The different cases of commodity money and fiat money
de Giovanni Battista Pittaluga et Elena Seghezza
Frontiers in Economic History, Springer, 2021 (274 pages)
Le livre des Professeurs Pittaluga et Seghezza de l’Université de Gène en Italie du Nord porte sur l’histoire des monnaies internationales. Il traite de l’avenir du système d’étalon-dollar et des raisons de l’effondrement de trois systèmes monétaires internationaux (SMI) : le régime de l’étalon-or (1870-1914, The Classical Gold Standard), le régime de l’étalon change-or (1924-1944, The gold-exchange standard) et du système de Bretton-Woods (1944-1971). Il est écrit 50 ans après la suspension par le Président Nixon de la convertibilité du dollar américain à l’or (1971) et quasiment un siècle après la Conférence de Gène de 1922 qui avait essayé de sauver le régime d’étalon-or (Gold exchange standard). Il se propose de comprendre les raisons qui pourraient conduire le SMI actuel à se transformer.
Le SMI actuellement en vigueur est un système de taux de change flexible organisé de manière hiérarchique. Au sommet de cette hiérarchie se trouve le dollar, à un niveau inférieur il y a les autres monnaies de réserve et en dessous encore les autres monnaies.
La crise de 2008 et les débats qu’elle a suscités autour de l’instabilité du système monétaire et l’avenir du dollar comme monnaie internationale sont les principales raisons de ce livre. Il s’agit de savoir si le Yuan Chinois ou l’Euro sont en passe de devenir des monnaies internationales de même rang que le dollar ? Une telle évolution créerait un ordre monétaire multipolaire[1] et priverait le commerce mondial d’une monnaie internationale. Ce qui probablement augmenterait les coûts de l’échange et en limiterait leur nombre.
La réponse donnée par nos auteurs est plutôt optimiste pour le dollar ($) américain. Les conditions d’une profonde réforme du SMI ne seraient pas remplies.
La raison est à trouver dans les mécanismes de confiance qui président à la formation d’une monnaie internationale. Le dollar est menacé i) par l’importance des flux bruts de capitaux qui accroissent l’ampleur des cycles financiers et favorisent des booms de crédit, ii) par l’existence de pénuries chroniques de liquidités internationales et iii) par les faiblesses structurelles du Fonds Monétaire International (Chapitre 6)[2].
Malgré ces menaces le SMI hiérarchisé autour du dollar devrait se maintenir, tel est la thèse des deux auteurs, car les États-Unis restent hégémoniques et que les pays qui pourraient proposer aux autres États une nouvelle monnaie internationale n’ont ni cette position hégémonique ni intérêt à prendre en charge les coûts de production de la monnaie internationale. Les coûts de l’hégémonie dollar resteraient finalement inférieurs aux bénéfices qui lui sont associés.
Pour bien comprendre cette position il faut rappeler l’origine politique des accords de Bretton-Woods de 1944 et l’originalité des mécanismes de production de confiance en présence de monnaie fiduciaire. Il faut, ensuite, expliquer pourquoi les coûts de l’hégémonie dollar reste finalement inférieurs à ses bénéfices pour les pays dominés.
La production dans un régime de monnaie fiduciaire et dans un régime de monnaie matérielle
Le régime de Bretton-Woods de 1944 ne met pas seulement fin à l’étalon change-or qui avait été proposé pour remplacer l’étalon-or classique. Il est aussi le moment où pour la première fois dans l’histoire monétaire la confiance est produite uniquement par des mécanismes institutionnels définis lors de la signature d’un traité entre différents groupes de pays. Ces accords font de la monnaie un bien politique. Bretton-Woods installe une quasi-fiat monnaie qui n’est pas la conséquence d’un processus de sélection marchand comme dans le cas de l’or, mais d’un échange politique entre une puissance hégémonique, les USA et les autres pays qui dominent l’économie mondiale.
Dans un régime étalon-or la confiance dans une monnaie marchandise repose essentiellement sur le principe de convertibilité. La confiance dans la monnaie-or se fonde sur la valeur intrinsèque de l’or. La convertibilité de la livre (£), du dollar ($) ou du franc en or (franc Raymond Poincarré 1927) garantit la stabilité de ces monnaies et produit la confiance (Pittaluga et Seghezza 2021 p. 2). La monnaie papier (Banknotes) donne le droit d’obtenir, si besoin, de l’or dans une quantité qui est fixe et prédéterminée. La valeur intrinsèque de l’or garantit à la monnaie d’être un instrument de conservation de la valeur. Cette fonction de réserve de valeur résout le problème de l’incohérence temporelle, autrement dit de la double coïncidence des volontés.
On comprend ainsi pourquoi le régime d’étalon-or s’installe et comment il fonctionne. Il s’installe à partir de 1870 et jusqu’à 1914. La livre sterling devient la monnaie internationale de référence parce que le Royaume-Uni avait acquis une place particulière dans le commerce mondial. Le principe explicatif ici est le suivant. Plus la place d’un pays est grande dans le commerce mondial et plus sa monnaie a de chance de devenir une monnaie internationale, autrement dit une monnaie acceptée par un très grand nombre d’acteurs économiques. L’empire britannique a donné à la livre sterling (£) ce rôle car il a donné au Royaume-Uni un rôle prédominant dans les échanges internationaux.
Dans un régime de monnaie fiduciaire la confiance est de nature institutionnelle. Les marchands et les citoyens doivent avoir confiance dans la capacité de la puissance politique qui s’engage à produire une monnaie internationale stable, autrement dit capable de conserver la valeur.
La stabilité du SMI est la conséquence d’un mécanisme de stabilité hégémonique (theory of hegemonic stability, Kindleberger 1973[3]) qui donne un rôle aux rapports de pouvoir politique et géopolitique qu’entretiennent les grandes puissances militaires mondiales entre-elles (Pittaluga et Seghezza 2021 Introduction et Chapitre 1). Cela explique que ce ne serait pas l’absence de coopération entre les banques centrales qui serait à l’origine de l’absence de monnaie internationale entre les deux guerres mondiales (1918-1944) comme l’a soutenu en particulier Barry Eichengreen (2011[4]), mais l’absence des conditions objectives de réalisation de cette coopération.
Dans l’état des relations internationales de l’époque, il était rationnel de ne pas coopérer. Il a fallu attendre la seconde guerre mondiale et l’hégémonie économique et politique des États-Unis pour réunir les conditions de la coopération monétaire. Ces conditions sont l’existence d’un pouvoir asymétrique. Les États de chaque nation ont des gains asymétriques aux négociations internationales parce qu’ils ont des pouvoirs politico-militaires très différents. Le design monétaire n’est plus seulement la conséquence des attentes des agents (valeur de la monnaie). Il dépend aussi des rapports de force entre les États.
L’histoire des relations internationales devient la base de l’histoire du SMI. C’est parce que les États-Unis sont devenus une superpuissance qu’ils ont été en mesure d’imposer à l’économie mondiale leur monnaie.
L’hégémonie du dollar est la conséquence d’évènements contingents indépendants de la qualité du dollar comme réserve de valeur et unité de compte. Elle ne se serait imposée sans les guerres de 1914-1918, et de 1939-1945. i) Elle est la conséquence de la première guerre mondiale et de l’incapacité des États à rétablir l’étalon-or (Chapitre 4). Le dollar remplace la livre sterling, car les États-Unis ont à la suite de la première guerre mondiale accumulé une très grande quantité d’or suite à la vente d’or des puissances européennes qui l’ont cédé pour financer leur effort de guerre. ii) Elle est ensuite la conséquence de la seconde guerre mondiale. Les États-Unis en 1945 sont définitivement devenus une superpuissance après leur victoire contre l’Allemagne, l’Italie et le Japon en 1945. Ils ont pu imposer, lors des accords de Bretton-Woodsde 1944 (Chapitre 5), un système monétaire international où la monnaie n’est quasiment plus une monnaie matérielle (quasi-fiat international money). La guerre du Vietnam est l’ultime évènement qui va conduire à la rupture complète avec le modèle des monnaies matérielles.
Les coûts et les bénéfices de l’hégémonie dollar pour les pays dominés
L’hégémonie dollar est dans ces conditions la conséquence de deux phénomènes. L’un est la puissance économique américaine, l’autre est sa puissance politique et militaire. i) L’hégémonie dollar est la conséquence de la capacité des États-Unis à produire une confiance suffisante dans sa monnaie. ii) Cela expliquerait pourquoi l’hégémonie du dollar a peu de chance d’être remise en cause dans les années à venir.
L’hégémonie du dollar est la conséquence d’un équilibre de puissance. Les pays dominés n’ont pas intérêt à rompre avec le SMI actuel ; un système de taux de change flexible organisé de manière hiérarchique autour du dollar. Les États-Unis ont intérêt à imposer aux autres États le dollar parce qu’ils en tirent des privilèges exorbitants (expression de Giscard d’Estaing-Rueff). Ils peuvent créer autant de monnaie qu’il le souhaite sans risque d’inflation. L’hégémonie du dollar permet aux États-Unis de pratiquer le seigneuriage international. Les pays dominés de leur côté acceptent les coûts de ce seigneuriage international parce qu’ils peuvent mettre à la disposition de leurs entreprises une monnaie internationale ; ce qui réduit les coûts de l’échange et facilite le commerce international. Ils acceptent l’hégémonie dollar parce qu’ils n’ont pas la puissance militaire et politique pour s’y opposer, mais aussi parce qu’ils en bénéficient.
Il est peu probable alors selon Giovanni Battista Pittaluga et Elena Seghezza (2021) que le SMI se dirige comme le soutient Barry Eichengreen (2011) vers la coexistence de plusieurs monnaies internationales – le dollar, le yuan et l’euro. La Chine n’est pas en mesure d’offrir une protection adéquate des droits de propriété du fait de la nature autoritaire de son régime politique. Les pays de la zone euro n’ont pas de leur côté le pouvoir politico-militaire de faire respecter les règles et les institutions qui garantissent le bon fonctionnement du système monétaire international. L’étalon-dollar devrait donc perdurer.
Cela ne signifie pas que l’hégémonie dollar ne soit pas à l’origine des crises et de l’instabilité financière de ce début de XXIe siècle. Il est même probable que ce soit l’inverse. Ces crises sont la conséquence des défaillances des mécanismes institutionnels de production de la confiance (Chapitre 6 Section 6.1.1). On peut même dire que la naissance de l’étalon-dollar et de l’euro sont des réponses aux défaillances institutionnelles de ces mécanismes de création de confiance. i) L’étalon-dollar est la conséquence de l’échec des mécanismes de production de confiance du système de Bretton-Woods(Chapitre 5 section 5.11) et des tentatives engagées entre 1971 et 1974 pour rétablir un système de taux de change fixe. ii) L’euro est aussi la conséquence de cet échec. Car les États-Unis ont bien exploité leur privilège – seigneuriage international – mais n’ont pas toujours garanti la stabilité du dollar. La création du système monétaire européen (SME) puis de l’Union européenne sans remise en cause de l’hégémonie dollar a laissé place à une période de stabilité relative des prix et des taux de change entre 1980 et 2007. Cette grande modération a cependant un coût en termes de croissance puisque la période 2007-2020 est marquée par une faible croissance économique aux États-Unis et dans l’Union européenne alors que les gouvernements ont tout fait pour instituer une croissance à crédit ; fort endettement des acteurs privés et des acteurs publics.
Conclusion
Le livre de Giovanni Battista Pittaluga et Elena Seghezza (2021) propose donc une vaste fresque de l’histoire du SMI de 1870 à nos jours. Il expose très clairement les positions en présence et possède une base théorique solide. Il repose, en effet, sur la distinction bien connue entre la monnaie matérielle (commodity money) et la monnaie confiance (fiat money). Cette distinction de la théorie monétaire classique permet de traiter l’histoire du SMI comme l’histoire de la transition d’un système où la monnaie bien domine à un système où la monnaie confiance ou monnaie crédit se généralise. Si le crédit n’est pas de la monnaie (Rist 2002[5]), mais de la fausse monnaie, ce passage de l’un à l’autre n’est que l’installation d’un régime de fausse monnaie généralisé.
La nature fondamentalement politique de ce régime de fausse monnaie explique finalement l’histoire monétaire de 1944 à nos jours. Elle rappelle la nature très politique des critères de sélection de l’unité de compte dans les échanges internationaux depuis l’effondrement du régime d’étalon-or. La nature politique du dollar comme de l’euro explique pourquoi ces monnaies restent instables et toujours soumises à des pertes de pouvoir d’achat et à des pratiques de seigneuriage. Les monnaies-confiance ne possèderont jamais la stabilité d’une monnaie matérielle construite sur un mécanisme simple de convertibilité (valeur intrinsèque de la monnaie).
Ces monnaies-confiances devraient être appelées des monnaies politiques. L’instabilité politique devient une cause de l’instabilité monétaire. Le déclencheur d’un krach du dollar comme l’indique Barry Eichengreen (2011, p. 208) pourrait être autant d’ordre géopolitique qu’économique. L’absence de valeur intrinsèque de ces monnaies politiques explique pourquoi ces monnaies n’auront jamais la stabilité des monnaies marchandises.
Il y a aussi des phénomènes qui ne sont pas traités dans le livre et qui pourraient faire douter de la thèse selon laquelle l’hégémonie du dollar devrait se maintenir. i) Il y a évidemment l’ordre international qui voit l’Europe et son allié Américain perdre leur hégémonie. Une perte d’hégémonie politique signifie une perte d’hégémonie monétaire et finalement une perte de confiance. ii) Il y a, ensuite, l’évolution de la part du dollar dans les réserves de change mondiales qui au quatrième trimestre 2020 n’a jamais été si bas depuis plus de 25 ans (COFER[6]). La part des réserves en dollars détenues par les banques centrales a chuté à 59% au cours du quatrième trimestre 2020. Cette part atteignait 71% en 1999. Dans le même temps, la part du dollar canadien et australien et du RENMINBI chinois a cru à 9% alors qu’elle était quasiment égale à 0% en 1999. Le dollar reste dominant mais pour combien temps ? iii) Un autre signe peut conduire à douter de la robustesse de l’hégémonie du dollar : le succès relatif des monnaies numériques. Il peut être interprété, d’une part, comme un signe de méfiance vis-à-vis des monnaies politiques et, d’autre part, comme une solution privée à l’instabilité intrinsèque de monnaies comme le dollar ou l’euro. Ce futur des monnaies privées a été très tôt pensé et soutenu par un auteur comme Hayek (1976) et Pascal Salin en France (1982[7], Conclusion p. 243).
[1] En 2015 il est important de rappeler que le Fonds Monétaire International a décidé d’inclure le Yuan Chinois parmi les cinq devises servant à fixer la valeur des droits de tirage spéciaux (DTS). Ces cinq devises sont le dollar américain, l’euro, la livre sterling, le yen japonais et le Yuan Chinois. 43% des transactions internationales sont faites en dollar, 29% en euro et 2,5% en Yuan Chinois. Le dollar représente, aussi, 64% des réserves de change des banques centrales.
[2] Il faut ajouter à cette liste des déficits publics américains hors de contrôle (Eichengreen 2011, p. 210).
[3] Kindleberger, C., 1973. The World in Depression, 1929-1939, Berkeley: University of California.
[4] Eichengreen, B., 2011. Exorbitant Privilege, Oxford University Press, New York, traduction française, Un privilège exorbitant. Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international, Paris, Odile Jacob.
[5] Rist, C. [1951] 2002. Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie : depuis John Law jusqu’à nos jours, 2° édition, Paris, Dalloz.
[6] IFM, Currency composition of official foreign exchange. Arslanalp, S. et C. Simpson-Bell 2021. « La part du dollar dans les réserves de change mondiales atteint son niveau le plus faible en 25 ans », Fonds Monétaire International, le 5 mai, Blogs.
[7] Salin, P., 1982. L’ordre monétaire mondial, Paris, collection Libre Echange, PUF.