de Jörg Guido Hülsmann

Mises Institute, Auburn, Alabama 2024 (468 pages)

L’économie de la gratuité est un sujet jusqu’ici très peu discuté dans la littérature spécialisée. Il n’existe pas encore de théorie économique générale de la gratuité. La gratuité relève-t-elle même du domaine de l’économie ? Beaucoup de gens répondraient intuitivement par la négative. L’économie traite des coûts et des revenus, des profits et des pertes, de la production et de la consommation. Son cœur est l’explication de la formation des prix pour les biens rares. Les prix – l’exact opposé de la gratuité !

Cependant, si l’on comprend l’économie comme une partie d’une logique générale de l’action humaine – ou de la praxéologie, pour reprendre le terme utilisé par Ludwig von Mises –, nul besoin d’un grand saut intellectuel pour se demander si les dons et la gratuité ne sont pas également soumis à certaines lois économiques. Jusqu’à présent, rares sont ceux qui n’avaient pas reculé face à ce saut, et le professeur Guido Hülsmann les a tout récemment rejoints avec son nouveau livre Abondance, générosité et État : Une enquête sur les principes économiques.

La première – et peut-être la plus profonde – réflexion que l’on retire de cette lecture est que la gratuité nous entoure toujours et partout ! Ne peut être gratuit que ce sur quoi nous n’avons aucun droit. Si nous avons droit à une chose, c’est qu’elle nous appartient déjà ou que nous l’avons payée : les autres sont alors obligés de nous céder la chose ; elle n’est en aucun cas gratuite. Mais les choses réellement gratuites sont omniprésentes. Parmi elles nous trouvons les dons de la nature que le croyant pourrait voir comme des dons de Dieu. De même, personne n’a de droit opposable à une autre personne sur les minéraux dans le sol ou l’oxygène dans l’air. Personne n’a droit à la validité des lois naturelles ou à la chance que les lois naturelles puissent être décrites mathématiquement. Personne n’a droit au beau temps. Nous pouvons disposer de ces choses gratuitement. Et toute notre richesse est construite sur eux.

La gratuité se retrouve également dans les relations interpersonnelles pour peu qu’ un système de droits et devoirs limités soit préalablement établi. Ce n’est que dans un tel système que les gens peuvent accorder à d’autres des choses qui vont au-delà de leurs revendications morales, de leurs droits. Un système fondé sur la propriété privée remplit ce critère. Il limite les droits et devoirs que les gens ont les uns envers les autres. Dans un système de revendications illimitées, rien ne peut être gratuit. Tout nous appartient déjà : « Ces réflexions nous mènent à une définition générale de la gratuité : est gratuit ce qui est accordé ou reçu au-delà des exigences de la justice » (p. 39).

La limitation des revendications envers les autres par la propriété privée, à commencer par la propriété de soi, est donc à la fois la condition préalable à l’économie de l’échange rémunéré et à la formation des prix pour les biens économiques sur les marchés, ainsi que la base des dons gratuits entre les gens. Le véritable amour et l’amitié, l’attention et l’affection sont gratuits ; il est d’ailleurs impossible de les acheter. Mais des biens matériels peuvent aussi être donnés gratuitement, dans la mesure où leur destinataire n’a pas déjà un droit sur eux.

L’auteur ne nie pas que les véritables intentions d’un don soient souvent dissimulées dans le monde réel par le voile de la gratuité. Les cadeaux sont souvent assortis de demandes et de conditions implicites. Alors, ils ne sont pas, ou au moins pas tout à fait, gratuits.

À l’inverse, des cadeaux gratuits peuvent également être cachés sous le couvert d’un échange commercial. Pensez par exemple à un entrepreneur qui embauche un ami en difficulté, bien qu’il n’ait pas besoin de ses services ou qu’il puisse obtenir les mêmes services d’une autre personne à un coût bien inférieur. Mises considérait une telle action comme un acte de consommation de la part de l’entrepreneur : il dépense son argent pour quelque chose qui a de la valeur à ses yeux. Dans la mesure où le bien-être de l’ami est réellement déterminant pour l’entrepreneur – et non l’attente que l’ami rende la faveur, ou peut-être l’effort égoïste de l’entrepreneur pour s’élever au-dessus de l’ami et démontrer sa supériorité –, cet échange marchand peut incorporer un don gratuit.

Bien sûr, le donateur a toujours un intérêt subjectif à faire ce qu’il fait. Cela relève de la logique de l’action humaine. Il se peut toutefois que l’intérêt subjectif du donateur soit réellement dirigé vers le bien-être du destinataire. Alors, aux yeux du donateur, le destinataire n’est pas seulement un moyen pour une fin, mais son bien-être est la fin elle-même. À l’état pur, cette gratuité peut être rare, elle n’en demeure pas moins possible. Et elle n’a pas toujours des effets positifs…

D’une part, l’altruisme, c’est-à-dire l’intérêt porté pour le bien-être d’une autre personne, peut être malveillant. Il peut être dans l’intérêt d’une personne agissante de nuire à une autre personne – cela peut également se faire sous le couvert d’une prétendue bienfaisance. D’autre part, même l’altruisme bien intentionné peut conduire à des actions inadaptées. Les gens se trompent. Les suppositions quant à ce qui constitue le bien-être d’une personne peuvent être erronées. Et une bonne action peut causer du tort. Seule une véritable affection, une compréhension et une ouverture aux besoins et aux problèmes de l’autre, que l’on démontre principalement en sacrifiant du temps, peuvent aider à trouver les moyens appropriés pour aider autrui. Parfois, le temps et une oreille attentive sont déjà les moyens décisifs.

La gratuité et les transactions de marché sont donc étroitement imbriquées. Et plus encore : l’économie de marché et la gratuité prospèrent et se détériorent ensemble. Pour commencer, il va de soi que la possibilité de donner pour aider est généralement démultipliée par la prospérité matérielle d’une société. Mais des biens gratuits peuvent également être créés de manière non intentionnelle et spontanée dans le processus de marché. Ainsi, une économie basée sur le capital, qui incite à l’épargne, engendre, par le simple fait que les gens épargnent, des effets positifs spontanés sur la fourniture de dons. Cet effet est spontané car, le plus souvent, l’épargnant lui-même a probablement en tête la constitution d’un patrimoine pour l’avenir, peut-être pour le transférer gratuitement à ses héritiers ou peut-être par simple mesure de précaution. Pourtant, un volume d’épargne accru entraîne une baisse tendancielle du rendement moyen des projets d’investissement : les revenus provenant en partie du capital investi diminuant, cela cause une baisse du coût d’opportunité des dons alloués à de bonnes causes. (Il peut également y avoir de nombreux développements opposés que l’auteur discute en détail.) Tendance oblige, les dons deviennent plus probables, même si tous ne serviront pas efficacement une bonne cause. Bien intentionné, nous l’avons souligné, est souvent le contraire de bien fait.

Dans les mots de l’auteur :

 « Ces remarques ne visent pas à discréditer l’altruisme bienveillant, mais à rappeler qu’il est difficile de le transformer en bonnes actions. Il y a une différence entre bienveillance et bienfaisance. Il n’y a pas de chemin simple, pas de raccourci pour améliorer le monde. L’altruisme bien intentionné doit reposer sur la vérité, pas moins que sur la charité. Il exige caritas in veritate » (page 108).

Il exige donc l’amour dans la vérité. L’encyclique du même nom du pape Benoît XVI (Caritas in veritate) nous invite à réfléchir sur le principe de la gratuité. Le professeur Hülsmann a répondu à cette invitation et montre dans son livre non seulement où et comment les dimensions économiques de la gratuité prennent effet dans une économie libre, mais aussi où elles imposent des limites à la politique sociale et économique bien intentionnée. De plus, il ramène l’économie en tant que science exactement là où elle doit être. Il l’intègre dans une philosophie sociale et morale plus large. Dans son analyse, il ne recule pas devant l’utilisation de sources sociologiques, culturelles, juridiques, psychologiques, voire théologiques. Certains critiques verront cela comme un retour en arrière. Ils seront pardonnés gratuitement.

About Author

Karl-Friedrich Israel

Karl-Friedrich Israel a étudié l’économie, les mathématiques appliquées et les statistiques à l’université Humboldt de Berlin, à l’ENSAE de Paris et à Oxford. Il a obtenu son doctorat à l’Université d’Angers et une habilitation à diriger des recherches à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est actuellement maître de conférences à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers et occupe la chaire de politique économique à l’Université de la Sarre à Sarrebruck en Allemagne.

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