Le phénomène bureaucratique[1] est l’un des quelques grands livres qu’il m’ait été donné de lire sur ce que nous sommes, nous, Français. L’ouvrage a beau dater d’une soixantaine d’années, son propos est inoxydable car consubstantiel à notre identité nationale ; or, ce qui est éternel est forcément actuel.
L’auteur, Michel Crozier, est un sociologue des organisations dont le propos à mon sens se révèle très compatible avec l’idée libérale. Tout son travail l’amène à envisager l’organisation humaine tel un système régi par le « conflit », au sein duquel l’individu se comporte en « acteur », jouant des contraintes plutôt que se soumettant passivement à elles. Ainsi, là où la philosophie libérale postule la liberté de l’homme, la sociologie des organisations la déduit de l’observation. Et ce que met au jour Le phénomène bureaucratique, c’est que la liberté est partout où on ne l’attend pas, quand bien même sa manifestation demeure-t-elle d’essence culturelle.
Le propos s’appuie sur une enquête sociologique de fourmi, consacrée à deux organisations : une agence comptable parisienne et un monopole industriel (dont trois usines sont étudiées), tous deux de statut public (on est à la fin des années 1950).
L’auteur met au jour la structure hiérarchique de ces organisations, les sous-systèmes qui les composent, les stratégies qui s’y déploient, les opinions des ouvriers – il s’agit plutôt d’ouvrières – sur leur travail et leurs relations sociales. Et de proche en proche, chaque brique de l’analyse laisse apparaître un édifice conceptuel dont la quatrième partie de l’ouvrage – « le phénomène bureaucratique comme phénomène culturel français » – constitue le point d’orgue. Qu’est-ce que l’organisation bureaucratique ? Pourquoi existe-t-elle ? Qu’a-t-elle de spécifiquement français ? Tel est le questionnement qui guide le propos de Michel Crozier.
- L’organisation bureaucratique à grands traits : Crozier un anti-Weber
Beaucoup, naturellement, a été écrit sur la bureaucratie, phénomène organisationnel emblématique du vingtième siècle industriel. L’image que l’on a généralement de sa structure correspond à ce qu’en dit Crozier : (1) un cloisonnement étanche entre fonctions, dont chacune est le rouage d’une machine (d’où l’association fréquente faite entre bureaucratie et « organisation mécaniste ») ; (2) une organisation strictement verticale qui réplique la hiérarchie militaire avec un commandement, des exécutants et un encadrement intermédiaire ; (3) un fonctionnement procédurier, prodigue de circulaires, règlements et plans régissant le cours normal de l’entité ; ce que la bureaucratie produit le plus et le mieux, ce sont des routines encastrées dans des procédures.
Mais au-delà de ces considérations quasi anatomiques, pourquoi la bureaucratie ? À en croire Max Weber, parce que celle-ci incarne la rationalité en organisation ; elle est donc suprêmement efficace.
C’est précisément ce que réfute Crozier ; la bureaucratie, en effet, ne tolère pas l’imprévu alors qu’il y a toujours des imprévus (la crise Covid 19 pourrait ici faire foi). Elle repose sur une implication minimale du personnel, ce qui nuit à la productivité ou la qualité de ce qu’elle fabrique. Et surtout, plus elle dysfonctionne, plus elle persévère dans ce qui la fait dysfonctionner. Analyser la bureaucratie par le prisme de l’efficacité s’avère donc décevant : mieux vaut y voir un statu quo entre groupes conflictuels, moins un phénomène rationnel qu’un phénomène politique, moins une question d’efficacité que de pouvoir. Quels en sont, dès lors, les traits saillants ?
- Une autorité hiérarchique investie de tous les pouvoirs formels, sans jamais être en mesure de les exercer. En cela et contrairement à une idée reçue, la bureaucratie est très éloignée de l’autocratie. Elle est, évidemment, une structure hautement centralisée mais les prérogatives de son centre sont inversement proportionnelles à sa puissance réelle. Pourquoi cela ? Parce que les dirigeants ne sont jamais informés de qui se passe vraiment dans l’usine ou l’agence comptable. Les chefs de section, par exemple, n’ont aucun intérêt à informer les chefs de division (leurs supérieurs hiérarchiques) des problèmes structurels de la production : ils n’en concevront aucune récompense, plutôt de l’embarras – une suspicion de « fayotage » – et leur promotion, déterminée par l’ancienneté, s’accommodera parfaitement de cette passivité (la plupart des employés étudiés par Crozier sont fonctionnaires). Cette situation se retrouve à tous les échelons de la hiérarchie : ceux qui ont le pouvoir formel de décider n’ont pas l’information pour ce faire ; ils ne prennent donc que de petites décisions de routine – des arbitrages entre litiges, des autorisations (ou plus souvent, refus) d’absence – ou alors de très grandes décisions stratégiques dont l’occurrence est rarissime, puisque seule une crise majeure justifie une réorganisation. En outre, toute décision hiérarchique se heurte à un puissant contre-pouvoir syndical, ce qui incite naturellement à l’inertie. Quant aux subordonnés, ils savent ce qu’il faudrait faire pour améliorer le fonctionnement de l’organisation mais n’en ont ni le pouvoir, ni l’incitation.
- L’autorité ne décide donc pas réellement. Mais alors, qui le fait ? Eh bien ! justement, personne puisque la bureaucratie est conçue pour que rien n’ait à être « décidé » : tel un avion qui n’aurait pas besoin de pilote, la bureaucratie est l’empire d’une règle – ou plutôt, d’un règlement – qui prescrit tout. Et lorsque l’imprévu s’invite, c’est encore une règle qui donne la solution, souvent celle de l’ancienneté. Ainsi, quand un pic d’activité (dans l’agence comptable) ou l’absence d’un ouvrier (dans une usine) appellent une réorganisation, les chefs de section ou d’atelier affectent les employés les plus jeunes aux tâches ingrates, après avoir demandé leur avis aux plus anciens. Peut-être ce privilège de l’ancienneté est-il une résurgence du droit d’aînesse puisqu’au fil du livre, la bureaucratie se dévoile telle une concession faite à la modernité, par une France d’origine féodale.
En cas de contrariété potentiellement paralysante, la bureaucratie dispose d’un dernier atout dans sa manche : le pouvoir informel. Pour affecter des ouvrières récalcitrantes à des urgences ne relevant pas de leurs attributions, on use d’intimidation (le harcèlement serait-il l’inavouable corollaire de l’idéal bureaucratique ?). Et pour ce qui concerne les pannes de machines, seul événement susceptible de perturber le bel ordonnancement de l’usine, on s’en remet à l’expertise de l’ouvrier d’entretien, mécanicien providentiel dont dépendent les cadences, donc le sort de la journée de production. L’ouvrier d’entretien – typiquement, un ajusteur – est une grande figure de la sociologie crozérienne, celui qui « contrôle une zone d’incertitude », c’est-à-dire dispose d’une ressource stratégique (le pouvoir de réparer) sans rapport avec son statut dans l’organisation.
- Pourquoi la bureaucratie ?
Une hiérarchie qui peut tout et ne décide de rien ; un fonctionnement régi par des règles, formelles et informelles ; des groupes sociaux recroquevillés sur leurs prérogatives. Pourquoi un tel fonctionnement ? Parce que la mission première de la bureaucratie française est de créer, via le règlement, de l’impersonnalité et de l’égalité.
L’exigence d’impersonnalité viendrait d’une aversion des Français pour la confrontation hiérarchique directe. Car la France étant historiquement un pays de castes (la noblesse, le clergé et le tiers état) le face-à-face est biaisé – la soumission – ou corrompu – le favoritisme – quand il se déroule entre personnes d’extractions différentes : l’ouvrier et le directeur au vingtième siècle, le paysan et le seigneur hier. La France cultive donc une distance hiérarchique faite de défiance réciproque : pour les subordonnés, les directeurs sont parasitaires au mieux, inhumains au pire.
Pour les directeurs, les ouvriers sont paresseux et opportunistes. L’autre, celui qui n’est pas de sa caste, est donc toujours un barbare que l’on ignore, moque ou craint, toute manifestation de coopération passant pour de l’obséquiosité auprès des pairs méfiants.
Cette exigence française d’impersonnalité jaillit d’une anxiété et d’une frustration qui se retrouvent dans la conflictualité idéologique des relations patronat-syndicat mais aussi, plus largement, dans le chahut d’une classe, la violence d’une jacquerie ou un défilé de gilets jaunes, autant de manifestations de solidarité négative typiques d’un autre phénomène français : celui des « communautés délinquantes » (selon le terme de Jesse Richard Pitts).
L’exigence d’égalité, déjà mise en exergue par Tocqueville (que Crozier cite parfois), est inhérente à celle d’impersonnalité. Si tout est prescrit par des règles – à commencer par celle du concours, symbole absolu de la méritocratie française – ce que chacun retire du système est acceptable. Au sein d’un groupe, l’égalité prévaut (à l’ancienneté voire au statut près, lorsque l’employé est contractuel plutôt que fonctionnaire). Entre les groupes, l’inégalité est fondée sur une norme sociale tolérée – le mérite scolaire – dès lors qu’elle ne se traduit pas par l’ingérence des « grands » dans les affaires des « petits » ; elle est mal vécue lorsqu’entre groupes de statuts identiques, l’un semble privilégié par rapport à l’autre (ouvriers d’entretien versus ouvriers de production). Mieux vaut cependant cette dépendance clandestine que l’humiliation d’une décision hiérarchique.
Protégé contre l’arbitraire du pouvoir, conforté dans son indépendance professionnelle par le statut, l’employé peut alors borner son implication au minimum, sans cependant oublier de bien faire son travail. Au-delà du cocon bureaucratique, le salarié peut donc se consacrer à ce qui lui semble important, tel le paysan kolkhozien délaissant la ferme soviétique pour son lopin de terre.
Ce quant-à-soi, Crozier le nomme « bon plaisir », à savoir une satisfaction de travailleur indépendant bâtie sur une voluptueuse impression de liberté, hors les murs des relations de dépendance personnelle. Le bon plaisir est une aspiration-clé du caractère français, une sorte d’indépendance sans ambition, se retrouvant à tous les échelons de la société : le paysan ou l’artisan, bien sûr mais aussi la grande bourgeoisie, rétive au développement de ses entreprises – parce que le développement implique négociation, concession donc dépendance – et résignée à l’intervention de l’État dans ses affaires, la puissance publique n’étant en l’occurrence « personne », c’est-à-dire pas un « autre » devant lequel courber l’échine. Par son caractère abstrait et général – les deux caractéristiques étant essentielles – l’État est donc un souverain à la fois indispensable et toléré, réclamé et critiqué (on entrevoit ici la crise de légitimité pouvant découler d’une trop grande personnalisation du pouvoir politique).
- Une manifestation du caractère français
En conclusion de son opus, Crozier décrypte certaines réalisations françaises à la lumière de la mentalité bureaucratique. Sa peinture de l’Éducation Nationale (abstraite et élitiste) et de la culture coloniale française (une sorte d’idéalisme quasi totalitaire) révèle ici, ce que le propos a de plus percutant.
De manière plus générale, Crozier articule la culture bureaucratique à certaines manifestations profondes de notre caractère. Parmi celles-ci, l’idéalisme mérite qu’on s’y arrête, tant il procède d’une mélancolie politique – un bonheur d’être pessimiste – aux accents remarquablement contemporains. Il n’y a pas, pour « le » Français, d’autre réalité que la sienne propre, celle du cadre social, amical, familial dans lequel se déploie une vie souvent agréable. Hors cette citadelle de l’intime, le monde marche au pas d’un pouvoir tout à la fois abstrait, lointain et nécessaire, bien que le plus souvent nourri au lait frelaté de la morgue, de l’incongruité et de la corruption.
Ce sentiment fait écho aux sondages d’opinion montrant des Français pessimistes quant à leurs institutions et optimistes pour eux-mêmes. Au fond, tant qu’il peut s’adonner au bon plaisir, le Français est à la fois heureux et mécontent. Son bonheur se traduit par toutes les réalisations du génie hexagonal : l’artisanat, l’agriculture, la cuisine et de manière générale, une ingéniosité constituant le creuset de toutes sortes d’innovations.
Son mécontentement se traduit par la radicalisation électorale – électorale plutôt que politique car le Français n’aime pas le désordre – mais aussi par une citoyenneté chancelante, dont seules les crises historiques raffermissent la chair.
Ce hiatus entre soi et l’autre, le proche et le lointain, forme le goût français pour l’idéologie, manifestation singulière de notre génie créatif. La France a enfanté les penseurs les plus influents dans toute la gamme des idées, au point d’inventer un rôle social culturellement singulier, celui de « l’intellectuel ». Qu’elle soit constructiviste – c’est-à-dire, acquise à l’idée d’un pouvoir créateur – ou libérale, l’idéologie est d’abord une manifestation du bon plaisir : une créature de soi, une aventure personnelle. Et, en même temps, elle constitue l’ombre chinoise de la culture bureaucratique, dont elle réplique deux traits siamois : la planification et l’impersonnalité.
On reproche parfois à la bureaucratie d’être incapable d’adaptation. Mais à lire Crozier, cette rigidité est moins une inaptitude qu’un programme génétique ; c’est au monde de s’adapter au plan bureaucratique, pas l’inverse. Il est difficile de dire si l’esprit bureaucratique étant dogmatique par essence, il reflète une pensée de système dont l’idéologie constituerait une réplique. Ou si, la bureaucratie étant une sorte de cloître institutionnel, penser son alternative est inconcevable hors la conception d’un bouleversement.
Toujours est-il que la passion française pour les grandes idées adjoint le corset de l’esprit de système à l’arrogante nudité de l’illusion révolutionnaire, le dogme de la planification au fantasme de l’impersonnalité. Le premier ignore la contingence, le second fait soigneusement fi de « l’autre », les deux revenant au même : pour demeurer intéressante, l’idée doit être une prescription plutôt qu’un mode d’emploi, la réalité d’un rêve et le rêve de la réalité (cela peut expliquer la fierté que nombre de gouvernants français éprouvent à se dire « pragmatiques », comme s’ils s’étonnaient eux-mêmes de prétendre à la compréhension du réel).
Dans le paysage des idées qui passionnent les Français, on comprend alors pourquoi le libéralisme fait office de vilain petit canard[2]. Un monde dont les fins dernières ne sont pas prescrites, un monde dont les plans se laissent dérouter par l’initiative individuelle, un monde dans lequel chacun agit sous l’empire de la responsabilité plutôt que du statut, ce monde-là, celui de l’idée libérale, est intellectuellement répugnant car il est le monde des hommes réels, dans la vie réelle.
Or, la bureaucratie est « la volonté d’administrer les choses au lieu de gouverner les hommes » (p. 128-129).
Et l’idéalisme français entend, en contrepoint, gouverner les hommes comme s’ils étaient des choses, de simples outils au service d’un dessein social ou religieux.
On comprend aussi pourquoi l’histoire de France est une succession de crises politiques, entrecoupées d’illusoires périodes de stabilité. Cela correspond au cycle de vie bureaucratique : de longs moments d’immobilisme commis à la gestion des frustrations, ne résolvant aucun problème mais les étouffant tous, jusqu’à ce qu’explose la marmite sociale. Qui a vécu les cinq dernières décennies – leur orgie de dette publique comme seule réponse aux problèmes socio-économiques, leur absence de réforme concomitante d’une inflation de normes et de synodes – ne peut qu’être marqué par l’incapacité de la France institutionnelle à remettre en cause ses schémas directeurs. C’est que cette France institutionnelle est incapable de se penser hors de ce qui la définit : le phénomène bureaucratique.
Conclusion
Le phénomène bureaucratique fait remarquablement écho à d’autres travaux ethnologiques ou sociologiques consacrés aux traits fondamentaux de la culture française. L’exigence d’impersonnalité dont il procède évoque l’importance de l’honneur dans les relations sociales[3].
Le mélange de déférence hiérarchique et d’individualisme forcené, dont le phénomène bureaucratique porte aussi la marque, fait pour sa part écho à la cartographie des cultures nationales élaborée dans les années 1970 par l’ethnologue néerlandais Geert Hofstede[4]. Rares sont les peuples qui sont à la fois peu démocratiques – ce que traduit l’idée de « distance hiérarchique », chez Hofstede – et très individualistes. Le phénomène bureaucratique est peut-être fait pour ces peuples-là, dont sont les Français.
En toute fin de l’ouvrage, Crozier reconnaît d’ailleurs le mérite du modèle bureaucratique national :
« la possibilité qu’il offre à tous les membres, même les plus humbles, de participer de façon très large et très égalitaire à un style de vie impliquant une grande indépendance personnelle, le détachement à l’égard des circonstances et beaucoup de liberté et de lucidité intellectuelle [constituent] une des parts non négligeables de l’apport de la culture française à la civilisation occidentale.» (p. 368)
Par ailleurs, l’auteur esquisse les conditions sociales qui, lentement mais sûrement, vont remettre l’absolutisme bureaucratique en cause et dont mai 68 constitue une manifestation sans doute superficielle.
Si la bureaucratie dit beaucoup de ce que nous sommes, elle ne dit évidemment pas tout. D’abord parce que la bureaucratie est un phénomène universel et pas seulement français. Ensuite parce que la France n’est pas qu’un pays de solidarités négatives : elle dispose d’un secteur associatif vigoureux, mettant de grandes idées au diapason du réel. Et c’est aussi un pays dans lequel le génie entrepreneurial s’épanouit dans le monde du face-à-face, du contrat, de l’altérité. Pour autant, Le phénomène bureaucratique permet de comprendre un rapport français à l’existence qui semble imperméable au temps.
[1] Crozier, Michel 1963. Le phénomène bureaucratique, Éditions du Seuil, Paris.
[2] Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Odile Jacob, Paris, 2004.
[3] Philippe D’Iribarne, La Logique de l’Honneur, Seuil, Paris, 1989.
[4] Geert Hofstede, G. J. Hofstede, M. Minkov, Cultures and Organizations, Software of the Mind, troisième édition, McGraw-Hill, New-York, 2010.
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