Depuis le début des années 1980, de nombreux intellectuels du monde musulman ont dû se réfugier en Occident, contraints de fuir leurs pays respectifs où leur liberté mais aussi leur vie étaient menacées soit par le pouvoir d’État, soit par des groupes religieux ou des masses de croyants fanatisées. Les noms des premiers venus sont bien connus : Salman Ruhsdie, Taslima Nasreen, Ayaan Hirsi Ali, Chandortt Djavaan, Waleed Al Husseini. Puis d’autres ont suivi jusqu’à nos jours, moins placés sous les projecteurs de l’actualité mais qui ont pris avec éclat la relève — on trouvera leurs noms dans une note bibliographique à la fin du texte. Leurs crimes à tous ? Avoir tout simplement voulu vivre en libres individus dans leurs pays d’origine, en disposant d’eux-mêmes sans autorisation des autorités et groupes religieux, en bénéficiant de la liberté de conscience et de celle, pour les femmes, d’être les égales des hommes pour se vêtir et exercer leur sexualité. Et pire : d’avoir osé non seulement le faire mais le dire, de publiquement protester quand ces exigences élémentaires leur étaient refusées. Autant de manières censées offenser la religion — impardonnable en terre d’islam, et y méritant forcément la relégation carcérale et, souvent, la mise à mort.

Á beaucoup d’égards, on peut estimer que ces héroïques nouveaux combattants de la liberté sont des dissidents de l’islam. Mais en l’occurrence, la convocation de cette catégorie de la dissidence appelle une nécessaire clarification. Elle recouvre en effet un large spectre dont l’hétérogénéité s’explique par une divergence de vue relativement à l’objet de cette dissidence. En schématisant, pour les uns, des « ex-musulmans », c’est du rejet de l’islam en soi qu’il s’agit : d’une rupture totale qui conduit à l’athéisme ou l’agnosticisme. Mais pour d’autres, l’enjeu est plutôt de rompre avec l’islamisme, cette « maladie de l’islam », et donc de renouer avec — ou faire advenir — un islam expurgé de ses tropismes despotiques et obscurantistes. Soit une dissidence résolument réformiste et révisionniste. Une tension que l’on retrouvera ci-après, mais qui ne saurait occulter ce qui unit fondamentalement ces dissidents : la volonté de se libérer d’un islam ultra-conservateur aujourd’hui devenu hégémonique et inquisitorial.

Deux dissidences inégalement accueillies

D’une certaine manière, et toutes choses égales par ailleurs, la situation et le sort de ces dissidents peuvent rappeler ce qu’il en fut de ceux qui, dans les années 1970 avec Soljenitsyne en tête, ont dû et pu s’exiler de l’Union soviétique et des « démocraties populaires » pour se réfugier en Occident. Animés eux aussi par la passion de la liberté individuelle, la leur mais aussi celle des autres, ces allergiques à l’oppression du totalitarisme communiste étaient pour cette raison privés de liberté d’expression, pourchassés, condamnés à de lourdes peines et envoyés au Goulag. Mais la comparaison s’arrête là car elle trouve vite ses limites. Bien moins organisés que leurs prédécesseurs anti-communistes, les actuels dissidents de l’islam clamant en Europe leur anti-islamisme radical sont également loin d’être tous des réfugiés. Nombre d’entre eux, issus de l’immigration, sont nés sur le sol européen et particulièrement en France dont ils sont d’exemplaires citoyens, et quelques-uns continuent même à leurs risques et périls de vivre dans des pays musulmans (Égypte, Maghreb — tel l’écrivain Boualem Sansal en Algérie).

Mais il y a une autre et décisive différence entre dissidents du bloc soviétique et dissidents de l’islam. Tandis que les premiers ont été accueillis avec empressement dans le monde libre, y ont bénéficié d’une active solidarité politique et que leurs révélations sur le système communiste ont fait foi, les seconds sont trop souvent au mieux ignorés, et pire encore, leur parole intempestive se trouve volontiers dénigrée, décrédibilisée, et rejetée. Deux exemples des plus criants et révoltants en ont été le lynchage médiatique subi en France par le chroniqueur Kamel Daoud au lendemain de la publication de sa condamnation des harcèlements sexuels de masse et parfois viols commis par des « réfugiés » musulmans à Cologne sur des femmes allemandes au cours de la nuit du 1er janvier 2016 — puis par Zineb El Razoui (journaliste rescapée de « Charlie Hebdo ») suite à la publication de son manifeste Détruire le fascisme islamique (2016). Alors que eux et leurs semblables en dissidence savent de l’intérieur et d’expérience de quoi ils parlent et ce qu’il en est, concrètement comme intellectuellement, des libertés personnelles et publiques en terre d’islam et donc de celui-ci, ce ne sont pas seulement les islamistes mais toute la sphère de l’islamo-gauchisme et ses « idiots utiles » qui les accablent et dénoncent en eux des « islamophobes » — nouveau crime contre l’humanité. Qui leur vaut d’être partout placés sous protection policière renforcée.

Il est en effet clair que le propos de ces dissidents prend radicalement à contre-pied le narratif « politiquement correct » dominant et en dévoile l’imposture. Qu’ils soient personnellement demeurés croyants ou non, tous ces intellectuels se retrouvent dans un commun diagnostic pour le moins décapant. Pour eux, l’islamisme a bel et bien quelque chose à voir avec l’orthodoxie et l’orthopraxie de l’islam conservateur, les lénifiants et parfois complaisants « rien à voir avec l’islam » et « pas d’amalgame » leur restent au travers de la gorge. De même que l’imputation d’ « islamophobie », terme biaisé et idéologiquement orienté, n’est à leurs yeux que le paravent présentable (et tellement conforme à la doxa pseudo-antiraciste) d’une volonté d’interdiction absolue de toute critique de l’islam. Ces dissidents récusent d’autre part l’idée convenue et dangereusement rassurante voulant que « l’immense majorité des musulmans » vivant en Europe soient les adeptes d’une « religion d’amour, de paix et de tolérance ».  Comme l’établissent nombre d’enquêtes récentes[1], ils s’alarment eux aussi au contraire de voir sans cesse progresser la proportion des musulmans (surtout jeunes) rejetant violemment chez nous les valeurs libérales occidentales et s’étendre les zones soumises à la charia, au « hallal » et à un salafisme totalitaire. Et s’indignent d’avoir vu l’islam « mainstream » et officiel s’être si aisément laissé phagocyter par l’islamisme politique et sociétal.

Les dissidents de l’islam politique : verbatim

La spécificité et le précieux apport des dissidents de l’islam est d’oser « appeler un chat un chat », sans crainte de nommer les choses telles qu’elles sont et de développer un argumentaire critique stigmatisant ce qui mérite de l’être du point de vue d’un attachement passionné aux libertés et d’abord à la liberté individuelle.

Le voile, ce point de crispation dont le port est décrété anodin et relevant d’une liberté individuelle élémentaire par la bien-pensance hégémonique ? Eh bien pour ces esprits libres, c’est tout du contraire qu’il s’agit. Pour Abdelwahhab Meddeb, « le niqab ou la burqa, extensions du hidjab, est un crime qui tue la face, barrant l’accès personnel à l’autre. C’est un tissu qui transforme les femmes en prisons ou en cercueil mobile, exhibant au cœur de nos cités des fantômes obstruant l’entrée aux vérités invisibles du visible. » Le voile « signifie que la femme qui s’en vêt consent à se soumettre aux injonctions religieuses patriarcales (orientales) », il est « le signe de la soumission des femmes aux exigences patriarcales communautaires » assène Fatiha Agag-Boudjahlat. Et Zineb El Razoui de renchérir : « Le voile sous toutes ses formes est loin d’être une banale étoffe synonyme de pudeur ou de spiritualité, mais bel et bien un instrument militant pour faire avancer le fascisme islamique en domestiquant les femmes » (2016), « Le voile fait partie du package idéologique qui mène au terrorisme » (Le Monde, 11 février 2019). Le dernier mot peut revenir à Abnousse Shalmani dans L’Express du 6 mars 2019 : « Le voile en occident, (c’est) la plus belle victoire de l’islamisme ». Car l’islamisme ne commence-t-il pas avec le port provocateur du voile ?

Pour ces dissidents, l’assignation putative des musulmanes à résidence publique sous voile n’est cependant qu’un cas particulier d’application, une illustration symbolique d’une conception rigoriste, violente et impérialiste de l’islam, foncièrement et globalement liberticide. Absence ou éradication de la liberté d’expression (prohibition de toute critique de « la » religion, chasse au « blasphème »…), de la liberté de conscience (condamnation à mort des « apostats », surveillance collective de l’obligation de faire le Ramadan), de l’élémentaire liberté de disposer de soi (hyper-réglementation de tous les aspects de l’existence personnelle ou sociale par le couple « hallal »/ « haram ») : tout dans l’islam traditionaliste et politique leur prouve qu’il s’agit d’un phénomène totalitaire singulièrement avéré. « L’islamisme, proclame Zineb El Razoui, c’est l’un des totalitarismes les plus redoutables qui existent » — ce que justifie Boualem Sansal en notant que « la vocation de l’islam est de convertir et gouverner, but que les islamistes modérés cherchent à atténuer par la prédication, l’action sociale et le grignotage politique, et les islamistes radicaux par la terreur et la destruction. » (Le Figaro, 9 août 2015), « l’islam étant par nature prosélyte, conquérant, communautariste et rétif à toute intégration dans les sociétés chrétiennes… » (Valeurs actuelles, 28 novembre 2018).

L’un des points les plus saillants et iconoclastes du propos de ces empêcheurs d’euphémiser en rond se tient sans doute dans la relation d’étroite affinité qu’ils établissent entre « islam » et « islamisme » en ce qui concerne l’allergie à la liberté individuelle. Tous rejettent les idées d’« islamisme modéré » et d’« islamisme radical » pour la bonne et simple raison que l’islamisme se caractérisant comme une radicalisation de l’islam, le qualifier de « modéré » relève de l’oxymore (une radicalisation modérée !), et celle de « radical » participe carrément de l’absurdité sémantique (la radicalisation d’une…radicalisation préalable !). Des nuances peuvent toutefois intervenir entre eux. Si certains pointent uniquement le caractère liberticide et foncièrement violent de l’islam d’obédience salafiste, d’autres vont plus loin, en soutenant comme Zineb El Razoui que « l’islamisme n’est rien d’autre qu’une stricte application de l’islam. Non, l’islam n’est pas une religion de paix et d’amour, mais une idéologie qui enseigne la haine de l’autre, et qui consacre l’infériorité des femmes et des non-musulmans. » (2016). Et Hamed Abd El Samad n’en pense pas moins, ce qu’il énonce dans cette appréciation cursive : « L’islam modéré est une invention ».

Libéralisation et émancipation

Comme annoncé plus haut, ces « libéraux » de l’islam tirent des conclusions pour le moins diverses de leur entrée en dissidence. Ce peut être de l’ordre d’une émancipation individualiste flamboyante, telle celle de la jeune actrice Loubna Abidar harcelée dans son Maroc natal qui s’écrie « Je fais moi-même mon bonheur. Au lieu de dire Inch’Allah, je dis Inch’Ana. « Anaʺ veut dire ʺmoiʺ en arabe » (Le Point, 12 mai 2016). D’autres préfèrent plaider pour une révision drastique de l’islam, qui se traduirait par une sécularisation en bonne et due forme en même temps que, sur le plan théologique, par un recentrement sur sa vocation spirituelle uniquement pratiquée de manière personnelle. C’est par exemple ce que préconise, toute athée qu’elle soit, Zineb El Razoui : « L’islam doit redevenir une spiritualité individuelle et non une idéologie politique qui veut régir la cité ».

Mais, au-delà de ces intellectuels « insoumis » quelque peu médiatisés, l’adhésion agissante à la libéralisation d’un islam par suite dépolitisé et décollectivisé, laïcisé et privatisé, n’est-elle pas aussi le fait d’une forte et paisible minorité de musulmans ordinaires, acquis aux valeurs occidentales et tolérants envers leurs ex-coreligionnaires sortis, eux, de l’islam ? Que cette adhésion soit trop souvent ignorée, isolée ou réduite au silence souligne à quel point il importe d’accorder enfin la plus grande attention et le plus grand soutien aux « dissidents » qui, dans leur diversité, en sont de plus et en quelque sorte les éloquents porte-parole. Tous administrent aussi une magistrale leçon de clairvoyance et de courage à l’adresse de nombre de nos concitoyens « de souche » corrompus par le laxisme et la complaisance envers l’impérialisme d’un certain islam conquérant. C’est ainsi qu’Abnousse Shalmani « refuse dorénavant les chartes de la laïcité, les minutes de silence, roses en pagaille, bougies aux fenêtres qui n’éclairent rien d’autre que le déni — si ce n’est la pure compromission — dont se sont rendus coupables trop de politiques incultes et d’élus cyniques, d’universitaires activistes et de chercheurs charlatans, de journalistes propagandistes et de blogueurs pyromanes, de people en manque de likes et d’artistes shootés à la bonne parole humaniste guimauve, de gauchistes en panne idéologique et d’extrême-droitistes en regain de racisme… » (L’Express, 22 octobre 2020). Dernier avertissement avant qu’il ne soit définitivement trop tard.

Note bibliographique

Waleed Al-Husseini

Une trahison française. Les collaborationnistes de l’islam radical dévoilés (Ring, 2017).

Hamed Abdel Samad

Le fascisme islamique, une analyse (Grasset, 2017).

Farid Abdelkrim

Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste (Les Points sur les i, 2015).

Fatiha Agag-Boudjhlat

Le Grand détournement (Cerf, 2017).

Combattre le voilement (Cerf, 2019).

Malik Bezouh

Ils ont trahi Allah. Ces tabous qui tuent la religion musulmane (L’Observatoire, 2020).

Kamel Daoud

Mes indépendances (Actes Sud, 2017).

Zineb El Razoui

Détruire le fascisme islamique (Ring, 2016).

Mohammed Louizi

Plaidoyer pour un islam apolitique (Michalon, 2017).

Sonia Mabrouk

Douce France, où est passé ton bon sens ? (Plon, 2019).

Boualem Sansal

Gouverner au nom d’Allah : islamisme et soif de pouvoir dans le monde arabe (Gallimard, 2013).

Mohammed Sifaoui

Une seule voie, l’insoumission (Plon, 2017).

Taquiya. Comment les frères musulmans veulent infiltrer la France (L’Observatoire, 2019).

Histoire de l’islam politique (Frémaux, 2020).

Yadh Ben Achour

L’islam et la démocratie (Gallimard, 2021). 

Hassen Chalghoumi

Les combats d’un imam de la République (Le cherche-Midi, 2021).

NB. Tout le monde ne publiant pas forcément des livres, on y ajoutera entre autres les prises de positions de la philosophe Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes et grande spécialiste de la spiritualité islamique.           


[1]    Cf. l’éclairante enquête d’opinion IFOP/Charlie Hebdo réalisée en août 2020 : chez les jeunes musulmans résidant en France, 73 % affirment que l’islam est la seule vraie religion, 45 % que l’islam n’est pas compatible avec les valeurs de la sociétés française et 28 % refusent de condamner les terroristes islamiques…       Voir aussi les récentes publications signées de Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme (PUF, 2020), Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école (Hermann, 2020), Hugo Micheron, Le jihadisme français (Droz, 2020) — ainsi que le rapport parlementaire d’Éric Diard et Henri Vernet, La radicalisation des services publics (2020). Et l’on aura garde d’oublier le diagnostic de l’éminent philosophe catholique Rémi Brague : « L’islam est fondamentalement violent ».

About Author

Alain Laurent

Alain Laurent est philosophe et essayiste. Il dirige plusieurs collections d’inspiration libérale aux Éditions des Belles Lettres. Ses derniers ouvrages parus sont L’autre individualisme : une anthologie, Les Belles Lettes, 2016 et tout récemment Responsabilité - Réactiver la responsabilité individuelle, Les Belles Lettres, 2020.

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