Il se passe tellement de choses à notre époque qu’il nous vient de temps en temps, à lire les nouvelles, la tentation de nous pincer pour vérifier que ce n’est pas un rêve. En ce moment par exemple, on apprend que le souci principal du gouvernement des Etats-Unis serait d’obtenir du gouvernement soviétique que ses troupes ne quittent pas l’Europe centrale[1]. Ce sont apparemment des temps bien étranges que ceux où de tels événements se produisent. L’exposé auquel je vous invite ne fera pas exception ; ce que vous entendrez, vous n’avez vraisemblablement pas encore eu l’occasion de le lire ou de l’apprendre par d’autres sources. Il s’agit d’une présentation hayékienne de l’histoire et elle ne correspond pas à ce qu’il est convenu de penser, surtout sur le continent européen. Vous savez d’ailleurs quelle contestation Hayek a toujours opposée aux intellectuels continentaux et vous connaissez notamment son souci d’éviter le cadre de référence cartésien.

Qui connaît le modèle des libertés anglaises ?

Il y a deux jours à Paris se tenait une conférence, rassemblant des personnalités intellectuelles et politiques des deux parties de l’Europe. La BBC était présente et ce qu’en a retenu son journaliste était significatif: il n’en a pas conclu (vieille plaisanterie sur l’esprit de clocher des Britanniques) que le brouillard avait détaché le continent de l’Angleterre, mais que jamais on n’avait présenté aux Européens de l’Est l’histoire des libertés anglaises comme un domaine dont ils devaient tirer des enseignements. Or justement, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis – le monde anglo-saxon – ont une histoire constante de liberté politique, de révolution industrielle réussie et d’accroissement conséquent des richesses. On peut avoir une idée de l’ampleur du problème intellectuel auquel nous sommes confrontés si on considère que l’Angleterre n’a jamais été évoquée au cours de cette conférence, alors que celle-ci rassemblait des personnalités européennes et entendait discuter de l’avenir de l’Europe centrale et orientale. Cette dépêche de la BBC aurait pu inspirer un livre à Hayek, tant elle révèle les limites d’un certain monde intellectuel.

J’étais moi-même il y a peu en Grande-Bretagne et comme j’avais un peu de temps, j’ai écouté la BBC. Il y avait une émission régulière et celle-ci portait ce jour-là sur la cathédrale de Salisbury. Vous pourriez vous demander quel est l’intérêt et j’y viens justement. Ils avaient interrogé le doyen : son rôle est d’administrer la cathédrale et ses biens. Interrogé sur la manière dont il prenait ses décisions, il répondit : « il est évident que je ne peux agir qu’avec l’accord des chanoines de la cathédrale ». Par conséquent, les autres prêtres de la cathédrale en tant que personne morale ont un droit de veto sur ses décisions de gestion. Quant à l’évêque de Salisbury, donc de ce même diocèse, il n’a pas l’autorisation de pénétrer dans la cathédrale si, ni le doyen, ni ses chanoines ne sont d’accord.

Je veux par cet exemple illustrer un système de droit particulier, qui subsiste encore dans l’Église d’Angleterre, qui a prévalu pendant des décennies en Europe occidentale et qui est peut-être la source de nos libertés. C’était l’ensemble des chartes, des droits et autonomies particulières qui caractérisait l’Europe chrétienne à l’époque médiévale. Tout le monde alors avait des droits opposables aux autres personnes. C’était notamment le cas de l’Église et, sur le modèle de l’Église, celui de toutes les autres organisations et institutions européennes. L’évêque avait beaucoup de pouvoir, mais il n’avait pas de moyens de contrôle sur le doyen de sa cathédrale, non plus que sur ses prêtres, et encore moins sur les autres prêtres qui avaient des droits opposables à l’évêque dès lors qu’ils avaient été nommés dans leur apostolat. En droit Canon de l’Église catholique, une bonne partie de ces règles médiévales reste en vigueur, quoique le Concile de Trente en ait depuis atténué la portée. L’Église d’Angleterre, ayant échappé aux effets du Concile de Trente, a conservé les formes médiévales encore davantage que l’Église catholique. Ce Concile avait fait subir à l’Église catholique une « modernisation » sur les modèles de Philippe II et Charles-Quint, c’est-à-dire une centralisation accrue, ce qui en fait pour nous plutôt un exemple à ne pas suivre.

La liberté européenne est un cas unique

Ce système d’autonomie où tout le monde avait quelque immunité contre tout le monde avait créé en Europe une organisation très décentralisée. Si on veut caractériser ce système, c’est le principe de subsidiarité qui vient à l’esprit ; chacune des personnes avait des droits opposables aux autres et notamment à ceux qui la dominaient dans la société. Or nous cherchons à comprendre pourquoi c’est l’Europe, et non d’autres régions plus riches et mieux peuplées du monde, pourquoi c’est cette petite péninsule insignifiante au bord du continent eurasien qui est devenue la source de la liberté et de la prospérité pour tous. Pourquoi c’est elle par exemple qui, grâce à ses découvertes dans les sciences de la nature et de l’économie, permet à tous les autres hommes dans le monde de vivre plus longtemps.

Le reste du monde, nous le lisons encore aujourd’hui, connaît encore une explosion démographique considérable, parce que nous lui avons donné gratuitement toutes les découvertes de notre science alors qu’il n’a toujours pas les institutions juridiques et économiques qui lui permettraient de se nourrir. Grâce aux progrès de la science occidentale, des milliards de gens peuvent maintenant vivre mais il leur manque malheureusement encore les institutions qui ont créé cette science. Qui aurait imaginé à l’époque romaine, ou même il y a une centaine d’années, toutes les possibilités que la science nous donne aujourd’hui ? Cette connaissance, nous la donnons pour rien au monde entier, à des milliards de gens et ce cadeau est peut-être empoisonné : leurs systèmes politico-économiques ne leur permettent toujours pas d’entretenir la masse de gens qui ont pu survivre grâce à elle.

Pourquoi, donc, est-ce l’Europe et non la Chine, ou bien l’Inde, par exemple ? Si nous avions observé l’Empire Ottoman au quinzième siècle nous aurions pu lui trouver une grande richesse et une culture brillante. C’était aussi le cas de l’Empire de la Perse, ou celui des Moghols en Inde ou encore l’Empire du Milieu. Ils étaient beaucoup plus riches, même artistiquement, ils produisaient énormément, et des choses d’une grande valeur ; pourquoi ne sont-ils pas parvenus à tout ce que l’Occident a accompli ? Il nous faudrait répondre que la raison se trouve d’abord dans l’originalité du système de droit. A cette époque, on considérait déjà l’Europe comme une République unique. C’est que la République en question, européenne ou chrétienne, était largement unifiée à bien des égards, même si elle ne l’était pas politiquement. Pour ce qui est de la politique, justement, elle ne connaissait aucune espèce de centralisation ; elle était au contraire extrêmement divisée, faite d’entités politiques minuscules. Si les gens l’envisageaient comme une République, ce terme n’avait aucune implication politique ; c’était une notion strictement culturelle, juridique, philosophique et religieuse.

Une unité réelle, mais pas d’État centralisé

Le phénomène que nous avons à expliquer ne tient pas non plus particulièrement au christianisme : juste à côté on pouvait voir l’Empire Byzantin, lequel n’est tombé, il faut s’en souvenir, qu’en 1453 ; c’était un successeur direct de l’Empire Romain, christianisé mais totalement centralisé et incapable de produire aucun des progrès qu’on a pu observer en Europe. Ainsi, même si le christianisme a eu son importance, ce n’est pas lui qui fut décisif. Il s’est donc produit un phénomène extrêmement nouveau au XVème siècle : l’Europe, et l’Europe établie sur la tradition médiévale comme République européenne unique sans que jamais il y n’ait une entité politique unifiée. Si on l’interrogeait sur les origines de cette situation unique au début du moyen-âge, Anthony de Jasay dirait que le fait essentiel est que l’Empire Carolingien n’a pas pu se maintenir ; que l’événement le plus important de l’histoire européenne est l’échec de la tentative faite par Charlemagne pour créer un État unique et centralisé.

On pourrait aussi remarquer à la fin du Xème siècle et au début du XIème le développement des mouvements de la paix de Dieu et de la trêve de Dieu ; il y avait beaucoup d’entités et de chefs féodaux mais les gens, sous la direction des évêques, des abbés, des prêtres et des moines, s’organisèrent en associations jurées pour contenir la violence politique des barons et des chevaliers, les obligeant à épargner totalement les non-belligérants et à limiter les combats à certaines périodes strictement délimitées : par exemple il était interdit de se battre les jours de la semaine associés à la Passion, la Mort et la Résurrection du Christ, c’est-à-dire du mercredi soir au lundi matin. Il y avait en outre maints jours fériés, l’Avent, le Carême et bien d’autres occasions… de ne pas faire la guerre. Ces limites posées aux actes de guerre, par des associations de personnes qui avaient fait serment de s’opposer aux excès de la noblesse féodale, ont créé une sorte d’unité politique. Mais cette unité politique n’avait rien à voir avec l’État, ni avec les intrigues des princes. C’étaient les gens eux-mêmes qui faisaient respecter le droit et non les hommes des États. En fait, cette police du droit se faisait contre les hommes de l’État, c’est-à-dire en dépit de ceux qui représentaient les vestiges de l’Empire Carolingien.

Ces mouvements avaient produit une société politique incroyablement paisible, ce qui permit au commerce de se développer. La forme juridique de ces associations jurées servit aussi de cadre pour la renaissance des villes en tant qu’entités municipales organisées, fondées par le serment fait par chacun des citoyens de se protéger mutuellement contre la violence extérieure. Nous pouvons revenir à la période plus récente de la Restauration pour trouver les écrits de François Guizot, ou d’Augustin Thierry, qui furent de grands précurseurs du libéralisme moderne. Leur travail fut d’écrire une histoire du développement des cités médiévales, de ces associations jurées ainsi que le rôle des abbés et des évêques dans ces diverses formulations. Augustin Thierry, qui est à mon avis le plus grand des auteurs libéraux classiques, a consacré toute sa vie à rassembler toutes les chartes de toutes les villes de France fondées aux XIème et XIIème siècles. Quelques années après avoir publié cet ouvrage monumental il devint aveugle et il lui fallut plusieurs années pour recouvrer la vue. Pendant toute sa cécité, il se faisait lire les manuscrits par son frère et sa femme et il continuait sans arrêt d’écrire des livres. Dans l’histoire de la liberté naturelle cette chronique, décrivait l’existence d’une République d’Europe dépourvue d’un centre administratif. Avec les années, nous avons perdu le contact avec nos ancêtres historiens et nous avons perdu le souvenir de ce qu’ils avaient jugé essentiel dans le développement de l’Europe ; si bien que ce que nous faisons aujourd’hui n’est qu’une redécouverte de ce processus. Ce que nous découvrons est qu’il y avait en Europe tellement d’entités politiques, dans lesquelles chacun se trouvait au centre d’un véritable système de droits réciproques, que personne n’avait le pouvoir d’imposer son arbitraire à qui que ce soit.

Une conception spontanée du droit

C’était une époque où on reconnaissait que le Droit est un fait objectif qu’on doit découvrir par la raison et l’expérience et cela nous ramène naturellement aux travaux de Hayek dans Droit, législation et liberté ou The Constitution of Liberty, de même qu’à Freedom and the Law de Bruno Leoni. Ils ont souligné la conception médiévale du Droit comme une chose à découvrir et non à créer, à savoir que le juge est là pour découvrir ce qu’est le Droit et non pour appliquer mécaniquement une loi faite par une assemblée. Cette vision est naturellement en conflit ouvert avec la conception moderne de la législation, où la loi est produite par un vague rassemblement de personnes dans un lieu appelé Parlement, laquelle assemblée se juge fondée, à un moment donné, à imposer des décrets arbitraires. Hayek et Leoni affirment qu’elle ne représente rien d’autre qu’une majorité de circonstance, un groupe de personnes rassemblées à un certain moment en un endroit donné, alors qu’au cours du Moyen Âge, le Droit était progressivement identifié au sein du système judiciaire par une évolution multiséculaire fondée sur le précédent, l’expérience, la découverte, la découverte et encore la découverte… Nous pourrions citer à cette occasion les développements de Michael Polanyi, un grand chimiste et philosophe, sur l’innovation scientifique ou évoquer le concept de découverte, de production et d’utilisation de l’information, dans ce que Israel Kirzner a écrit sur l’activité d’entrepreneur, etc.

Cette conception du Droit faisait du Roi l’exécutant des décisions judiciaires ; elle le mettait au service du Droit tel que les juges l’avaient identifié. Le Roi lui-même n’était que la personne la plus riche de la région. Vous ne pouviez être Roi, ou détenir d’importantes fonctions officielles, que si vous aviez suffisamment de terres et de biens, faute de quoi vous ne pouviez pas vous le permettre : cela vous coûtait très cher d’être le Roi. C’était un bien de consommation, avec beaucoup de gens à votre service que personne n’était là pour payer à votre place. Vous deviez avoir votre propre chambellan, votre propre échanson, etc. Le Roi acceptait cette fonction par tradition familiale, mais celle-ci impliquait de mettre en œuvre les décisions des juges. Encore une fois la conception du Droit qui prévalait était évolutionniste. C’est à cette époque que sont apparues les Universités.

Dans Law and Revolution, un livre très important qui a été publié en 1983[2], Harold Berman, Professeur d’histoire du droit à l’Université de Harvard, dit que la cause première et essentielle du caractère unique du droit occidental est la décision du Pape Grégoire VII de faire la réforme grégorienne au XIème siècle. Je ne pense pas que l’idée vous soit familière, ni que vous lirez dans Le Monde que Grégoire VII est le père de nos libertés modernes ; c’est pourtant à cause de sa capacité à tenir tête au souverain – en l’occurrence l’Empereur Henri IV – et à paralyser les tentatives faites pour centraliser le pouvoir et créer un seul Empire en Europe, que l’Église a réussi, sans le faire tout-à-fait exprès, à neutraliser le pouvoir politique. Seule l’Église avait une légitimité supérieure à celle du Pouvoir et c’est pourquoi elle était l’alliée naturelle des adversaires de la centralisation.

Il n’était pas rare aux Xème et XIème siècles que les Empereurs épousent des princesses byzantines et celles-ci n’étaient pas les dernières à leur suggérer une centralisation de leur empire sur le modèle de Constantinople. C’était bel et bien leur intention, qui n’a été finalement mise en échec que par les rivalités inattendues entre l’Église et l’État. Pourquoi était-il tellement important que cette centralisation soit mise en échec ? A cause de la concurrence. Tous les petits potentats étaient en concurrence entre eux ; ils rivalisaient dans le respect et la préservation du Droit pour attirer les gens chez eux. Si vous avez le choix entre plusieurs villes différentes pour votre installation, vous n’irez pas dans un endroit où les impôts sont élevés. Les commerçants avaient de nombreuses occasions de quitter un système politique qui leur coûtait cher en termes d’impôts pour un système où les taxes étaient moins élevées. L’absence de centralisation politique conduisait par conséquent à rivaliser pour abaisser les impôts, afin de faire venir les entreprises et accroître les richesses. Si l’Europe avait été « moderne » au XIème siècle, si elle avait eu de grands penseurs pour mettre au point l’ « harmonisation » des impôts, eh bien nous en serions encore à manger des lentilles dans les champs et bien contents de les avoir comme seule source de protéines (les Européens ont toujours mis l’accent sur les protéines dans l’alimentation, c’est un des à-côtés de l’histoire). La concurrence fiscale a été cruciale et avait été facilitée par le développement des foires de Champagne. Les comtes de Champagne raisonnaient comme des économistes de l’offre. Ils maintenaient des impôts très bas et travaillaient en collaboration avec les marchands ; ils garantissaient leur Droit de créer et d’entretenir des associations pour protéger les commerçants sur la route et avaient conclu des alliances avec les différents autres ducs et comtes concernés par la protection des voies de communication avec l’Italie et les Flandres.

Les foires de Champagne étaient organisées autour de six grands festivals religieux dans différentes villes champenoises où les marchands se rendaient et où l’on a pu observer les plus grandes innovations dans l’industrie bancaire. C’était un énorme marché pour les textiles, pour la laine, pour les produits manufacturés et le règlement des créances par l’intermédiaire du système bancaire. Raymond de Roover, le grand historien d’origine flamande qui enseigna aux Etats-Unis a écrit plusieurs livres sur ce sujet, notamment sur la banque des Médicis, mais il a fait bien d’autres études du système bancaire à l’époque médiévale. Comme vous pouvez l’imaginer, ce sont surtout les archives de Florence qu’il a étudiées, celles de Gênes ayant retenu l’attention de feu le grand historien de Yale, Robert Sabatino Lopez. Il y a eu bien d’autres études, par exemple celles des banques de dépôt de Barcelone à la même époque et d’innombrables autres études d’un système économique admirable, que vous reconnaîtrez facilement parce que ses formes d’organisation ressemblent à celles du capitalisme moderne, comme le Chicago Mercantile Exchange ou les marchés financiers organisés. Nous n’avons fait que retrouver à notre époque ce qu’on avait déjà mis en œuvre à la fin du moyen-âge dans les foires de Champagne.

L’invention de la démocratie parlementaire

Ce système commercial a malheureusement été perturbé vers la fin du treizième siècle par le début des troubles qui conduisirent à la Guerre de Cent Ans (dans les années 1290), lorsque le Roi d’Angleterre et le Roi de France se disputèrent le contrôle des Flandres. En effet une dynastie venait de s’y éteindre au moment même où le comté de Champagne restait sans héritier direct. Philippe le Bel hérita de la Champagne et commença à y lever des impôts pour financer le conflit. C’est à ce moment que la centralisation commença à se développer. Les Rois voulaient se faire la guerre et, devant les obstacles qu’ils rencontraient, décidèrent de recourir à d’anciennes méthodes de recrutement. Comme ceux qui travaillaient ne pouvaient pas se battre certains jours de la semaine ou de l’année, ils décidèrent de se payer des mercenaires, de passer en fait à une forme de combat plus « moderne », organisé. Il fallait aux Princes de l’argent pour le faire, aussi commencèrent-ils par renier leurs dettes vis-à-vis des banquiers italiens, puis ils confisquèrent les biens des Juifs, qu’ils expulsèrent d’Angleterre et de France vers l’Allemagne et finalement Philippe le Bel accusa d’hérésie et de blasphème les Chevaliers du Temple qui faisaient le commerce de l’argent afin de s’emparer de leurs possessions. Cela fait, il se retrouvèrent sans beaucoup de recours pour trouver de l’argent. Ils avaient mis la main sur toutes les fortunes qu’ils pouvaient voler et il leur fallait donc inventer un moyen d’en trouver davantage. Ils se dirent_: « si nous persuadons une partie de la population de partager avec nous, nous pourrons prendre au plus grand nombre, sans rencontrer d’opposition effective. Nous allons mettre en œuvre quelque chose de vraiment nouveau ». Et ils inventèrent la démocratie parlementaire. Ils demandèrent aux marchands d’élite des délégués pour imposer des taxes et des « droits » de passage à l’ensemble de la population. Cela devait réprimer la concurrence étrangère et donc accroître les bénéfices des commerçants, en même temps que cela remplissait les coffres de la Couronne.

C’est ainsi qu’on a vu apparaître la démocratie parlementaire, la Chambre des Communes, le Tiers-État. C’est à cette époque, dans les années 1290, qu’on trouve l’origine du Parlement et des États-Généraux. Ils devinrent une véritable institution puisque chaque année le Roi devait convoquer les États-Généraux pour renouveler les taxes. Au début, il s’était dit : « bon, eh bien je vais les convoquer une fois, je prendrai l’argent, je gagnerai la guerre et ensuite ils ne m’embêteront plus ». Hélas, comme le Roi de France et celui d’Angleterre tenaient le même raisonnement et faisaient la même chose au même moment, ils durent chacun à leur tour convoquer tous les ans les États-Généraux et la Chambre des Communes pour lever des impôts. A la longue ces deux institutions devinrent indépendantes du Roi et en vinrent à assumer une fonction différente de leur raison d’être initiale, qui était d’organiser entre les commerçants et le Roi le partage du butin résultant de l’imposition des tarifs douaniers. Le résultat fut un déclin économique de la France et de l’Angleterre aux XIVème et XVème siècles. Ce furent l’Italie et l’Allemagne avec la Ligue hanséatique, qui s’enrichirent de façon spectaculaire. La Baltique et la Méditerranée furent les centres du développement et ce fut, comme vous pouvez l’imaginer, la fin des foires de Champagne. Les Italiens, génois et vénitiens, se disaient : « nous n’irons plus remonter la vallée du Rhône ; nous prendrons la voie maritime. Nous allons nous procurer des bateaux et c’est par l’Atlantique que nous irons en Angleterre et en Flandre ». Ils développèrent de nouvelles techniques : dans le génie maritime, la navigation. Et pourquoi tout cela ? Pourquoi prenaient-ils le risque d’abandonner la terre ferme, pourquoi renonçaient-ils aux occasions de goûter aux vins de la vallée du Rhône, pour aller en mer et recevoir des paquets d’eau salée dans la figure ? C’était pour échapper à l’impôt. L’innovation technique avait pour but d’échapper à l’impôt. Une fois qu’ils étaient en mer, ils pouvaient aller dans n’importe quel port où les impôts étaient bas. Si les Anglais augmentaient les « droits » ils allaient dans les Flandres ou en Allemagne même. Une fois acquise la technique qui leur permettait de choisir leur route ils pouvaient éviter les pays et les péages qui leur feraient obstacle.

Centralisation égale pauvreté

Ainsi, au moment même où nous pouvons voir l’Angleterre et la France s’engager dans la voie de la centralisation et leurs économies dans celle du déclin, nous voyons l’Italie et l’Allemagne, totalement décentralisées, s’épanouir et s’enrichir substantiellement. Chaque fois que cela était nécessaire, on pouvait quitter la voie de terre pour s’engager sur les fleuves, ou les fleuves pour les mers, contourner l’impôt et continuer à produire. C’est de cette époque, bien sûr, que nous avons retenu les noms des grandes cités de la Hanse en Allemagne, ou les familles de banquiers comme les Fugger à Augsbourg et Nuremberg, ou les Médicis en Italie. Ils devinrent célèbres alors même qu’il n’y avait pas d’État central et riches parce qu’il n’y avait pas d’État centralisé. Ils furent aussi, naturellement, des amoureux de la liberté, écrivant sur les classiques romains comme des exemples de liberté. Une bonne partie des ouvrages de pensée politique que nous utilisons nous viennent de cette période.

A la fin de cette époque, on voit aussi se constituer un grand empire en Allemagne et en Espagne sous la direction des Habsbourg avec Charles Quint et on peut presque toucher du doigt le terrible effondrement économique et social qui en est résulté. Il y avait eu auparavant plusieurs siècles de progrès ininterrompu, comme l’ont décrit Henri Pirenne dans ses nombreux ouvrages, ou Jean Baechler dans Les origines du capitalisme, ou Rosenberg et Birdzell dans leur livre récent How the West Grew Rich ; ils se concentrent sur cette période de transition vers la centralisation et montrent qu’à mesure qu’elles étaient politiquement centralisées, certaines parties de l’Europe ont perdu leur richesse avec leur liberté. Le livre de Eric L. Jones, publié en 1981 par Cambridge University Press (The European Miracle) traite des XVème et XVIème siècles et montre pourquoi l’Europe a dépassé les grands empires chinois et indien. Il existe aussi un livre récent publié aux Etats-Unis et en Angleterre par Paul Kennedy, un historien anglais qui enseigne à l’université de Yale et qui s’appelle The Rise and Fall of Great Powers. C’est une étude très importante qui part du XVIème siècle; elle montre pourquoi avec toutes leurs richesses volées dans les mines du Mexique et du Pérou, parce qu’ils avaient « modernisé » leur État et avaient développé une administration centralisée, les Habsbourg n’ont jamais pu gagner les guerres. La redoutable infanterie castillane avait eu beau jouer un rôle prépondérant sur les champs de bataille européens, ils avaient beau gagner la plupart des batailles, ils ne gagnèrent jamais les guerres. Celles-ci se prolongeaient pendant des décennies et à la fin, sous Philippe II, d’abord tous les dix ans puis de plus en plus souvent, il fallait bien déclarer la faillite. Philippe II avait tout l’or et l’argent du Nouveau Monde mais, comme il dirigeait un État belliqueux centralisé et bureaucratique, avec une armée invincible, il avait sans arrêt des difficultés financières et finissait par perdre les guerres. Si on regarde ses concurrents, ni la France, sous les derniers Valois, ni l’Angleterre des Tudor, n’avaient subi de centralisation supplémentaire. L’Espagne finit par être supplantée comme puissance militaire prépondérante, mais ce ne fut que lorsque les dirigeants français eurent décidé de singer ses institutions, en renonçant à leurs traditions médiévales pour adopter une forme « moderne », c’est-à-dire absolutiste, de l’État. Ce ne fut que sous le cardinal de Richelieu avec Louis XIII, et sous le Cardinal de Mazarin sous Louis XIV, que la France apparut finalement comme la grande puissance de l’Europe. Sa victoire de 1643 à Rocroi, avec les nouveaux mousquetaires, consacra la supériorité des armées françaises sur l’infanterie espagnole. Cette nouvelle position dominante avait un coût : la grandeur de la France voulait dire la pauvreté pour le peuple de France, tout cela se terminant par les difficultés de paiement de la fin du règne de Louis XIV.

L’échec de l’absolutisme en Angleterre

Que se passait-il en Angleterre au même moment ? Les Anglais mettaient l’absolutisme en déroute. Le Roi fut exécuté en 1649 ; le Roi, dont la femme appartenait à la famille royale des Bourbons, avait des conseillers qui considéraient Richelieu et Mazarin comme des modèles pour l’avenir de l’Angleterre. Ils voulaient donc réformer son système politique qu’ils jugeaient « moyenâgeux », faute d’avoir un véritable État. Leur ambition était de créer une grande administration centralisée et de lever beaucoup d’impôts. Ils obtinrent la guerre civile et l’exécution du Roi. Et lorsque les adversaires du Roi cherchèrent eux-mêmes à imposer des taxes ils furent chassés après la mort de Cromwell. Le fils du Roi fut rétabli sur le trône à la condition qu’il veuille bien s’abstenir de chercher à imposer l’absolutisme. Il n’aimait pas l’exil et reconnaissait volontiers qu’il était fort désagréable de manger du pain rassis en Hollande alors qu’il aurait pu festoyer dans son propre palais d’Angleterre. Il préférait donc être un Roi bien nourri avec de nombreuses favorites et des épagneuls dans son bon royaume d’Angleterre plutôt que devoir partir en exil pour avoir voulu jouer les monarques absolus. II se contenterait donc volontiers de ce qu’on lui donnerait pourvu qu’il respecte la liberté des contribuables.

Un système politique vraiment « arriéré »

II faut nous rendre compte à quel point l’Angleterre était peu administrée. Regardons les textes de loi sous Elizabeth 1ère : tous les ans le Parlement, la Chambre des Communes, se réunissait et les ministres de la Reine venaient lui expliquer par exemple quelle terrible crise régnait dans le domaine forestier : il n’y avait plus d’arbres, les gens en coupaient beaucoup trop pour faire du charbon de bois, et fabriquer des métaux ; c’était une catastrophe parce qu’on avait besoin d’arbres pour fabriquer des mâts de navire au cas où il y aurait une guerre. Les parlementaires répondaient qu’il y avait de plus beaux arbres en Scandinavie, qu’on pouvait donc en importer par la Baltique. Les ministres finissaient par obtenir qu’une loi soit votée mais si on regarde dans les livres, qu’est-ce qu’on aperçoit? Que la même loi était votée tous les ans! De la même façon les ministres allaient dire aux parlementaires : « maintenant que grâce à la Réforme nous ne sommes plus obligés de nous abstenir sans arrêt de viande pour des raisons religieuses, les gens ne mangent pas assez de poisson. Il n’y a plus assez de pêcheurs et plus assez de marins. Si nous avons une guerre, on n’aura plus assez de monde à mettre sur les bateaux. Nous devons donc imposer de faire maigre. Ayant aboli le maigre religieux, il nous faut imposer un maigre politique : mercredi et vendredi, personne ne doit manger de viande. Ainsi il faudra bien qu’on continue à manger du poisson ». Or c’était chaque année qu’on votait une même loi dans ce sens. Ce qui se passait c’est qu’une fois franchies les limites de Westminster où vivaient les ministres, lorsque les membres de la Chambre des Communes rentraient chez eux, avec qui avaient-ils affaire ? Étaient-ce des représentants du pouvoir central ? Y avait-il des intendants en Angleterre à cette époque ? Non, il n’y avait pas à ce moment des représentants de l’État central qui soient payés par lui. Le pouvoir était exercé au niveau local par la noblesse du lieu, qui était précisément au nombre des contribuables. Ils étaient juges de paix bénévoles, refusant d’être payés par l’État central, pour en rester totalement indépendants. Chaque année les hommes de l’État leur envoyaient les nouvelles lois dans de superbes reliures, faites par la Chambre des Communes, et eux disaient : « voilà qui va nous coûter de l’argent! Ce n’est pas nous qui allons imposer ces règles. Très bien, nous avons reçu le paquet, écrivez que nous l’avons reçu et que nous remercions la Reine pour sa grande sagesse mais nous avons une chasse au renard, du vin de Porto à boire et nous allons gentiment oublier tout ça ». Il n’y avait personne à qui la Reine aurait pu envoyer ces textes de loi pour qu’il les impose à qui que ce soit. L’Angleterre avait le système politique le plus « arriéré » et « moyenâgeux » de tous : le pouvoir central n’y avait aucune autorité réelle.

Il était tellement arriéré que c’est à peine s’il y avait des impôts. Imaginez quelles horreurs pouvaient survenir dans un pays où il n’y avait même pas d’impôts. Il en résultait que les gens avaient de l’argent pour investir dans les produits nouveaux. Ils pouvaient accumuler de l’argent sans avoir à le donner à l’État central. Par exemple, ils investissaient dans des choses aussi peu glorieuses que les navets. Qui songerait à consacrer son temps et son argent à des navets ? Navets qu’ils donnaient à manger au bétail, si bien que c’est en Angleterre que les gens étaient les mieux nourris : ils étaient ceux dont l’alimentation était la plus riche en protéines. Il y avait toujours eu des moutons qui produisaient beaucoup de laine pour se protéger des intempéries bien connues en Angleterre mais la culture des navets permettait de nourrir aussi des porcs et de mettre au point des races nouvelles, plus productives, de cochons et de bétail. Le résultat fut qu’on voyait d’énormes troupeaux se diriger vers Londres, le Smithfield Market où on amenait des milliers et des milliers de têtes chaque année. Tout cela parce que de simples paysans, propriétaires ou non, avaient mis tout leur argent et leur ingéniosité à la découverte des moyens d’amender un sol trop sablonneux ou trop acide, et d’y faire pousser des navets. C’est peut-être un exemple de ce qu’évoque l’auteur américain Francis Fukuyama lorsqu’il parle de « la fin de l’histoire ». La fin de l’histoire c’est lorsque les gens ne font plus que des choses qui n’intéressent pas les hommes de l’État, comme de trouver de nouvelles sortes de navets à faire pousser… et créer ainsi les conditions de la révolution industrielle. En effet c’est la révolution agricole qui a permis de créer la richesse nécessaire pour financer les premiers progrès de l’industrie, les nouveaux métiers à filer, des moulins à eau plus perfectionnés, etc. Ce n’est pas par hasard si c’est un pays qui n’avait pas d’administration centrale dans ses provinces, qui a pu trouver l’argent pour investir dans les nouvelles techniques, les nouvelles idées, les nouvelles inventions qui ont permis la révolution industrielle.

Une conception différente du droit

Ainsi, lorsque nous observons les pays modernes du continent, lequel envierait à l’Angleterre son appareil administratif et fiscal? Le Cardinal de Richelieu a créé des institutions pour que la langue fût plus précise et ses instructions plus fidèlement exécutées ; pour que l’on sût précisément ce qui était produit et ce qui ne l’était pas, ce qui était soumis à l’impôt et ce qui ne l’était pas et l’on vit de grands poètes et dramaturges écrire dans ce langage codifié alors que ces malheureux anglais se trouvaient affligés d’un langage primitif – vous savez que l’anglais est la langue qui comporte le plus de mots, parce qu’il y a des mots d’origine germanique, française, scandinave – et se retrouvaient avec des auteurs mineurs tels que Shakespeare et Milton. Nous savons en fait que le contrôle politique de la langue est un contrôle exercé sur tous les aspects de la vie et qu’il représente le contraire de ce qui a produit la liberté moderne. Qui contrôle la langue contrôle la pensée, et la difficulté que nous pouvons avoir à comprendre la liberté anglaise illustre quels obstacles une culture contrôlée par l’État impose à notre émancipation sans même que nous en ayons conscience.

Il en est du droit comme de la langue. Que l’État s’occupe de faire le droit est une anomalie et si nous avons de la peine à le comprendre, c’est en réalité pour les mêmes raisons. En Angleterre à cette époque c’était en fait le système judiciaire qui disait le droit et ce système était totalement indépendant du gouvernement, les Tribunaux de la Common Law ayant toujours été historiquement des centres de résistance au pouvoir central. Même si les Cours du Parlement de Paris étaient elles aussi indépendantes du souverain et ont essayé de s’opposer à ses projets, elles n’ont pas pu réussir comme les tribunaux anglais l’ont fait dans la défense des Droits de propriété contre les hommes de l’État. Elles n’ont pas comme eux permis de garantir à la fois la prospérité économique avec une économie florissante et l’épanouissement de la liberté et des Droits individuels; les tribunaux de la Common Law ne se souciaient pas nécessairement des « droits » de vote ni de «_démocratie_», mais faisaient respecter des Droits bien réels protégeant la personne et ses possessions, tant il est vrai que ces Droits sont la raison d’être de la Rule of Law, la Règle de Droit et que la démocratie n’est au mieux qu’un instrument éventuellement utilisable pour les préserver et les mettre en œuvre.

Des mœurs politiques étranges

Considérons encore l’Angleterre au XIXème siècle : on y voit se développer des institutions locales, décrites par Tocqueville, Guizot ou d’autres observateurs de l’Angleterre à cette période. Si on la compare à la France on voit que cette dernière a été terriblement « modernisée », Robespierre et la guillotine étant les premiers instruments de cette «_modernisation ». La création d’une administration centralisée par le Comité de Salut Public, le Directoire, le Consulat et le Premier Empire n’a pas été réformée par la Restauration mais renforcée par le Second Empire et poursuivie depuis alors qu’en Angleterre, si l’administration centrale s’était quand même développée, il y en avait beaucoup moins qu’en France. Citer Tocqueville conduit à mentionner non seulement ses conceptions de la France dans L’Ancien Régime et la Révolution, ou ses aperçus sur l’Angleterre mais aussi son livre sur La démocratie en Amérique où il voit quels grands dangers la centralisation fait courir à la France et aux autres sociétés modernes. La centralisation existait avant la Révolution puisque c’est Louis XIV qui l’avait imposée ; elle s’était poursuivie alors, puis au cours du XIXème siècle et ce qu’il constate en Amérique du Nord c’est qu’on n’y trouve rien de cette centralisation institutionnelle. Non seulement ces institutions sont absentes mais on y observe encore les pratiques de la liberté issues de la période médiévale et la prospérité évidente qui en résulte, tout le monde ayant des projets d’extension et d’investissement. Si on lit ce qu’il dit aussi bien dans La démocratie en Amérique que dans les lettres qu’il a écrites, notamment à sa mère, ou même les lettres à Royer-Collard, il dit : « Ce sont des gens simples mais d’un autre côté ils sont très malins. On dirait qu’ils ne sont pas très cultivés – il avait été sur la frontière et on y trouvait des gens fort rudes – mais on les voit capables de défendre leurs droits ». « C’est un très étrange pays », disait­ il ; « dans le Tennessee, ils ont envoyé au Congrès un homme qui non seulement est complètement analphabète mais encore vit toute l’année dans les bois ; il n’habite même pas dans une ferme et il n’a même pas de cabane sous les arbres, il vit du gibier qu’il tire et c’est cet individu-là qu’ils ont envoyé au Congrès pour les représenter ». Il jugeait cela très étrange. Il se trouve que la personne en question était Davy Crockett, le trappeur dont nous avons tous entendu parler quand nous étions petits. Mais Tocqueville s’étonnait d’un pays dont les citoyens envoyaient au Congrès, pour les représenter, quelqu’un qui ne savait ni lire ni écrire et qui n’avait même pas de domicile fixe, s’installant sous un arbre différent tous les soirs. Cela l’avait surpris mais il n’en reconnaissait pas moins que cela pouvait tout-à-fait bien marcher. Et naturellement Davy Crockett fut un excellent parlementaire, s’opposant à tous les impôts et à tous les projets de législation. Venant d’où il venait, il ne voyait pas du tout à quoi cela pouvait servir, même s’il était capable de comprendre qui cherchait à en profiter.

Les Etats-Unis ont échappé à l’ « harmonisation »

Ainsi, dans ce contexte, ce que voyait Tocqueville c’est une société où, comme en Angleterre, on n’observait aucune des institutions du pouvoir centralisé. Tout avait été créé de façon à empêcher la centralisation. Ce qu’il voyait était le caractère minimal de l’impôt fédéral et la concurrence entre les États pour offrir les meilleures conditions d’imposition. Ce qui caractérise les Etats-Unis, historiquement, c’est qu’il n’y a pas eu d’ « harmonisation » des impôts ; que chacune des circonscriptions et des entités politiques devait, comme dans le monde médiéval, accepter d’être soumise à la concurrence des autres. Si vous vivez dans le New Jersey, vous pouvez être soumis à des règles qui interdisent de vendre quoi que ce soit le dimanche. Mais vous pouvez toujours aller dans l’État de New York, où on peut acheter tout ce qu’on veut. Vous pouvez même aller dans le Connecticut où vous aurez tout cela exempt de taxe « à la consommation ». Si vous vivez dans le Connecticut il n’y a pas d’impôt personnel sur le revenu ; dans l’État de New York vous en avez un. Si vous cherchez quels sont les États qui gagnent en population et en richesse vous voyez une relation directe entre le fait d’avoir des impôts personnels directs sur le revenu (plutôt que des taxes indirectes ou des taxes foncières), le niveau général de l’imposition et la prospérité. Les Etats-Unis          n’ont pas non plus eu de législation du travail « harmonisée », du moins jusqu’au Labor Relations Act de 1947. Chacun des États pouvait choisir de ne pas autoriser les syndicats. Si vous cherchez quels sont les États qui se sont le plus développés depuis une quarantaine d’années, ce sont ceux qui étaient les plus pauvres au départ. Les États du Sud étaient très pauvres et du coup ils ont jugé qu’ils ne pouvaient pas se permettre d’avoir des syndicats. Le résultat a été un enrichissement spectaculaire. C’est là que les Japonais ont construit toutes leurs usines d’automobiles. Les syndicats ne sont pas sans recours contre ce refus des États: quoique ces règles ne soient pas imposées aussi autoritairement qu’elles le sont dans le Nord, il existe des lois qui leur permettent d’imposer des délégués dans les usines pour demander à l’État d’y organiser un vote. Or ces lois n’empêchent pas les ouvriers, à l’occasion de ces votes, de rejeter les syndicats ; dans chacune des usines, les ouvriers votent pour rejeter l’implantation syndicale. Ils savent que s’ils sont riches c’est parce qu’ils n’en ont pas eu jusqu’à présent ; que les syndicats font disparaître les emplois, auxquels ils sont attachés. Ils savent bien aussi qu’ils seraient privés du Droit de se défendre contre les syndicalistes s’il y avait une « harmonisation » des lois sur le travail, si les institutions américaines ne reconnaissaient plus le fait que la concurrence des législations et des systèmes fiscaux est une chose désirable.

De la même façon, n’importe quelle entreprise créée dans un État a le droit de s’implanter dans n’importe quel autre État. Aucun État n’a le droit d’exclure une entreprise parce qu’elle viendrait d’un autre État. C’est ainsi qu’en droit des affaires aux Etats-Unis, les entreprises tendent à s’établir dans les États les moins réglementés. Toutes les grandes sociétés des Etats-Unis par exemple sont enregistrées dans le Delaware, le plus petit des États, parce qu’il se borne à réclamer une légère redevance, qui lui rapporte bien plus que s’il était plus gourmand. Il y a bien plus : les tribunaux des Etats-Unis considèrent généralement ceux du Delaware comme les plus grands experts en droit des sociétés. Les juges de cet État ont créé une sorte de concurrence dans l’expertise du droit commun au sens de Hayek ou de Bruno Leoni, et qui fait que leurs décisions sont considérées comme les plus compétentes et les plus réfléchies. En effet, s’ils faussaient le droit des sociétés, toutes les entreprises qui y sont enregistrées pourraient être tentées de quitter l’État pour s’installer ailleurs. Aussi les juges du Delaware ont toutes les raisons de prendre de bonnes décisions de justice, des décisions telles que ceux qui pourraient y être soumis aient envie de venir s’implanter chez eux. Il y a donc une concurrence entre les États même en ce qui concerne les juridictions, chacune ayant intérêt à prendre des décisions qui rendront les gens plus riches et plus libres à la fois.

Au Moyen-Âge, l’Europe était faite… parce qu’il n’y avait pas de pouvoir central

Quelle leçon pouvons-nous en tirer pour une éventuelle République européenne ? Celle-ci existait déjà au moyen-âge et pourrait désormais s’étendre jusqu’aux pays de l’Est. C’est l’époque médiévale et non l’exemple de Richelieu, Mazarin ou Colbert qui peut nous fournir les meilleurs modèles de ce qui permettrait à l’Europe de devenir plus riche et plus libre qu’elle l’a jamais été dans le passé. En d’autres termes il faut que l’Europe retrouve ses racines dans sa propre histoire et évite la double erreur de l’harmonisation et de la centralisation.


[1]    NDLR : La conférence dont nous republions ici le texte a été donnée pour l’Institut Euro 92 en février 1990 ; quelques mois à peine après la chute du mur de Berlin.

[2]    NDLR : Il existe une traduction française de cet ouvrage. Harold J. Berman, Droit & Révolution, préfacé par Christian Atias, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence (2002).

About Author

Leonard P. Liggio

Leonard P. Liggio est décédé le 14 octobre 2014. Il a étudié l’Histoire et la Philosophie à Georgetown University puis Fordham University après quoi il poursuivit ses études avec un post-doctorat à New York University où il suivait le séminaire de Ludwig von Mises. Artisan majeur du renouveau de la pensée libérale dans la seconde moitié du 20ème, il présida de nombreux instituts et sociétés savantes dont l’Institute for Humane Studies, l’Atlas Economic Research Network l’Institute for Economic Studies-Europe ou encore, la Philadelphia Society et la Société du Mont Pèlerin. Un site lui est dédié : leonardliggio.org

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