A propos de l’ouvrage de Eric A. Posner et E. Glen Weyl

Les libĂ©raux amĂ©ricains ne cessent pas de nous Ă©tonner Ă  la fois par la richesse de leurs dĂ©bats et par la nature parfois rĂ©volutionnaire de leurs propositions. Le livre d’Eric A. Posner et Glen Weyl, Radical Markets : DĂ©raciner le capitalisme et la dĂ©mocratie pour une sociĂ©tĂ© juste en est un bon exemple[1].

Les deux auteurs se placent dans une tradition anticapitaliste mais libre échangiste. Éric Posner est le fils du célèbre économiste, Richard Posner, l’un des fondateurs de l’économie du droit. Il est Professeur à la Chicago Law School et a prolongé les travaux de son père. Glen Weyl est docteur en sciences économiques et économiste chez Microsoft. Il est présenté dans une interview au journal Le Point comme le héraut du libéralisme sans individualisme[2] et comme l’héritier de Mises et Hayek dans le magazine Pour l’Eco[3]. Leur livre, écrit à la mémoire de l’économiste prix Nobel et spécialiste des enchères, William S. Vickrey, débute par une introduction consacrée à la crise de l’ordre libéral la suite étant organisée autour de cinq chapitres : propriété et monopole (Chapitre 1, pp. 30-79), démocratie radicale (Chapitre 2 pp. 80-126), unir les travailleurs du monde entier (Chapitre 3 pp. 127-167), démembrer la pieuvre (Chapitre 4 pp.168-204), et penser les données comme du travail (Chapitre 5, pp.205-249, Data as labor).

L’originalitĂ© de ce livre est de diagnostiquer Ă  chaque chapitre l’un des maux contemporains et de proposer une solution. Ils dĂ©butent avec les maux sociaux et Ă©conomiques (Chapitre 1), puis les maux de la dĂ©mocratie (Chapitre 2), les maux des sociĂ©tĂ©s qui se ferment sur leurs frontières (Chapitre 3), les maux de la concentration financière (Chapitre 4) et les maux inhĂ©rents Ă  la gratuitĂ© des donnĂ©es sur le web (Chapitre 5). Si donc clairement les pays occidentaux sont en crise (stagnation et croissance des inĂ©galitĂ©s, ou encore stagnequality), pour en sortir il faut renforcer la concurrence Ă  tous les niveaux. Les maux Ă©conomiques, l’inefficience, seraient la consĂ©quence du monopole que garantit la propriĂ©tĂ© privĂ©e : la solution est un impĂ´t sur la propriĂ©tĂ© commune autoĂ©valuĂ©e (COST) (Chapitre 1). Le principal mal de la dĂ©mocratie est le bulletin unique qui empĂŞche d’exprimer l’intensitĂ© de ses prĂ©fĂ©rences : la solution est la distribution Ă  chacun de crĂ©dits de vote (quadratic voting). L’immigration a un bĂ©nĂ©fice social qui est sous-exploitĂ©e par les pays riches Ă  cause de l’hostilitĂ© des bas revenus : la solution est le “Visas between individuals program.” Les maux du capitalisme sont la concentration du capital et de l’actionnariat : la solution est d’interdire aux investisseurs institutionnels d’acheter des entreprises du mĂŞme secteur. La gratuitĂ© des donnĂ©es sur le web est source d’injustice et d’efficience : la solution consiste Ă  rendre les usagers du web propriĂ©taires des donnĂ©es qu’ils livrent sur la toile.

De toutes ces propositions, celle qui consiste à voir la propriété comme un monopole qu’il faudrait abroger pour étendre le marché est probablement la plus originale. C’est aussi la proposition qui a été la plus débattue [4]. On peut alors présenter succinctement les quatre autres propositions et revenir à la fin plus longuement sur les arguments avancés par les deux auteurs dans leur chapitre 1.

Quadratic voting (Chapitre 2)

Posner et Weyl soutiennent que la crise de la dĂ©mocratie trouve ses origines dans l’existence de choix binaires du type « je vote pour A et non pour B ». La solution est de se rapprocher de l’économie de marchĂ© et de la manière dont les prix informent sur la disposition que chacun est prĂŞt Ă  payer. Ils proposent un nouveau mode de scrutin : le quadratic voting. Les Ă©lecteurs sont dotĂ©s du mĂŞme nombre de crĂ©dits de vote. Ils peuvent ensuite rĂ©partir ces crĂ©dits sur chaque vote comme ils le souhaitent. Ils peuvent, si telle est leur volontĂ©, mettre tout leur crĂ©dit sur une seule votation. Ils rĂ©vèlent ainsi la valeur qu’il lui accorde. L’intĂ©rĂŞt d’un tel système est de donner un pouvoir de vĂ©to Ă  des minoritĂ©s bien organisĂ©es qui pourraient bloquer des rĂ©formes pourtant voulues par des majoritĂ©s moins mobilisĂ©es. Un tel système ne fait que mimer le marchĂ©, mais n’est pas un marchĂ©. Comme tout le monde a le mĂŞme nombre de crĂ©dit, le paradoxe du vote reste prĂ©gnant. Le nombre des crĂ©dits de chacun ne permet pas de se rapprocher d’une situation oĂą l’électeur est quasi certain de pouvoir obtenir ce qu’il veut.

“Visas between individuals program” (Chapitre 3)

Le Chapitre 3 porte en fait sur la question de l’immigration. Les deux auteurs s’accordent avec Somin (2020)[5] sur les bĂ©nĂ©fices d’un monde ouvert, sans frontière. Comment dès lors donner la possibilitĂ© aux citoyens des pays pauvres de bĂ©nĂ©ficier de la mobilitĂ© ? En levant la principale barrière Ă  une sociĂ©tĂ© sans frontière : les coĂ»ts que doit supporter l’immigrĂ© Ă  faible revenu. Ils proposent donc un « Visas Between Individuals Program ». Ce visa permet Ă  chacun de sponsoriser un migrant. L’immigrĂ© est alors accueilli par une famille qui en tire un bĂ©nĂ©fice car le visa prĂ©voit que l’immigrĂ© verse une partie de son revenu Ă  son « sponsor Â».

Interdire aux investisseurs institutionnels d’investir dans plusieurs entreprises du même secteur (Chapitre 4)

Les investisseurs institutionnels comme State Street ou BlackRock rachèteraient une part de plus en plus importante des actions disponibles sur les marchés ce qui conduirait à une très forte concentration qui nuirait à la concurrence et à l’efficience. Pour éviter ce rachat, Posner et Weyl proposent d’interdire aux investisseurs institutionnels de racheter des sociétés travaillant dans le même secteur.

Garantir les droits de propriété des Data laborers (Chapitre 5)

Selon nos auteurs, la gratuitĂ© des donnĂ©es que livrent les utilisateurs du web pour obtenir des services gratuits est un problème, car elle asservit les usagers du web vis-Ă -vis des seigneurs du web que seraient les plateformes. Ces dernières accaparent toute la plus-value du travail des usagers du web. Les usagers travaillent pour rien. Il en rĂ©sulte une injustice et une dĂ©tĂ©rioration de la qualitĂ© des donnĂ©es. La solution ici est de garantir aux usagers – les « travailleurs de la donnĂ©e Â» (data laborers) – la propriĂ©tĂ© des informations qu’ils dĂ©posent par leurs clics.

Abolir le monopole de la propriété privée (Chapitre 1)

Posner et Weyl défendent la propriété privée sur les données des usages de la toile, mais souhaitent plus généralement l’abolir, en particulier lorsqu’il s’agit de la propriété de son logement, d’une parcelle de terre ou tout simplement d’un objet quelconque.

L’argument de Posner et Weyl repose sur les résultats du célèbre article de Calabresi & Melamed (1972[6]), tout en s’inspirant de la position anticapitaliste et libre échangiste d’une figure connue du libertarianisme de gauche, Henri George. Le principal combat mené par Henri George visait à abolir la propriété foncière par l’impôt unique. Nos auteurs complètent ce mécanisme fiscal en empruntant aux travaux contemporains sur les mécanismes d’enchères de William Vickrey dont le nom est placé à la première page du livre.

Leur idĂ©e consiste Ă  exproprier les propriĂ©taires paresseux ou incapables d’affecter leur propriĂ©tĂ© au meilleur usage par la mise en place du COST (Common Ownership Self-Assessed Tax, impĂ´t autoĂ©valuĂ© sur la propriĂ©tĂ© commune). La COST repose sur trois mĂ©canismes : i) une auto-Ă©valuation par le propriĂ©taire de la valeur de son bien, ii) l’impossibilitĂ© de refuser de vendre Ă  un acheteur qui propose ce prix et iii) un impĂ´t moyen calculĂ© sur la base de ce prix. L’État prĂ©lèverait une taxe en moyenne de 7% du prix que le propriĂ©taire a lui-mĂŞme estimĂ©. Tout tiers prĂŞt Ă  payer la valeur dĂ©clarĂ©e par le propriĂ©taire serait en droit d’en acquĂ©rir le bien, sans aucun droit d’opposition de la part du propriĂ©taire. La propriĂ©tĂ© est abolie. L’ « occupant Â» d’une maison devient ainsi le locataire de la sociĂ©tĂ©.

Un tel principe aurait pour Posner et Weyl plusieurs vertus. La première serait de limiter le pouvoir de monopole du propriĂ©taire. Dans un rĂ©gime de propriĂ©tĂ© privĂ©e, tout propriĂ©taire peut refuser de vendre, mĂŞme si l’acheteur potentiel utiliserait beaucoup mieux son bien que le propriĂ©taire lĂ©gitime. La propriĂ©tĂ© agit ainsi comme un monopole [7]. Elle donne un droit exclusif aux propriĂ©taires, c’est-Ă -dire, le pouvoir de dire non, de refuser de vendre. La seconde vertu d’un tel système d’enchère serait de rĂ©duire les coĂ»ts de l’échange. Si la propriĂ©tĂ© est un monopole, elle augmente les coĂ»ts de l’échange, en particulier si le propriĂ©taire refuse de vendre uniquement pour faire monter les enchères et profiter de sa situation. Il refuse de vendre Ă  un promoteur qui a besoin de son terrain et bloque ainsi une opĂ©ration qui produirait de la valeur uniquement parce qu’il se comporte de manière opportuniste. L’obligation de vendre au prix estimĂ© par le propriĂ©taire limiterait ses comportements opportunistes. La troisième vertu serait de ne pas abolir totalement la propriĂ©tĂ©, mais de limiter le droit d’exclusion qui lui est associĂ© ; le pouvoir de monopole. Le droit d’exclure du propriĂ©taire existe toujours mais uniquement pour les propriĂ©taires qui sont disposĂ©s Ă  payer le prix qu’ils ont eux-mĂŞmes fixĂ© pour leurs biens et qui ont les moyens de payer l’impĂ´t de 7% qu’a instituĂ© l’État. ImpĂ´t qui sera utilisĂ© pour financer les biens collectifs et verser un dividende social Ă  l’ensemble des citoyens, une sorte de revenu d’existence.

Critiques

Ces propositions ne manquent pas d’originalité et d’innovations, mais sont-elles en mesure d’apporter les effets escomptés en termes d’efficience et surtout sont-elles en mesure de protéger la liberté de chacun. La réponse est non, car protéger la propriété par la réduction du droit d’exclusion au nom de l’efficience – si tant est qu’elle soit au rendez-vous – c’est tout simplement placer l’efficience au-dessus de la liberté. La souveraineté du propriétaire est sacrifiée au nom de l’efficience.

Si l’on examine à présent plus attentivement l’impôt sur la propriété commune autoévaluée (COST), celui-ci apparaît mal fondé et entaché de nombreux effets pervers.

Examinons tout d’abord ses fondements. Un premier débat porte sur le diagnostic qui conduit à remettre en cause la propriété classique, et un second sur les arguments qui soutiennent le COST. Le diagnostic focalise l’attention sur la stagnequality. Posner et Weyl (2019, p. 79) estime que la réduction des inégalités et la prospérité économique augmentent le bien-être social. Levine (2020, p.471) a quelque peu tourner en dérision ce diagnostic en rappelant que jamais dans l’histoire de l’humanité la prospérité n’a été si grande. Pourquoi proposer une réforme radicale pour traiter de problèmes inexistants ? Abidi et al. (2021, p.66) de leur côté estime que le stagnequality n’est pas la cause de la crise des pays développés. Pour eux la cause est identitaire. Elle a une dimension fondamentalement culturelle. En fait on peut dire que la crise du modèle occidental est d’avoir renier ses fondements, d’avoir cru dans l’idéal égalitaire et dans toutes les critiques adressées à la propriété privée. Posner et Weyl participent en ce sens à cette crise en proposant d’abolir la propriété. Ils nient, de plus, les résultats de cette très large littérature empirique qui montre que les pays qui protègent la propriété privée (exclusive et transférable) sont plus riches que les autres et ont de plus forts taux de croissance. Ainsi, l’un des points faibles de l’analyse de Posner et Weyl est d’expliquer la stagnation des pays développés par l’inefficience de la propriété privée en omettant les effets négatifs des atteintes à la propriété : le protectionnisme, l’impôt et la réglementation.

Le second débat porte sur les arguments avancés pour soutenir l’idée que la propriété est source d’inefficience. Cette proposition est mal fondée pour plusieurs raisons.

i) Elle est mal fondĂ©e parce que reposant sur une approche « Nirvana Â». Le monde parfait est un monde sans coĂ»t de transaction et le COST doit permettre l’avènement de ce monde. La thĂ©orie de l’efficience dynamique rappelle pourtant qu’il existe des situations d’inefficience, mais qu’elles sont gĂ©nĂ©ralement temporaires et corrigĂ©es par les mĂ©canismes de sanctions et de rĂ©compenses Ă  l’œuvre sur le marchĂ©. Il est notĂ© en particulier que des monopoles existent sur les libres marchĂ©s, mais qu’ils sont temporaires. Alors que les monopoles lĂ©gaux sont des situations pĂ©rennes, inefficientes d’un point de vue dynamique.

ii) Elle est mal fondée parce qu’elle sous-estime l’efficience du droit de ne pas vendre, d’attendre. L’hypothèse faite par Posner et Weyl est que refuser d’échanger est nécessairement inefficient. Seul le droit d’échanger serait efficient. Un tel argument ne paraît pas correct si on garde à l’esprit l’importance des anticipations et de l’attente sur les marchés. L’individu peut refuser de vendre pour de bonnes raisons. Non pas parce qu’il est paresseux mais parce qu’il estime qu’en l’état actuel du marché son bien est sous-évalué. Lorsqu’il l’autoévalue au prix actuel il vaut 100, mais il estime que demain il vaudra 200. Il n’a pas de raisons de l’autoévaluer au prix de 200, car ce n’est qu’un potentiel, une anticipation. Il peut se tromper.

iii)            Elle est mal fondĂ©e parce qu’elle nĂ©glige une vertu importante de l’exclusivitĂ© de la propriĂ©tĂ©. L’exclusivitĂ© du droit de propriĂ©tĂ© n’est pas seulement un moyen pour le propriĂ©taire de faire monter les enchères. C’est aussi le moyen de protĂ©ger un bien qui n’a pas seulement une valeur marchande mais sentimentale, c’est la maison de ses parents, c’est le terrain oĂą il a vu grandir sa famille. Le mĂ©canisme de Posner et Weyl est en ce sens antifamiliale, anti-transmission, car il augmente les coĂ»ts de l’attachement, des sentiments, le propriĂ©taire qui voudrait protĂ©ger coĂ»te que coĂ»te sa propriĂ©tĂ© serait obligĂ© de surĂ©valuer son bien et de payer une taxe plus importante. Ce qui n’est ni efficient ni juste. Il y a un attachement au bien que le mĂ©canisme des enchères ne permet pas de prendre en compte. Posner et Weyl ont conscience de cette dimension du COST, mais l’assument. Ils parlent mĂŞme d’un attachement excessif aux biens (Posner et al. 2019, p.77).

iv)            La dernière critique qu’inspire l’argument des deux auteurs porte sur la nature du monopole du propriĂ©taire dans un ordre dĂ©centralisĂ©. Les biens des propriĂ©taires sont rarement uniques aux yeux d’un acheteur potentiel. Si le propriĂ©taire refuse de vendre, s’il refuse une opportunitĂ© de gain, l’acheteur ira prospecter ailleurs et le propriĂ©taire aura tout simplement perdu une opportunitĂ© de s’enrichir.

A ces critiques sur les fondements du COST s’ajoute des critiques sur sa mise en œuvre. Comme tous les mécanismes d’ingénierie institutionnelle, les propositions de Posner et Weyl ont de nombreux effets pervers.

i)  Le premier est de placer l’ordre social sur une pente glissante. Pourquoi s’en tenir Ă  une sociĂ©tĂ© de locataire des biens matĂ©riels et pourquoi ne pas Ă©tendre le COST au capital humain ? Les deux auteurs l’évoquent dans la conclusion de leur ouvrage. Un individu n’aurait alors plus le droit de refuser un travail mieux payĂ© que le prix qu’il a estimĂ© ĂŞtre son prix de rĂ©serve. Les individus fixeraient leur salaire pour une heure de travail et un type de service et il ne pourrait refuser de travailler Ă  ce prix. Retirer Ă  l’individu le droit de ne pas travailler pour quelqu’un rapproche de l’esclavagisme.

ii) La fixation de l’impôt par autocotisation aura aussi pour conséquence d’inciter les propriétaires à sous évaluer leurs biens, pour éviter l’impôt. Cela les explose à être rachetés s’ils ne disposent pas de revenus suffisants pour acheter leurs biens. Est-ce qu’il ne peut pas racheter son bien parce qu’il est paresseux ou inefficient ou est-ce qu’il est dans l’impossibilité de le racheter parce qu’il est dans un secteur d’activité ou dans une ville en crise ? On comprend par cette question que la proposition de Posner et Weyl nie le rôle de précaution de la propriété. La propriété ne protège plus contre les aléas de la vie. Le droit de ne pas vendre empêche les autres de profiter de mon malheur, d’une situation de chômage induite par une perte d’emploi provoquée par la faillite de l’entreprise qui m’embauchait. Elle me laisse mon toit que j’ai payé lorsque mes revenus étaient plus élevés.

iii) La manière dont le propriétaire déclare ses biens peut aussi être un sujet d’inquiétude, car si un propriétaire fractionne sa fortune et déclare séparément ses biens, il augmente ses risques d’être exproprié, car la valeur de chaque bien pris isolément est plus faible que la valeur de tous ses biens pris ensemble. Les hauts patrimoines sont protégés par ce mécanisme d’enchère, car s’ils auto-déclarent la totalité de leurs biens, très peu de fortunes pourront venir leur contester l’exclusivité de leur propriété.

Que dire, enfin, des autres propositions du livre ? Combattre la gratuitĂ© des donnĂ©es sur la toile par le retour de la propriĂ©tĂ© apparaĂ®t contradictoire avec le chapitre 1 qui combat l’exclusivitĂ© de la propriĂ©tĂ© et dĂ©fend une sorte de propriĂ©tĂ© commune. Demander au migrant de verser une partie de leur revenu au « sponsor Â» qui les accueille n’est pas inenvisageable d’un point de vue contractuel. Ce qui pose problème c’est que ce contrat soit imposĂ© Ă  tous les migrants. Dans le dĂ©tail on voit mal aussi comment rĂ©partir les visas. Quel est le niveau de revenu minimal qu’il faut avoir pour pouvoir accueillir un migrant et capter ainsi une rente, une part des fruits de son activitĂ© ?

On comprend que les propositions de ce livre aient provoqué de nombreuses discussions, mais, en revanche, on a du mal à comprendre que l’on puisse voir dans cet essai un renouvellement des débats à l’intérieur du libéralisme. Le libéralisme est pluriel, certes, mais a priori rien ne permet de croire que limiter l’exclusion des droits individuels au nom d’une prétendue inefficience du système actuel – qui n’est lui-même pas un ordre libéral – est un moyen de renforcer la liberté de chacun. Vouloir défendre l’individualisme en critiquant l’exclusivité des droits est contradictoire, car c’est par la propriété que l’on défend l’individu, son droit à devenir soi-même.

Il y a donc de l’audace dans ce livre, mais l’audace ne dit ni le vrai ni le bien. Elle ne fait parfois qu’exprimer la confiance de l’audacieux en lui-même. Il y a parfois plus de panache à intérioriser et à transmettre une vérité déjà découverte qu’à vouloir encore et toujours ajouter au corpus des idées nouvelles qui permettent de se faire un nom, mais qui ajoute plus de confusion que de clarté aux débats politiques. C’est un peu le sentiment que nous laisse les propositions défendues dans ce livre.


[1]    Eric A., Posner and Glen Weyl, 2019. Radical markets. Uprooting Capitalism and Democracy for a Just Society, Princeton, Princeton University Press, 384 pages.

[2]    « Glen Weyl, le hĂ©raut du libĂ©ralisme sans individualisme Â». Entretien recueilli par Romain Gonzalez. publiĂ© le 17/01/2019 sur le site Le Point.

[3]   Pour l’Eco publiait le 15 mars 2024 un article intitulĂ© « A l’ère des algorithmes, que vaut la thĂ©orie de l’information de Hayek ? Â» Ă©crit par Yann Giraud. Dans cet article est insĂ©rĂ© un encadrĂ© dans lequel on peut lire Ă  propos de Glen Weyl les lignes suivantes :

« Après des études à Princeton et une thèse supervisée par Jean Tirole, ils se convertit aux idées libérales en lisant Milton Friedman et Ayn Rand et affirme dans son livre Radical Markets qu’à l’aide des nouvelles technologies de l’information, nous devrions être capables de faire converger les principes de libertés individuelles et la recherche de justice sociale. Au croisement des idées de Lange et Hayek, il pense que l’on peut ainsi s’appuyer sur les mécanismes de marché, non pas en planifiant l’économie mais en créant de nouvelles règles du jeu – des nudges – qui permettent d’inciter les agents économiques à se comporter d’une manière conforme à l’intérêt collectif. »

[4]    Voir, par exemple. Levine, D.K., 2020. “Review of Radical Markets by Eric Posner and E. Glen Weyl,” Journal of Economic Literature 58 (2), 471-487 ou Abadir, D., M., Schachermayer and J., Weinert 2021. “Book review: radical markets: uprooting capitalism and democracy for a just society by Eric Posner and Glen Weyl,” Studies in Philosophy, Politics and Economics, 3 (1), 64-70.

[5]             Free to Move: Foot Voting, Migration and Political Freedom, de Ilya Somin paru aux Ă©ditions Oxford University Press : Oxford, 2020. Voir le compte rendu de cet ouvrage publiĂ© dans le Journal des LibertĂ©s, n°19 Hiver 2022.

[6]    Calabresi G. and D., Melamed 1972. “Property Rules, Liability Rules and Inalienability: One View of the Cathedral”, Harvard Law Review, 85 (6), 1089-1128.

[7]    Posner, E.A., and E.G. Weyl 2017. “Property is Only Another Name for Monopoly,” Journal of Legal Analysis, 9 (1), 51-123.

About Author

François Facchini

François Facchini est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Économiques. Il est en poste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et responsable du Programme Politiques Publiques du Centre d’Économie de la Sorbonne (CES). Il a récemment publié Les dépenses publiques en France, De Boeck Supérieur (2021).

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