Deux documents permettent de mesurer l’évolution des idées sur l’Europe vers toujours plus de dirigisme et de centralisation. Le premier est un extrait du fameux discours de Bruges prononcé en 1988 par Margaret Thatcher, qui affirme que l’Europe n’est pas la négation des nationalités. Le second est extrait d’un manifeste signé en 1990 par six cents universitaires européens de tous pays de la Communauté. Il est hélas d’une brulante actualité. De nombreux Français (dont la plupart des membres du comité de rédaction de ce Journal) l’avaient signé, ainsi que d’importantes personnalités politiques étrangères qui ont fait ensuite de la résistance libérale à l’étatisme bruxellois, comme par exemple Antonio Martino, Guy Verhofstadt ou Jan Winiecki.
Jacques Garello
Margaret Thatcher : Discours de Bruges
(20 septembre 1988)
[…] L’Europe n’est pas une création du Traité de Rome. Pas davantage l’idée européenne n’est la propriété d’un groupe ou d’une institution.
Nous, britanniques, sommes les héritiers de la culture européenne autant que n’importe quelle nation […] Nous sommes fiers de la façon dont, à partir de la Magna Carta en 1215, nous avons développé les institutions représentatives pour en faire des bastions de la liberté. Et fiers aussi de la façon dont pendant des siècles la Grande Bretagne a accueilli les gens du reste de l’Europe qui cherchaient une terre d’asile contre la tyrannie.
Mais nous savons que sans le legs des idées politiques européennes, nous n’aurions pu réussir aussi bien que nous l’avons fait. De la pensée classique et médiévale, nous avons retiré le concept du règne du droit, qui sépare une société civilisée de la barbarie. Et sur cette idée de Chrétienté – Chrétienté qui a été longtemps synonyme d’Europe – avec sa reconnaissance de la nature spirituelle et unique de l’individu, sur cette idée se fonde encore notre croyance dans la liberté personnelle et les autres droits de l’homme.
[…] Je voudrais indiquer quelques principes directeurs pour le futur qui, je crois, doivent assurer le succès de l’Europe, pas seulement en termes d’économie et de défense, mais aussi pour la qualité de vie et l’influence de ses peuples.
Mon premier principe est celui-ci : la coopération volontaire et active entre Etats indépendants et souverains est la meilleure voie pour bâtir une Communauté européenne qui réussisse. Essayer de supprimer les nationalités et de concentrer le pouvoir au centre d’un conglomérat européen serait hautement dommageable et mettrait en péril les objectifs que nous cherchons à atteindre. L’Europe sera plus forte si elle compte précisément en son sein la France en tant que France, l’Espagne en tant qu’Espagne, la Grande-Bretagne en tant que Grande Bretagne, chacune avec ses coutumes, traditions et particularités. […]
L’Europe devrait parler d’une seule voix sur de nombreuses grandes questions. […] L’Europe est plus forte quand nous agissons ainsi, que ce soit en matière de commerce, de défense, et dans nos relations avec le reste du monde. Mais travailler ensemble plus étroitement n’exige pas que le pouvoir soit centralisé à Bruxelles ni que les décisions soient prises par des bureaucrates appointés. […] Nous n’avons pas fait reculer les frontières de l’Etat en Grande-Bretagne pour les voir revenir en force au niveau européen, avec un super-Etat exerçant une nouvelle domination depuis Bruxelles.[…]
Mon second principe est celui-ci : les politiques communautaires doivent prendre les problèmes qui se présentent d’une façon pragmatique. […]
La PAC est devenue largement inefficace et dispendieuse. Produire des surplus ne sauve ni l’avenir ni le revenu des agriculteurs eux-mêmes. […] Bien sûr nous devons protéger les villages et les zones rurales qui sont des parties si importantes de notre vie nationale, mais pas avec l’instrument des prix agricoles. […]
Mon troisième principe est le besoin de politiques communautaires pour encourager la libre entreprise. Si l’Europe veut développer et créer les emplois du futur, l’entreprise est la clé. Le cadre est créé : le craité de Rome lui-même est une charte de la liberté économique. […] La planification et le contrôle tatillon ne marchent décidément pas, […] et la libre entreprise encadrée par le droit apporte de meilleurs résultats qu’une économie dirigée. […]
Notre but ne doit pas être de plus en plus de réglementation à partir du centre : ce doit être de dérèglementer et de lever les contraintes qui pèsent sur le commerce. […] Mais il serait contraire au sens commun d’abolir les contrôles frontaliers si nous voulons protéger nos citoyens du crime et stopper la circulation des drogues, des terroristes et des immigrants clandestins. […]
Nous n’avons cetainement pas besoin de nouveaux règlements qui augmenteraient le coût du travail et rendraient le marché européen du travail moins flexible et moins compétitif par rapport aux fournisseurs extérieurs. […]
Mon quatrième principe directeur est que l’Europe ne doit pas être protectionniste. […] Ce serait une véritable trahison si, pendant qu’on supprime les contraintes à l’intérieur de l’Europe on érigeait une plus grande protection extérieure. […] Nous avons la responsabilité d’être l’avant-garde de la libéralisation, une responsabilité particulièrement à l’égard des pays les moins développés. Ils n’ont pas seulement besoin d’aide ; ils ont surtout besoin qu’on leur ouvre des opportunités commerciales si on veut qu’ils gagnent la dignité d’avoir des économies en forte croissance et indépendantes. […]
Préservons l’Europe comme une famille de nations se comprenant de mieux en mieux, s’appréciant de mieux en mieux, réalisant ensemble de plus en plus, mais attachées à leur identité nationale autant qu’à leur engagement européen.
Ayons une Europe […] qui regarde vers l’extérieur et non vers l’intérieur, et qui préserve la Communauté atlantique – cette Europe des deux côtés de l’Atlantique – qui est notre plus noble héritage et notre plus grande force.
Manifeste pour l’Europe des Européens
(rédigé en 1990)
Au moment où les gouvernants se proposent de donner un nouveau visage aux institutions et politiques de l’Europe, les signataires de ce manifeste appellent les Européens de toutes nations à la vigilance. Les gouvernants ne doivent pas accentuer la dérive vers une Europe dirigiste, bureaucratique et fermée, et œuvrer pour une Europe des libertés.
Nous voulons une Europe pour les Européens, et non pas pour les Etats. L’Europe ne doit pas être le prétexte à de nouvelles usurpations des libertés individuelles par les gouvernants et les bureaucrates. Elle est au contraire une occasion de remettre en cause les Etats, en instaurant de libres choix institutionnels pour les Européens […] au lieu de considérer l’Europe comme une forteresse jalousement gardée par un pouvoir politique renforcé.[…]
Les valeurs communes de l’Europe sont le respect de la liberté et de la dignité de la personne humaine, la propriété individelle, l’économie de marché et l’état de droit. L’Europe est riche aussi de ses diversités, propices à la création intellectuelle, artistique et économique, autorisant la recherche empirique des chemins du progrès. […]
Il faut relever le défi de la mondialisation et maintenir durablement la prospérité générale. Plus que jamais il serait absurde d’adopter un projet qui construirait un pouvoir étatique supplémentaire et un droit artificiel. […]
Pour Jacques Delors et pour la plupart des partisans de l’Europe de Bruxelles, l’harmonisation est l’uniformisation imposée et artificielle. Pour nous l’harmonisation est l’union pour la liberté et la mise en concurrence.
Voilà pourquoi, pour assurer la meilleure protection sociale des Européens, nous refusons une Charte sociale irréaliste et technocratique et nous préconisons le libre choix individuel des systèmes d’assurances sociales et de retraites.
Voilà pourquoi, pour assurer l’allègement fiscal, nous sommes opposés à une uniformisation fiscale et nous préférons la concurrence entre droits et règlements fiscaux.
Voilà pourquoi, pour assurer la meilleure information du consommateur, nous ne croyons pas aux normes européennes et nous approuvons le principe de la reconnaissance mutuelle des normes prévu dans le projet de marché unique.
Les politiques communautaires qui réduisent les libertés doivent être abandonnées.
Nous rappelons notre opposition à la politique agricole commune, qui a toujours pénalisé le pouvoir d’achat des Européens, qui a entrainé des gaspillage scandaleux et créé des privilèges exorbitants pour quelques-uns sans apporter à la masse des agriculteurs la moindre solution à leurs problèmes. Nous dénonçons de la même manière les grands programmes industriels, qui n’ont d’autre effet que de stériliser l’innovation et la créativité ni d’autre raison d’être que de fausser la concurrence. Nous disons notre scepticisme à l’égard de toute politique commune de l’environnement, parce que nous croyons, dans ce domaine comme ailleurs, aux bienfaits de la décentralisaion et du marché (dans un cadre de droit rénové, où la propriété privée jouerait enfin son rôle).[…]
Ces aspirations à la concurrence et à la privatisation sont aussi bien le fait des Européens récemment libérés du joug communiste que de ceux qui subissent depuis cinquante ans les méfaits du dirigisme. Elles sont de nature à éviter un réveil des nationalismes agressifs et à ancrer durablement les nations européennes dans la démocratie.