout début de la Révolution la dichotomie droite/gauche qui va progressivement constituer la topographie des assemblées. Le libéralisme serait-il « de droite » ? Historiquement, la réponse ne peut être que négative. Les partisans des « principes de 1789 » sont classés à gauche ; Benjamin Constant est le chef de la « gauche libérale » ; Frédéric Bastiat siège à gauche. Ce n’est qu’insensiblement, sous les coups de boutoir d’une gauche de plus en plus radicale et de l’émergence du socialisme, que le libéralisme va progressivement dériver vers le centre gauche, puis vers le centre droit à la fin du XIXe siècle.
Le libéralisme serait-il donc « de gauche » ? Des personnes et des hommes politiques ont promu cette idée. On a parlé de « socialisme libéral » ou – ce qui n’est pas toujours la même chose – de « libéralisme social » pour signifier une nouvelle sorte de « troisième voie », un « capitalisme » ou un « socialisme à usage humain ». L’invention de la notion de « libéralisme culturel » sur le plan sociologique n’a pas clarifié les débats…
Friedrich Hayek a livré de belles pages sur le « vrai » et le « faux libéralisme », comme sur le fait que le libéralisme n’était pas « conservateur ». Il explique brillamment que le libéralisme se situe dans une autre dimension que la dichotomie traditionnelle droite/gauche. Il se fonde avant tout sur la notion d’ordre : l’ordre des libéraux n’est ni l’ordre naturel des conservateurs ni l’ordre construit des socialistes, mais l’ordre spontané. En un mot, lorsque le socialiste veut reconstruire la société en l’organisant, le libéral s’y oppose ; lorsque le conservateur veut conserver la société en appelant l’Etat à la rescousse afin d’imposer ses « valeurs », le libéral s’y oppose. Ajoutons à l’adresse des hommes politiques de droite tout particulièrement, mais aussi de l’ensemble des gouvernants de ces dernières décennies, que les libéraux sont des individus de « principes » : le pragmatisme revendiqué par bien des hommes de l’Etat masque mal une navigation à vue qui témoigne de leur manque de culture et tout simplement d’idées. C’est ce que Turgot écrivait déjà après son maître Vincent de Gournay.
Différentes manières d’être libéraux
Il va de soi que la pensée des libéraux peut différer de manière non négligeable. De la même façon qu’il y a plusieurs types de socialistes, il y a plusieurs types de libéraux, suivant leurs sensibilités. Ce n’est pas verser dans le relativisme de dire que certains libéraux sont plus conservateurs sur le plan moral, d’autres plus anarchistes sur le plan économique. Mais, au-delà de tout relativisme, il existe un socle commun qui réunit les libéraux et qui par contrecoup les distingue des tenants d’autres doctrines.
Quatre caractéristiques peuvent être soulignées. La primauté de l’individu, en premier lieu, mais les libéraux n’ont pas le monopole de l’individualisme – il suffit de penser à Oscar Wilde. L’Etat limité ensuite : il ne disparaît pas, à l’encontre des anarchistes, mais il connaît un champ d’activité restreint qui, entre autres, respecte la propriété de l’individu. La subsidiarité, en troisième lieu, qui permet de séparer la sphère du politique et de la société civile, comme celle de l’Eglise et de l’Etat. Enfin, le libre-échange : s’il existe des libre-échangistes qui ne soient pas libéraux – pour illustration Michel Chevalier, très marqué par le saint-simonisme –, il ne saurait se rencontrer des libéraux qui ne soient pas libre-échangistes – les élucubrations d’un Maurice Allais ne tromperont personne. C’est cet ensemble de caractéristiques qui permet de reconnaître les « vrais » des « faux » libéraux. N’oublions pas que, pour paraphraser Hayek citant Confucius, quand les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté. Il est dès lors important, face aux ignares et aux hommes de mauvaise foi, de garder le terme « libéral » dans toute sa pureté.
Jean-Philippe Feldman est professeur agrégé des facultés de droit, Maître de conférences à SciencesPo et avocat à la Cour de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier en date Transformer la France. En finir avec mille ans de mal français, Plon 2018 (avec M. Laine).