La France fille aînée de la science économique
Les Français ont été pionniers en matière d’économie.
C’est Antoine de Montchrestien qui crée l’expression économie politique dans son traité publié en 1615. Elle est ambigüe, souvent confondue avec l’intervention de l’Etat en matière économique. En réalité, elle signifie que l’économie ne se limite pas à son sens premier, la règle de la maison, l’art de bien gérer ses affaires, mais qu’elle s’s’inscrit dans la vie de la cité, reposant avant tout sur des échanges entre des personnes. L’économie politique, c’est la science des échanges. L’ambigüité persiste, en dépit des efforts pour inventer un mot traduisant ce rôle de l’échange, autour du terme catallactique, créé par Richard Whately, repris par Mises et Hayek. Dans l’enseignement, l’expression économie politique restera.
Le maréchal de Vauban a innové avec sa Dime royale, impôt sur le revenu à taux unique, ancêtre de la flat tax et de nos débats entre l’impôt proportionnel et l’impôt progressif. Pierre Pesant de Boisguilbert marque les vrais débuts de la science économique, dès la fin du XVIIe siècle. Certains de ses ouvrages ayant été interdits, il les republia sous le faux titre de Testament politique de monsieur de Vauban ! Il critique le mercantilisme, la richesse résidant non dans la monnaie mais dans la production et l’échange. Richard Cantillon développera certaines des intuitions de Boisguilbert, notamment en matière monétaire.
Au XVIIIe siècle, Bonnot de Condillac fera progresser la théorie de l’échange en partant de la subjectivité de la valeur : si l’échange est fait entre des valeurs identiques, comme le pensait Aristote, pourquoi échanger, puisque ma satisfaction ne change pas ? L’échange a lieu parce que chacun accorde une valeur plus grande à ce qu’il reçoit qu’à ce qu’il donne : l’échange est un jeu à somme positive, créateur de valeur. Son frère, Bonnot de Mably, sera au contraire l’ancêtre de théories collectivistes et du socialisme utopique.
La science économique française progressera avec la « secte des économistes », celle des physiocrates. Vincent de Gournay, l’auteur du « laissez faire, laissez passer », à l’impératif, dans la lignée de la réponse de Legendre à Colbert, « laissez-nous faire » : fondement de la liberté du commerce et de l’industrie. Puis les autres, le docteur Quesnay, le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, l’abbé Baudeau, Dupont de Nemours, etc., sans oublier Lemercier de la Rivière et son Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, ni Turgot et son adresse à Louis XVI, toujours d’actualité : « Point de banqueroute ; point d’augmentation d’impôt ; point d’emprunts […] Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette ». De même pour la liberté du commerce des grains et la suppression des corporations. L’Ecossais Adam Smith est venu en France auprès des physiocrates et n’aurait sans doute pas écrit La richesse des nations sans cette influence. Même Rousseau se piquait d’économie politique, au point de rédiger cette entrée dans l’encyclopédie ! Il n’y est guère question d’économie, mais de sa conception de la politique !
Le siècle suivant, deux économistes majeurs, Say et Bastiat. Jean-Baptiste Say, c’est d’abord la loi des débouchés, l’offre créant sa propre demande, qui nourrira plus tard les politiques de l’offre via les baisses d’impôts et la réduction des contraintes pesant sur les entreprises et les marchés ; ensuite le rôle de l’entrepreneur, créateur de richesse, ce que développera plus tard Israel Kirzner, et non simple capitaliste prenant des risques, comme le pensait Ricardo.
Frédéric Bastiat sera le champion du libre-échange et de la concurrence, et le grand pourfendeur de l’État. On a cru à un économiste mineur, car ce La Fontaine de l’économie politique expliquait les théories les plus subtiles en termes accessibles, grâce à des histoires simples : la pétition des marchands de chandelles, réclamant la fermeture des fenêtres par crainte de la concurrence du soleil, a fait plus pour défendre la concurrence et le libre-échange que tous les modèles. Quant à sa formule sur l’État « grande fiction à travers laquelle tout le mondes’efforce de vivre aux dépens de tout le monde », elle devrait nous faire encore réfléchir aujourd’hui. Avec « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas », il tord le cou aux théories simplistes qui ne voient que les avantages d’une décision sans en mesurer les inconvénients. Ses Harmonies économiques sont la meilleure réponse aux thèses que développera Marx, puisque, selon le manifeste communiste, l’histoire de l’humanité n’est que l‘histoire de la lutte des classes. Là où Marx voit luttes et conflits, Bastiat voit harmonies et complémentarité.
Au-delà de Say et Bastiat, le XIXe siècle français est riche d’économistes : Charles Comte et Charles Dunoyer, Destutt de Tracy, Adolphe Blanqui, le frère ainé du révolutionnaire, Pellegrino Rossi, Michel Chevalier, Joseph Garnier, Henri Baudrillart, Paul Leroy-Beaulieu, Courcelle-Seneuil, Frédéric Passy, Louis Wolowski, Léon Say, Yves Guyot, Gustave de Molinari, certes Belge, mais directeur du Journal des économistes. Sans parler des économistes catholiques, comme Alban de Villeneuve-Bargemont ou Claudio Jannet, ni des socialistes utopiques, avec Saint-Simon ou Fourier, plus tard Proudhon.
Pas d’enseignement économique dans les universités françaises
Je ne sais pas si la France est la fille ainée de la science économique, mais les économistes français ont joué un rôle majeur du XVIIe au XIXe siècles. On pourrait donc s’attendre à ce que les Français soient en pointe en matière d’enseignement économique. C’est le contraire. La fermeture totale des universités pendant la Révolution a nécessité une réorganisation, entreprise par Napoléon, avec notamment la création de 12 facultés de droit, dont celle d’Aix, sous l’influence de Portalis et Siméon, sans aucune chaire d’économie.
La situation est différente à l’étranger. En Italie, il existait des enseignements d’économie, dont Rossi a bénéficié, en particulier à Bologne. En 1834, l’université catholique de Louvain, en Belgique, a créé une chaire d’économie politique, attribuée à Charles de Coux, puis à Charles Périn. En Angleterre, par exemple à Oxford, Richard Whately succède en 1829 à Nassau William Senior, titulaire de la chaire d’économie depuis 1825. Whately, nommé archevêque anglican de Dublin en 1831, créera dans les écoles irlandaises 4000 cours d’économie politique ! L’introduction de l’économie dans les universités russes date de 1804, avec un tel engouement que Jean-Baptiste Say a été élu membre d’honneur de l’académie des sciences en Russie en 1816 ! Presque partout, on enseigne l’économie politique, sauf en France !
Sous Napoléon, le grand économiste français était Jean-Baptiste Say. Il faisait partie du Tribunat. Son Traité d’économie politique, paru en 1803, est mal accueilli par Napoléon, qui lui demande de réécrire certains passages, afin de défendre l’économie de guerre et les mesures protectionnistes, ce que le libéral Say ne pouvait accepter ; il fut exclu du Tribunat en 1804, alors qu’il y dirigeait la section financière, et aucune nouvelle édition du Traité ne put être publiée sous l’Empire ; il lui faut pour cela attendre la première Restauration en 1814.
La Restauration puis la monarchie bourgeoise furent plus accueillantes, permettant à Say et à d’autres d’enseigner ici ou là, mais les portes de l’Université leur resteront fermées. Cette relative ouverture n’empêchera pas des saisies du journal le censeur, puis le censeur européen, de Comte et Dunoyer. Pellegrino Rossi, titulaire de la chaire d’économie au Collège de France, n’a pas une chaire d’économie à la faculté de Paris, mais de droit constitutionnel. En 1848, la seconde République songea à supprimer la chaire d’économie du collège de France détenue par Michel Chevalier, pour ne plus enseigner que l’économie statistique, destinée à aider l’administration, et Lamartine proposera à la société d’économie politique d‘abandonner la science des richesses pour en faire une science de la fraternité ! En 1850, L’Univers réclame la suppression de l’académie des sciences morales et politiques et Donoso Cortès y écrit que « le socialisme est fils de l’économie politique comme le vipereau est fils de la vipère » !
Il faut attendre le Second Empire pour qu’une première chaire d’économie soit créée à la faculté de droit de Paris, en 1863, en faveur d’Anselme Polycarpe Batbie, sous l’influence de Michel Chevalier, proche de Napoléon III, qui avait incité celui-ci à signer le traité de libre-échange avec l’Angleterre. Ce n’est que sous la troisième République que des chaires ont été créées, en 1877, dans toutes les facultés de droit, sous l’influence de Léon Say. Certes, ici ou là, quelques enseignements d’économie étaient donnés par des volontaires ; on trouve ainsi un cours à Aix en 4éme année en 1843. Mais rien dans les programmes officiels.
Bien sûr, des enseignements d’économie existaient, mais en dehors des facultés. Dès 1819, Say occupa la première chaire d’économie créée en France, au Conservatoire national des arts et métiers, puis la première chaire d’économie au collège de France en 1830. Lui succéderont Pellegrino Rossi, Michel Chevalier, Henri Baudrillart, Paul Leroy-Beaulieu. Des enseignements d’économie avaient lieu dans les écoles de commerce, comme à l’école supérieure de commerce avec Blanqui ou à l’école commerciale avec Garnier. Il en allait de même en 1846 à l’école des ponts et chaussées, toujours avec Garnier. Des municipalités finançaient des cours d’économie politique, comme celui de Frédéric Passy à Montpelier. Mais rien au sein des facultés.
Tous ces économistes s’organisaient par ailleurs. Ils avaient créé en décembre 1841 le Journal des économistes, qui publiera tous les grands économistes, jusqu’au printemps 1940, où il disparaitra. Notons qu’une équipe d’économistes aixois, autour de Jean-Pierre Centi et Jacques et Pierre Garello, a repris le titre en 1989. Par ailleurs les économistes libéraux jouaient un grand rôle à l’académie des sciences morales et politiques, recrée en 1832, dans la section d’économie politique, ainsi qu’à la société d’économie politique à partir de 1842. Leur principal éditeur, Guillemin, était très actif, publiant notamment le fameux Dictionnaire d’économie politique.
Jusqu’à la création des chaires en 1877, aucun économiste n’a donc enseigné au sein des facultés, sauf à Paris depuis 1863. Et après 1877 ? Le vivier était là, mais il s’est heurté à un obstacle : pour enseigner au sein des facultés de droit, il fallait être docteur. Et pour être professeur, il fallait passer l’agrégation, de droit, tous les candidats passant une épreuve de droit romain et une de droit civil français. Or ces économistes n’étaient pas docteurs en droit ! Il fallut donc recruter parmi les juristes qui s’intéressaient à l’économie, créant ainsi une dichotomie entre ceux regroupés autour du Journal des économistes et les titulaires de chaires au sein des facultés de droit ! A Aix, le premier titulaire de la nouvelle chaire d’économie fut Alfred Jourdan, très représentatif de cette nouvelle génération d‘économistes. La vie et l’œuvre de cet économiste universitaire mérite d’être connues : elles sont instructives.
Alfred Jourdan : un juriste qui enseigne la science économique
Né à Fréjus le 29 juin 1823, bachelier en 1841, Alfred Jourdan poursuivit ses études à la faculté de droit d’Aix en 1842, les continua à Paris, revint à Aix en 1848 et soutint sa thèse de doctorat en 1851. Entre temps, il avait suivi pendant trois ans des cours en Allemagne, notamment à Heidelberg et Berlin, ce qui était rare pour un étudiant français, preuve « d’une grande curiosité et d’une certaine indépendance d’esprit » comme le dira Charles Gide.
Après une courte carrière d’avocat (on dit qu’il ne voulait pas se faire payer), Alfred Jourdan souhaita enseigner à l’université, devint suppléant provisoire à la faculté d’Aix en 1863 et réussit le concours d’agrégation le 21 avril 1864, titularisé le 15 décembre 1868 à la chaire de droit romain. La faculté des sciences de Marseille créa un cours d’économie politique ; candidat pour assurer ce cours en 1867, il fut refusé, le second empire le jugeant trop libéral ! Il obtint finalement le cours en 1873, qui aura un succès considérable, réunissant « de trois à quatre cents auditeurs de toutes les classes de la société » comme il le raconte, devant la Société d’économie politique, en 1874.
Finalement des chaires d’économie furent créées au sein des facultés de droit à partir de 1877, et l’on songea naturellement à lui, puisqu’il avait publié dans ce domaine. Il assura le cours annuel d’économie politique, rendu obligatoire en licence, à partir de l’année 1877-1878 et il fut titularisé dans la chaire d’économie politique d’Aix le 12 janvier 1883, devenant le premier professeur d’économie exerçant à Aix.
Alfred Jourdan est devenu en 1882 membre correspondant de l’Institut (Académie des Sciences Morales et Politiques) et membre non-résident du comité des travaux historiques et scientifiques. Il était aussi membre de l’Académie Royale de Législation de Madrid, membre de l’Académie de Marseille depuis 1887, et membre de l’Académie des Sciences Politiques et Sociales de Philadelphie. A Aix, il a été élu membre de l’Académie le 18 avril 1882. Parmi ses nombreuses interventions à l’académie, on notera celle du 28 juin 1890, intitulée Les origines et les premiers représentants de l’économie politique en France. Il y traite de l’abbé de Saint-Pierre, de Vauban et de Boisguilbert, qu’il qualifie de « Vauban plus complet, soulevant toutes les questions économiques ». Ces auteurs dénonçant la misère qui régnait alors, il conclut que, considérée dans ses origines et ses premiers représentants, « nulle science ne mérite mieux que l’économie politique d’être appelée la science du bien public ».
Certes Alfred Jourdan a été d’abord historien du droit, mais un tournant était intervenu à l’occasion du concours de l’Institut de France, en 1872-73, relatif à un traité élémentaire de droit français pour lequel il publia Le droit français, ses règles fondamentales, ses rapports avec les principes de la morale, avec l’économie politique et avec l’utilité générale, (Paris, Plon, 1875)ce qui lui valut d’être couronné en 1875. Un concours a priori strictement juridique dans lequel il introduit les liens avec l’économie politique. Il sera aussi récompensé par l’Institut (concours 1876-77 sur le capital) avec Epargne et capital ou du meilleur emploi de la richesse, exposé des principes fondamentaux de l’économie politique (1879 Aix, Makaire, Paris, Guillaumin), dont la conclusion est « l’économie politique indique la voie dont on ne saurait s’écarter sans danger ». Ensuite, il publie Du rôle de l’Etat dans l’ordre économique ou économie politique et socialisme (1882, Arthur Rousseau), pour lequel il fut le premier lauréat du prix Rossi. Il publie encore Des rapports entre le droit et l’économie politique ou philosophie comparée du droit et de l’économie politique (1885, Arthur Rousseau), obtenant le premier prix au concours Wolowski. Enfin la première édition de son Cours analytique d’économie politique professé à la faculté de droit (Arthur Rousseau)date de 1882, la seconde, « entièrement refondue », de1890.
Ainsi le parcours d’Alfred Jourdan est-il représentatif de ce qui se passait alors : des juristes, souvent des historiens du droit, devenus économistes. Lucette Le Van-Lemesle raconte dans Le juste ou le riche : « À partir de 1882, quand toutes les chaires d’économie politique sont non seulement créées, mais encore financées, quinze enseignants occupent ces chaires […] ces quinze enseignants sont tous des juristes purs ». Il en était de même dans les cinq universités catholiques crées en 1875. Si des réserves ont été exprimées dans le Journal des économistes, ce n’était pas seulement parce que ces cours étaient donnés par des juristes-économistes ; en effet, Rouxel, dans le numéro de février 1886, expliquait que les universités ne formaient que des fonctionnaires et donc qu’y enseigner l’économie ne formerait que de nouveaux fonctionnaires pour lesquels on devrait créer des emplois !
Rupture avec les économistes ?
La rupture avec les autres économistes était-elle totale ?
D’un certain point de vue, non : treize sur quinze appartiennent à la Société d’économie politique, le Journal des économistes avait joué un rôle central dans leur formation économique. Alfred Jourdan était « abonné dès le début au Journal des économistes ; cette énorme collection lui était si familière qu’il la possédait sur le bout des doigts et pouvait retrouver n’importe quel article dont il avait besoin. ». La rupture était-elle idéologique ? Le professeur François Facchini a publié une étude sur les orientations des économistes en poste depuis 1877, qu’il classe en trois catégories. Selon lui, la structure doctrinale donne 64% de libéraux, 27% de doctrines intermédiaires et 9% de socialistes-coopérativistes. Les choses évolueront par la suite, mais ce n’était pas au départ une divergence doctrinale.
Facchini classe Jourdan parmi les libéraux. Charles Gide dit la même chose, ajoutant qu’il « ne pouvait en être autrement », quand on a été initié à l’économie par Rossi, Blanqui et Garnier ! Dans son ouvrage sur le rôle économique de l’État, Jourdan affirme :
« suivant le parti qu’on prend sur cette question fondamentale, on est économiste ou socialiste. Il y a là une pierre de touche infaillible (…) il y a là deux camps bien distincts, deux doctrines aussi opposées que le sont l’affirmation et la négation de la propriété et de la liberté ». Il précise dans son manuel : l’économie politique est la science nouvelle, « à côté de laquelle le socialisme n’est qu’une vieillerie renouvelée des rêveurs de tous les temps. »
La vraie rupture entre économistes et professeurs d’économie va survenir à l’occasion de la création de la Revue d’économie politique. L’idée était de créer une nouvelle revue, propre aux économistes universitaires. Il est vrai que le Journal des économistes était dirigé par Gustave de Molinari et ses amis, dont certains étaient hostiles aux nouveaux professeurs d’économie. L’artisan de cette création était Charles Gide, professeur à Montpellier. Cet oncle d’André Gide, issu du protestantisme social, fondateur de l’école de Nîmes, était le dirigeant du mouvement coopératif français et le théoricien de l’économie sociale. Son célèbre manuel connaîtra 26 éditions et 19 traductions. Il voyait dans la création d’une revue autonome la possibilité de promouvoir ses idées. Le premier numéro parut en 1887, avec quatre membres du comité de rédaction, Charles Gide donc, Edmond Villey, professeur à Caen, libéral, Alfred Jourdan et un juriste, secrétaire de la rédaction, Léon Duguit, professeur à Bordeaux, grand maître du droit public, agrégé à 23 ans !
Que venait faire Alfred Jourdan dans cette revue ? Charles Gide explique : « Au moment de la fondation de la Revue d’économie politique, Alfred Jourdan, très libéral, fait peser toute son autorité en faveur de la nouvelle revue ».
« Le jour où quelques professeurs d’économie politique des facultés de droit, plus jeunes et ayant moins d’autorité que lui, résolurent de fonder une Revue d’économie politique indépendante, il n’hésita pas à répondre à notre appel et accepta de figurer dans le comité de rédaction. Certes, il n’entendait pas renier ses opinions, ni faire acte d’hostilité contre ses anciens maîtres et ses coreligionnaires en économie politique. Mais il était de mode en ce moment de déclarer que les professeurs d’économie politique n’en savaient pas le premier mot ou que ceux qui en savaient quelque chose enseignaient de travers ce qui était pire. On disait même (…) que les sciences économiques ne sauraient s’accommoder du voisinage des sciences juridiques ». On semblait prêt à les retirer de « ce lieu de perdition ». Monsieur Jourdan, quoi que seul exempté de cette sorte d’excommunication majeure, avait l’âme trop généreuse pour songer à se prévaloir de cette situation privilégiée et, mettant ses sentiments de confraternité universitaire au-dessus de ses préférences doctrinales, voulut joindre sa fortune à celle de ses collègues. D’ailleurs universitaire dans l’âme, il se sentait froissé de voir l’enseignement de nos facultés frappé de suspicion : (…) il ne pouvait souffrir le divorce qu’on prétendait établir entre le droit et l’économie politique et lui-même était un vivant exemple du bien que peut faire leur heureuse union. »
Lucette Le Van-Lemesle confirme : « C’est Alfred Jourdan, en effet, qui a écrit dans le premier numéro de la Revue d’économie politique, l’article manifeste, souvent évoqué sur les relations entre l’économie politique et le droit. Il y défend l’enseignement de l’économie en faculté, au moment où il était voué aux gémonies par Courcelle-Seneuil ». Une page se tournait, la nouvelle revue s’ouvrait aux autres courants. Si l’objet premier de la revue était de répondre aux critiques formulées contre les professeurs d’économie en faculté de droit, il s’agissait aussi de favoriser le pluralisme, la revue se voulant « ouverte librement à toutes les doctrines ».
Science économique, Droit et Morale
Pour autant Alfred Jourdan aurait-il trahi sa conception de la science économique ? Pour lui, « un grand progrès a été réalisé le jour où on a fait une place à l’économie politique dans les cadres de l’enseignement public ». Il ne nie pas les imperfections, mais il est optimiste « le goût s’en est répandu, son enseignement se perfectionnera_». Son manuel d’économie est classique, reprenant la structure habituelle : production des richesses, distribution ou répartition, circulation ou échange et consommation. Les analyses sont celles de Say, de Bastiat et du Journal des économistes. Il est donc peu cité dans les histoires des doctrines économiques, sauf chez Cossa, Rambaud et Gonnard, surtout à propos de son analyse du rôle de l’Etat. Lui-même déclare en introduction de son manuel « je n’ai pas la prétention d’être un économiste, mais simplement un maitre d’école en économie politique ».
Pourtant il y a chez Jourdan une spécificité, que souligne, en lui attribuant un prix, Hippolyte Passy : ce qui en fait la supériorité, c’est « la rare union de connaissances approfondies en économie politique, en droit, en morale, … ». Il reprend certes la distinction classique : l’économie c’est l‘utile, le droit, le juste, la morale, le bien (Jourdan dit « l’honnêteté »). Le droit c’est « la conciliation de l’honnête et de l’utile par la justice ». Car pour lui, les trois sciences, économie, droit, morale, sont indissociables, il en cherche l’unité, et propose même un « essai de synthèse » entre ces trois sciences sociales, car elles se prêtent « un appui réciproque ». S’il rapproche donc les diverses sciences morales, il ne confond pas leur objet. Jourdan précise (Épargne et capital,p. 424):
« la morale dit aux hommes : aimez-vous les uns les autres ! Le droit leur dit : respectez la liberté d’autrui, soyez fidèles à vos engagements ! L’économie politique […] leur dit : travaillez, coopérez, unissez-vous dans la lutte pour l’existence. »
Il a aussi compris que sans respect de la morale, l’économie ne peut fonctionner, car la confiance n’existe pas et sans confiance, les échanges ne peuvent se réaliser : il faut être sûr que chacun respecte les règles du jeu, pas seulement juridiques, mais encore « les lois non-écrites et imprescriptibles des dieux ». Cette morale est inscrite dans la nature humaine et « l’homme est donc, avant tout, un être moral ! ». Mais pour autant « il ne faut pas laisser la morale envahir le domaine de l’économie politique et du droit ». (Des rapports…p 273). Pour Jourdan, la morale a toute sa place dans nos actions économiques, mais l’économie politique, en tant que science, « n’impose rien (…), elle expose ». Car il ne confond pas la science du droit avec la législation, comme il ne confond pas la science économique avec la pratique économique. Pour Jourdan la morale doit être au cœur de la pratique économique, mais la science économique expose et explique ce qui est, et la science morale ce qui doit être.
Le lien est aussi indissociable entre économie et droit, ce pourquoi Cossa le cite en 1899 dans son Histoire des doctrines économiques. S’il s’était battu pour que l’économie soit enseignée en faculté de droit, c’est qu’il existe un rapport étroit entre le droit et l’économie. Impossible d’étudier l’économie indépendamment de son cadre juridique et institutionnel. On connait bien aujourd’hui l’analyse économique des institutions et l’analyse économique du droit et les interactions entre le comportement des individus et leur environnement institutionnel. Des droits de propriété garantis ou au contraire inexistants et la présence ou l’absence de la liberté du commerce et de l’industrie changent les comportements. Les comportements économiques expliqués par le droit et « le droit, expliqué par la morale et l’économie politique ». Tout cela, Jourdan l’avait compris et certains économistes en concluent qu’il serait un ancêtre lointain des analyses économiques du droit et des institutions.
Enfin, le droit est « la véritable science de la vie, c’est-à-dire la science de la liberté ». « La liberté est le fond de la nature humaine ». La morale implique la liberté, car « sans liberté il n’y a pas de responsabilité ». « L’économie politique est la science de la liberté appliquée à l’industrie humaine ». Pour Jourdan, c’est la liberté qui fait l’unité et assure la synthèse de ces trois sciences sociales. Leur fondement commun c’est « la liberté humaine ». Mais pour lui la liberté, c’est celle qui « s’impose plus de devoirs qu’elle ne revendique de droits ». (Le droit français…p 361) et « toute liberté implique l’idée de responsabilité » (Les rapports…p 272).
Bibliographie sommaire
Principaux ouvrages d’Alfred Jourdan:
- Le droit français, ses règles fondamentales, ses rapports avec les principes de la morale, avec l’économie politique et avec l’utilité générale, (Paris, Plon, 1875).
- Épargne et capital ou du meilleur emploi de la richesse, exposé des principes fondamentaux de l’économie politique (1879 Aix, Makaire, Paris, Guillaumin).
- Du rôle de l’État dans l’ordre économique ou économie politique et socialisme (1882, Arthur Rousseau).
- Des rapports entre le droit et l’économie politique ou philosophie comparée du droit et de l’économie politique (1885, Arthur Rousseau).
- Cours analytique d’économie politique professé à la faculté de droit (Arthur Rousseau, 1882,2° édition 1890).
Autres références:
- Cossa Luigi, Histoire des doctrines économiques, Paris, Giard , et Brière, 1899.
- Facchini François, Histoire doctrinale du corps professoral d’économie politique dans les facultés françaises de 1877 à 1969, HAL, la connaissance libre et partagée, 2018.
- Revue d’économie politique, N°1, 1887, Larose et Forcel.
- Université de France,Facultés d’Aix-Marseille, Alfred Jourdan 1823-1891, Aix-en-Provence, Achille Makaire, 1893 (Ce volume contient tous les hommages à l’occasion de la mort d’A. Jourdan, en particulier celui de Charles Gide).
- Van-Lemesle (Le) Lucette, Le Juste et le Riche. L’enseignement de l’économie politique 1815-1950, Ministère de l’économie, comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2004.