Les libéraux sont prompts à dénoncer les dérives liberticides d’un État boulimique. Non sans raison : l’infantilisation des citoyens via la socialisation croissante de chaque pan de nos vies, du ticket restaurant au Pass Culture, en passant par la retraite par répartition et l’avalanche de normes réglant le moindre aspect de l’existence, semble avancer à un rythme effréné depuis plusieurs décennies.

Au banc des accusés préférés, on retrouve au choix l’accaparement des media par la puissance publique, la mainmise de la gauche étatiste sur la culture, la technocratie et la bureaucratie, ou parfois simplement le manque de courage du personnel politique sombrant dans le clientélisme facile.

Une autre explication profonde est cependant souvent négligée : la monnaie.

La proposition peut sembler étrange. En effet, si tout échange économique implique de la monnaie, personne ne se pose la question de ce qu’est la monnaie lorsqu’il l’utilise. En quoi la monnaie, cet outil auquel on ne réfléchit jamais, sauf peut-être pour déplorer son manque ou son absence, pourrait-elle avoir un impact sur les dérives liberticides contemporaines ?

Peu de gens ont conscience que nous vivons actuellement une parenthèse incongrue dans l’histoire monétaire du monde.

Depuis 1971, et l’abandon de l’étalon-or, la monnaie n’est plus rattachée à quoi que ce soit. Ni métal précieux, comme l’or, ni quelque autre marchandise, ni même, comme on l’entend souvent, « la force de l’économie ». On aurait difficulté en effet à montrer que l’économie américaine se serait par exemple renforcée de 30% entre mars et mai 2020, alors que le monde entier se figeait et se renfermait à la suite de la pandémie. Car c’est de cette proportion qu’a augmenté la quantité de monnaie en circulation (M0, base monétaire) sur la période[1]. Pire encore, entre août et décembre 2008, la base monétaire doublait. De même, en miroir, si la « force » de l’économie américaine a été doublée par la crise des subprimes et les faillites en cascade, cela a été bien caché !

Non, manifestement, le réel et la monnaie sont deux concepts qui n’ont plus aucune intersection. Cette dernière est devenue une simple convention sociale, manipulable à volonté par quelques bureaucrates non-élus, qui se réunissent une fois par mois pour décider de l’orientation que doit prendre, selon eux, la vie de 7 milliards de personnes. Et l’on voit poindre ici une problématique tout à fait libérale…

L’abandon progressif des garde-fous monétaires traditionnels au cours du XXe siècle, et l’adoption des monnaies fiduciaires, a permis aux États de s’affranchir des contraintes budgétaires et, avec elles, des limites naturelles qui tempéraient leur pouvoir. Cette dynamique a conduit à l’érosion progressive des libertés individuelles, et ce de façon structurelle, bien qu’insidieuse, dans tous les aspects de la vie en société. Car avec une imprimante à billet à leur disposition, il n’y a plus aucune barrière pour empêcher les États de s’immiscer toujours plus dans la vie des citoyens.

En ignorant les fondements monétaires de la dérive étatique, le projet libéral laisse intacte une mécanique qui est pourtant à l’origine de ce qu’il dénonce. Le libéralisme moderne ne peut donc exister sans une critique profonde de la monnaie fiat et sans alternative concrète.

Qu’à cela ne tienne. Début 2009, en pleine crise monétaire et financière, un pseudonyme, Satoshi Nakamoto, publie sur le forum de la Peer-to-Peer Foundation :

« Le problème fondamental des monnaies conventionnelles réside dans la confiance qu’elles requièrent pour fonctionner. Il faut faire confiance à la banque centrale pour qu’elle ne dévalorise pas la monnaie, mais l’histoire des monnaies fiduciaires est pleine de manquements à cette confiance. [2]» 

Quelques mois plus tôt, en octobre 2008, alors que Lehman Brothers venait de faire faillite, ce même Satoshi avait publié un document présentant ce qu’il estimait être une solution à ce problème, intitulé « Bitcoin : un système de cash électronique pair-à-pair ». Dans cette proposition, Satoshi Nakamoto détaille un objet double : un système technologique d’échange de valeur en ligne, sans intermédiaire (Bitcoin, B majuscule), permettant de s’affranchir des tiers de confiance financiers et de réduire l’hypertrophie du secteur bancaire dans l’économie, mais aussi une unité de compte à prétention monétaire (le bitcoin, b minuscule), dont la quantité maximale est finie et connue à l’avance, à 21 million d’unités, en opposition totale à l’expansion infinie du système monétaire actuel.

Il y a de quoi être dubitatif. Qu’un obscur anonyme, dans les tréfonds d’un forum internet inconnu du grand public, se propose de régler un problème macroéconomique majeur, en opposition avec l’intégralité des grands argentiers du monde, des banques centrales aux gouvernements en passant par les institutions internationales comme le FMI, voilà qui a de quoi faire se lever le sourcil.

Et pourtant, plus de quinze ans plus tard, Bitcoin défie les pronostics des économistes et politiques les plus réputés, qui, chaque année, inlassablement, annoncent sa mort certaine pour l’année suivante. Et qui chaque année, inlassablement, se trompent.

Car non content de simplement survivre, Bitcoin se développe de façon insolente, sans aucun soutien, et dépasse début 2025 les 2 000 milliards de dollars de capitalisation, entrant dans le top 5 des actifs les plus valorisés de la planète, derrière quelques sociétés américaines (Apple, Nvidia, Microsoft…) et surtout, derrière l’or, son rival physique.

Aux Etats-Unis, entre 10 et 15% de la population possède déjà du bitcoin. En France, ce chiffre se situe aux alentours de 10%. C’est plus que la proportion de français qui détiennent des actions en propre (6,8%), et cela augmente chaque année[3]. Nos voisins affichent des chiffres similaires, entre 10 et 20% au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne ou encore en Italie. Au niveau mondial, on estime le nombre de détenteurs à environ 500 millions.

L’adoption progressant, les États ont également passé le cap. L’un d’entre eux, le Salvador, annonçait même en 2021 en faire sa monnaie nationale. Sans aller jusqu’au cours légal, d’autres nations ont simplement commencé à accumuler du bitcoin par divers moyens. La Russie, le Brésil, l’Argentine, l’Iran, l’Éthiopie, Oman, ou encore le Bhoutan ont lancé leur pays dans l’industrie du minage de bitcoins, c’est-à-dire l’utilisation d’électricité pour contribuer à sécuriser le réseau Bitcoin contre rémunération… en bitcoins. Le dernier cité, le Bhoutan, a vu l’opportunité de tirer profit de ses infrastructures hydroélectriques, jusqu’alors sous-utilisées, et détient aujourd’hui l’équivalent de quasiment la moitié de son PIB en bitcoins ($1,2 mds, soit 41%)[4].

D’autres pays, et non des moindres, ont fait l’acquisition de bitcoins par d’autres moyens (saisies criminelles notamment) : le Royaume-Uni, la Chine, ou encore les Etats-Unis. Début mars 2025, le président Trump annonçait constituer une réserve stratégique nationale dans laquelle il incorporerait du bitcoin. Enfin, certains fonds souverains parmi les plus réputés ont commencé à se lancer également, et notamment la Norvège, les Émirats Arabes Unis, ou encore la Suisse.

Mais Bitcoin n’est pas qu’une monnaie en devenir. En tant que système de paiement nativement numérique, Bitcoin a maintenant dépassé VISA. Quand ce dernier permet à plus de 1 200 milliards de dollars d’être échangés chaque mois, Bitcoin dépasse les 2 000 milliards en janvier 2025 (sans compter les volumes échangés sur les bourses d’échanges)[5].

Même les plus grands gestionnaires d’actifs de la planète, sous pression du marché, montent dans le bateau. Qu’il est loin le temps, en effet, où le patron de BlackRock, Larry Fink, qualifiait Bitcoin « d’index du blanchiment d’argent » ; c’était en 2017[6]. En 2024, sa société mettait sur le marché un produit financier indexé sur le bitcoin (ETF), dont le succès a largement dépassé les attentes en explosant les records. Comme un clin d’œil, en moins d’un an, le produit collectait plus de $50 milliards d’actifs sous gestion, dépassant la capitalisation de son équivalent basé sur l’or.

Dans le même temps, l’entreprise publiait un rapport explicitant ses convictions :

« Le Bitcoin étant un actif mondial rare, non-souverain et décentralisé, certains investisseurs le considèrent comme une option de fuite vers la sécurité en période de peur et autour de certains événements géopolitiques perturbateurs. […] À long terme, la trajectoire d’adoption du Bitcoin sera probablement déterminée par l’intensité des inquiétudes concernant la stabilité monétaire mondiale, la stabilité géopolitique, la viabilité budgétaire des États-Unis et la stabilité politique des États-Unis. Il s’agit de l’inverse de la relation qui est généralement attribuée aux « actifs à risque » traditionnels par rapport à ces forces. »

En réalisant cela, on pense à un propos prophétique de Hayek en 1984 sous un autre jour :

« Je ne crois pas que nous aurons un jour une bonne monnaie à nouveau tant que nous n’aurons pas retiré cette monnaie des mains du gouvernement. Et puisque, nous ne pouvons pas la retirer des mains du gouvernement par la violence, tout ce que nous pouvons faire, c’est introduire par un moyen détourné et sournois quelque chose qu’il ne pourra pas arrêter. [7]»

Bitcoin a réussi en quinze ans à devenir un moyen « détourné et sournois » de revenir à une bonne monnaie, que les gouvernements ne peuvent pas arrêter. Et ce n’est pas faute d’essayer : entre interdiction, régulation, ostracisation, rien n’a fonctionné, car le réseau est trop sécurisé, trop résilient. C’est une révolution anthropologique d’ampleur. Et une révolution libérale : la séparation de la monnaie et de l’État.

La seule chose qui pourrait tuer Bitcoin est un retour durable à l’orthodoxie monétaire, autrement dit l’abandon volontaire de l’instrument clientéliste le plus puissant jamais inventé par ceux-là mêmes qui en profitent.

Par sa conception, Bitcoin réintroduit la rareté et la discipline monétaire dans un monde dominé par la création monétaire sans limites, nourrissant les dérapages budgétaires et conduisant à l’immixtion sans fin de la puissance publique dans la vie des citoyens. Bitcoin offre une alternative décentralisée, résistante à la censure, et imperméable à l’ingérence des États. Il apporte une solution au problème posé par l’or, dont l’abandon en tant que monnaie découlait principalement de contraintes pratiques et logistiques : avec l’avènement des technologies modernes de communication, la commodité de confier la conservation de l’or à des tiers, comparée aux difficultés inhérentes à son déplacement physique, a renforcé le rôle des institutions bancaires et du crédit, amenant à leur concentration, puis leur mise sous surveillance et encadrement renforcé des États.

Conçu comme un système de paiement propre à Internet et comme une unité monétaire reproduisant la rareté de l’or, Bitcoin se présente comme une version numérique de ce métal précieux, capable de surmonter les obstacles qui ont conduit à l’abandon de l’or en son temps, tout en s’opposant à l’emprise d’États de plus en plus irresponsables et hostiles aux libertés individuelles.`Bitcoin est donc une des clés de la renaissance du libéralisme. Sans lui, ce courant de pensée reste incomplet, incapable de s’attaquer à une des causes structurelles des dérives liberticides contemporaines. S’il joue bien son coup, le courant libéral peut, en intégrant Bitcoin, redevenir attrayant pour les jeunes générations, qui se tournent massivement vers les extrêmes de droite et de gauche aujourd’hui. Car c’est chez elles qu’il fait recette. Confrontées à la défaillance des institutions établies, à la régression des libertés, et à une perspective de vivre moins bien que leurs ainés, en France, plus de la moitié des détenteurs de bitcoin ont moins de 35 ans, quand cette tranche d’âge ne représente que 25% de la population. Bitcoin incarne pour eux, comme pour tant d’autres, une arche de Noé, une porte de sortie d’un système monétaire inflationniste qui ronge chaque année leur pouvoir d’achat tout en poussant à la hausse le prix des actifs.


[1]    Source : https://fred.stlouisfed.org/series/BOGMBASE.

[2]    Voir : https://satoshi.nakamotoinstitute.org/posts/p2pfoundation/1/

[3]    Sur le taux de détention d’actions en France on pourra consulter :  https://rebrand.ly/a6f7c2.

[4]    https://blockworks.co/news/bhutan-btc-mining-operations.

[5]    Pour la comparaison VISA vs Bitcoin se référer à https://rebrand.ly/3w0c0rr, ou https://rebrand.ly/77kctrw, ou encore https://rebrand.ly/qfzdzci.

[6]    Le rapport de BlackRock dont est issu la citation se trouve à : https://rebrand.ly/ltm65nc.

[7]    Tiré de l’interview de Hayek disponible à https://rebrand.ly/pcgrhdp.

About Author

Alexandre Stachtchenko

Laisser un commentaire