L’Occident a connu un développement exceptionnel, très supérieur à celui des autres civilisations, du moins avant que celles-ci travaillent à le rattraper en s’alignant plus ou moins sur le modèle occidental. Le succès de notre civilisation est dû sans doute à divers facteurs. Le climat, l’environnement, des mutations génétiques peut-être… ont pu jouer un rôle favorable. Mais il est très probable que la reconnaissance du libre arbitre, et donc de la liberté, puis le respect de la singularité personnelle et de la propriété ont été des éléments déterminants de la construction de l’Occident en tant que civilisation. Jusque-là le monde était soumis au destin et à des dieux exigeants et souvent arbitraires : « Il faut porter d’un cœur léger le sort qui vous est fait et comprendre qu’on ne lutte pas contre la force du destin » énonce Eschyle (535/457) dans son Prométhée enchaîné (vers 103-105). Mais une heureuse conjonction a permis de faire émerger la liberté et la singularité humaine au travers de la religion juive, de la philosophie grecque et du droit romain tandis que d’autres civilisations restaient indifférentes à la liberté, dans les sagesses asiatiques notamment, ou hostile au libre arbitre, dans l’Islam en particulier, ce qui a été un handicap à leur développement.

Mais alors la question se pose de savoir pourquoi sur le plan économique, social et politique, il aura fallu attendre l’ère moderne, notamment des XVIIème et XVIIIème siècles pour amorcer l’essor incroyable, manifesté plus encore dans la révolution industrielle du XIXème siècle, de notre civilisation. Cet essor est dû à l’émergence de la liberté individuelle en trois grandes périodes où se sont toujours conjuguées des évolutions propres aux institutions, aux comportements individuels et à la pensée.

  1. Le momentum du libre arbitre 

Entre le VIIème et le Vème siècle avant JC advient le momentum du libre arbitre. Le monde méditerranéen découvre la liberté.

Le Judaïsme

D’abord, le judaïsme, probablement le premier monothéisme, avait commencé de penser l’homme comme être libre. Il est né peut-être à la fin du 2ème millénaire avant JC en pays d’Égypte ou Moïse aurait reçu l’inspiration du Pentateuque (la Torah des juifs). Mais il fut rédigé à partir sans doute du VIIème siècle pour trouver sa version aboutie au Vème. Dès la Genèse, Dieu laisse l’homme libre de manger le fruit de l’Arbre de la connaissance, mais, lui dit-il, « le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Genèse, 2, 15-17). Le message de liberté est réitéré à moult reprises : « Et si vous ne trouvez pas bon de servir l’Éternel, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir… » (Josué, 24,15). Et l’histoire rappelle l’incroyable ténacité, la résilience de ce peuple pour défendre sa liberté de foi.

Rome

Rome a trouvé une certaine liberté par le droit. La République est instituée en 509 avant JC avant que, 60 ans plus tard, soient édictées les lois des douze tables (autour de 450) qui reconnaissent des droits aux individus, une sorte de prémisses d’un état de droit. La propriété était reconnue et protégée. La justice était garantie à tous avec la possibilité de faire appel. Les crimes et délits étaient prévus et les peines fixées. Tous les citoyens avaient les mêmes droits. Les justiciables avaient la possibilité de faire prévaloir leur accord sur la décision des juges.

Rome respectait les libertés privées tant qu’elles ne nuisaient pas à celle de la Cité. La jurisprudence des jurisconsultes puis des préteurs y établirent un droit évolutif et attentif aux situations individuelles. Les citoyens, tous égaux en droit, étaient théoriquement libres de grimper dans la hiérarchie des honneurs qui était celle de l’État. « En ce qui concerne le droit, la loi, la liberté, la chose publique, écrivait Caton l’ancien,  il convient que nous en jouissions tous en commun également ; mais pour ce qui est de la gloire et des honneurs, à chacun de se les procurer comme il peut ». La famille y était sanctuarisée sous l’autorité du Pater familias qui avait tous les droits chez lui, qui y révérait ses propres dieux, ses Pénates, et dont la propriété était respectée. Ensuite le droit évolua en même temps que l’empire se muait en monarchie bureaucratique et souvent despotique.

La Grèce

Les XII tables d’ivoire romaines s’inspiraient sans doute en partie des lois de Solon (vers 640/558 av. JC) qui esquissa une des premières constitutions et qui se prévalait d’avoir « rédigé » un droit, la dikè, égal pour tous. Puis vint le siècle d’or de Périclès. Celui-ci a, le premier peut-être, considéré que « l’objet des constitutions n’est pas de confirmer la prééminence de tout intérêt que ce soit, mais d’y faire obstacle ; qu’il est de veiller avec un soin égal à l’indépendance du travail et à la sécurité de la propriété ; de protéger les riches de l’envie et les pauvres de l’oppression ». Dans son oraison aux mort au champ d’honneur (en 431 ?), Périclès, par les mots que Thucydide (460/400-395) lui prête, résume les principes de liberté qui animèrent Athènes et permirent sa grandeur. Certes, il s’agit d’une liberté ordonnée à la Cité. Mais c’est au nom de cette liberté que les Grecs combattaient. Les citoyens se sentaient libres parce qu’ils décidaient de leurs lois, au risque d’en abuser parfois. Leur supériorité était de n’être esclaves de personne, de se battre pour eux-mêmes, ce qui leur permit de vaincre les Perses, beaucoup plus nombreux et puissants, à Marathon en 490, puis sur la mer à Salamine en 480. « Leur victoire sur mer, dit au siècle suivant l’orateur Lysias après Salamine, montra qu’une poignée d’hommes affrontant la lutte pour la liberté vaut mieux que des foules d’esclaves combattant sous un roi pour leur servitude ».

 Cette liberté revendiquée fut ensuite mise en scène par Sophocle avant que d’être conceptualisée par Aristote. Chez Sophocle (495/406), dans sa tragédie Électre, Oreste et sa sœur Électre prennent d’eux-mêmes la décision de venger leur père Agamemnon en tuant son assassin Égisthe devenu l’amant de leur mère. « Ne comprends-tu pas, chante le chœur, comment tu ne dois qu’à toi-même les misères où, sans respect de toi, tu t’es jetée ? ».  La fille d’Œdipe, Antigone se lève, elle, contre le destin pour enterrer son frère Polynice. Au siècle suivant, la pensée grecque fait émerger le libre arbitre. « L’homme est principe de ses actions » observe Aristote. Il délibère sur les fins qu’il veut atteindre et il choisit les moyens qu’il croit appropriés à ses fins car « là où il dépend de nous d’agir, il dépend aussi de nous de ne pas agir, et là où il dépend de nous de dire non, il dépend aussi de nous de dire oui ». Aristote influença ensuite une large partie de la philosophie gréco-romaine, en particulier celle de Cicéron qui dans son De fato a reconnu le libre arbitre humain.

Une liberté limitée

Et néanmoins, cette liberté n’était encore, disait Lord Acton, que celle de ceux qui « concentraient tant de prérogatives dans le giron de l’État qu’il ne restait plus d’espace d’où quiconque eût pu contester ses décisions ou fixer des limites à son action…. Les obligations les plus sacrées s’effaçaient devant les intérêts supérieurs de l’État. Les passagers n’existaient que pour le bien du bateau  » .

Pour Aristote « … c’est nécessairement en vue de l’homme que la nature a fait tous les êtres vivants ». Mais il ne doute pas de la soumission de l’individu à la cité : « Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités ». Cette liberté des Anciens comme l’a appelée Benjamin Constant restait encore limitée par la philosophie, par les mœurs, par les pratiques sociales et par la prégnance des pouvoirs. Elle était circonscrite à une minorité de citoyens dépendants de l’État. Et si le principe était dans la Grèce de Périclès l’égalité (isegoria) de participation aux délibérations de l’Ecclesia (l’Assemblée du peuple) de tous les Athéniens de plus de dix-huit ans ayant accompli deux ans de service militaire, les plus prestigieuses fonctions étaient réservées aux riches propriétaires terriens ou aux Cavaliers capables de financer un cheval de guerre. Certes ces sociétés étaient soumises à la guerre quasi permanente qui mobilisait la population libre et justifiait un certain assujettissement à la Cité qui valait mieux que le risque d’être conquis par des barbares et mis en esclavage. Mais la contrainte sociale à payer en contrepartie était forte.

Cicéron nous rappelle comment les stoïciens concevaient la société de manière holistique, primant sur les individus qui la composent : Ils « pensent aussi, nous dit-il, que tout l’univers est régi par la providence des Dieux, que le monde entier est en quelque sorte la cité commune des Dieux et des hommes, et que chacun de nous est membre de cette grande société, d’où il suit naturellement que nous devons préférer l’utilité commune à la nôtre ». Les libertés romaines étaient communautaires. Les esclaves ne pouvaient être affranchis et devenir citoyens qu’en rejoignant la famille, la gens, de ses anciens maîtres. La liberté d’expression était soumise à la suspicion des citoyens grecs et à celle du Sénat puis de l’Empereur romains qui n’hésitaient guère à mettre en prison Sénèque  (Néron) ou à reléguer les philosophe (Néron, Vespasien,  Domitien…) et à contrôler ou bannir les religions.

Le citoyen romain n’existait au temps de la République que dans sa reconnaissance par la société et au service de celle-ci. Chacun devait déclarer domicile, tutelle, tribu d’appartenance, fortune… « cette déclaration, publique et contrôlée, écrit Claude Nicolet, déterminait à son tour la cité à lui assigner une place dans un organisme complexe (le système censitaire) qui lui conférait son rang, sa dignité, et qui du même coup lui confiait un rôle précis dans l’´ensemble des relations qui formaient sa vie civique ».

A Rome, comme en Grèce, il y avait bien un marché, d’huile et de vin, de blé et de céramiques, qui s’étendait jusqu’aux confins de la Méditerranée et jusqu’à ceux de l’Empire romain, voire selon Pline  jusqu’en Inde (le poivre), en Chine (la soie), en Arabie… Mais les prix étaient souvent régentés par l’édile en charge des marchés (l’agoranome dans le monde grec), ou le préfet de l’anonne qui assure l’approvisionnement de la ville, veillant en particulier à ce que l’on dispose des céréales nécessaires à une distribution gratuite à la plèbe, aux frais de l’Empereur. Pour réduire la concurrence des provinces, Domitien y fit arracher des vignes. Puis Trajan contraignit les sénateurs à posséder une partie de leur fortune en biens-fonds italiens avant de les obliger à gager des terres pour l’entretien des jeunes gens de leur cité. Dioclétien bloqua de nombreux prix. Le temps de la République romaine fut balisé de lois somptuaires édictées pour réglementer les modes de consommation alimentaire ou le port vestimentaire, afin de réduire les excès de consommation, limiter les importations, notamment d’objets de luxe, ou encore pour assigner chacun à sa classe sociale.

Enfin, alors même que ces temps antiques avaient commencé de découvrir le libre arbitre et la liberté, beaucoup conservaient leurs dieux et le destin pour gouverner leur vie. La pratique de l’astrologie était très courante dans la Grèce post-socratique et la République romaine ; elle l’était encore au temps de l’empire romain qui s’en remit volontiers, comme à une sorte de religion, à l’idée que les astres étaient les agents du destin.

  • La civilisation chrétienne

A l’inverse, dès l’origine, le christianisme affirme le libre arbitre humain. Selon l’évangile de Saint Jean, Jésus laisse partir ses disciples qui doutent et pose la question aux derniers qui l’entourent : « Voulez-vous partir vous aussi ? » (Jean, 6, 67). Les premiers chrétiens combattirent toutes les formes de soumission au destin. Dans la Philocalie, une anthologie de textes d’Origène (vers 185–vers 253), deux grands Pères de l’Église, Grégoire de Naziance (329–390) et Basile de Césarée (329–379) considèrent que si nos actions sont déterminées par les astres, la justice ne sera plus honorée ni le péché puni puisque l’homme n’agira plus librement.

Le christianisme, accomplissant le judaïsme et développant implicitement les idées d’Aristote et de Périclès, promeut la conception de l’homme comme celle d’un être libre et responsable. Il ne s’agit plus d’une liberté conventionnelle octroyée par la cité ou par l’empereur, mais d’une liberté qui appartient à l’homme à son commencement, lors de sa création, qui lui permet d’être responsable. Boèce (480–524) définira la personne comme l’être raisonnable disposant d’une liberté qui lui permet de rechercher le bien. Saint Thomas d’Aquin dira que Dieu a créé l’homme avec un libre arbitre car il l’a créé à son image et que lui, Dieu, disposait d’un libre arbitre puisqu’à défaut d’en posséder un, il n’aurait pas été parfait, donc il n’aurait pas été Dieu.

De la liberté du tout à celle des parties

Mais dans cette longue période où le catholicisme s’étend sur tout le pourtour méditerranéen jusqu’au VIème siècle, puis continue d’en dominer la moitié nord jusqu’au XVème siècle, la liberté de la communauté prévaut encore longtemps sur celle des individus. Si certaines libertés privées y sont reconnues, beaucoup d’autres y sont déclinées au travers de corps ou institutions divers, des corporations à la chevalerie en passant par les monastères et l’Église séculière, par les lignages et les confréries. La féodalité, justifiée notamment par des raisons de sécurité, est un système de libertés imbriquées dans des vassalités étagées et elles-mêmes dépendantes les unes des autres jusqu’au sommet où le suzerain (le roi capétien, l’empereur germanique…) est lui-même dépendant de ses vassaux, qui élisaient les premiers rois capétiens et qui ont toujours désigné l’Empereur. Cet enchevêtrement de communautés où se vivent les libertés en assure la protection en même temps qu’elle en limite l’expression.

Le christianisme va toutefois faire évoluer la conception antique de la liberté dominée par la communauté. Certes Saint Thomas dit, avec Aristote que : « … tout ce qui est dans la partie appartient au tout et comme l’homme fait partie de la société, tout ce qu’il est appartient à cette société même ». Il pense encore, comme les Anciens selon Benjamin Constant, que l’homme est ordonné au tout de la cité  : « Le bien du tout l’emporte sur celui de la partie », dit encore le Docteur de l’Église. Mais il dit aussi : « Le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un individu, s’il s’agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le bien naturel de tout l’univers ». Il dépasse ainsi Aristote en défendant la doctrine de l’Église selon laquelle Dieu offre aux hommes la grâce de leur salut individuel, mais ceux-ci ont le choix de l’accepter ou de s’en écarter. Saint Bernard de Clairvaux (1090–1153) le résumait bien ainsi : « Ôte le libre arbitre, il n’y plus rien à sauver ; ôte la grâce, il n’y a plus rien qui vienne sauver… nul ne peut donner le salut sinon Dieu ; nul ne peut le recevoir sinon le libre arbitre ». Ces considérations marquent en fait une rupture avec l’Antiquité grecque d’Aristote.

Cette évolution avait d’ailleurs déjà été engagée sur le plan politique par la réforme du Pape Grégoire VII pour rendre, autour de 1075, l’Église indépendante du pouvoir temporel, notamment impérial. Cet acte de séparation est un jalon important dans la construction d’un état de droit que peu après vint enrichir la Grande Charte anglaise (Magna Carta) en 1215 concédée sous la nécessité à ses barons par le Roi Jean sans Terre, véritable pierre blanche dans l’édification d’un état de droit malgré la peine qu’il aura à s’établir.

Et s’il est vrai que le monde a connu peu de progrès majeurs pendant les vingt siècles suivant le momentum du libre arbitre, si la richesse produite, le PIB par habitant, semble avoir peu évolué de la République romaine au siècle des Lumières, il n’empêche que la liberté y était déjà à l’œuvre et préparait les bouleversements que nous connaissons depuis plus de deux siècles. La vitalité intellectuelle permise par la reconnaissance du libre arbitre avait ouvert des champs immenses d’interrogation et de discussion. Déjà les marchands avaient inventé les foires internationales en Champagne et ailleurs, au travers des guildes du nord, les opérations de banque y étaient pratiquées, des ateliers textiles préfiguraient nos futures usines, avant même le protestantisme dont on a dit à tort qu’il avait inventé le capitalisme. Déjà des voyageurs s’étaient lancé sur les routes de la Soie et au-delà des mers, de Marco Polo à Christophe Colomb. Déjà la science sortait de l’irrationnel, Archimède et Pythagore eurent des émules avec Nicolas de Cues (1401–1464), Copernic (1473–1543), Kepler (1571–1630), Galilée (1564–1642) …

Puis, comme l’a observé Michael Oakeshott, la dissolution des liens féodaux à la fin du Moyen Âge a favorisé des expériences d’individualités réussies donnant son essor à la pensée et à la morale individualiste. Certains choisissent alors de s’émanciper des corporations, des liens seigneuriaux, des obligations traditionnelles pour s’engager dans des activités, des recherches ou des créations artistiques ou techniques qui ouvrent des horizons nouveaux.

Une évolution de la pensée

Mais alors même que la liberté commençait de s’émanciper, son modèle était remis en cause par le courant nominaliste de Guillaume d’Ockham (1285–1347), qui réduisait la liberté à une libre volonté, et ouvrait la voie à la Réforme en admettant que Dieu prédestine en toute liberté qui il sauve et qui il ne sauve pas. Au XVIème siècle, les protestants, puis leur épigone janséniste, considérèrent la raison comme secondaire par rapport à la foi, à la Grâce et aux Écritures. En se coulant dans les derniers écrits de Saint Augustin (La Prédestination des Saints et Du Don de la Persévérance), le seul Père de l’Église auquel ils faisaient référence, les protestants nièrent le libre arbitre, donc la liberté.  Luther l’énonce dans les 40 thèses exposées à Heidelberg le 26 avril 1518 qui rejetaient totalement la possibilité que, par sa volonté et sa liberté, l’homme puisse collaborer à son salut : « (13) Le libre arbitre, après la chute, n’existe que de nom, et dans toute action qu’il lui est possible de faire, il commet un péché mortel ». Luther ne cesse de répéter que « Tout ce qui est fait par nous ne se produit pas par le moyen du libre arbitre mais par pure nécessité » . C’est la grande querelle qui oppose Érasme (De libero arbitrio – 1524) à Luther ( De servo arbitrio – 1525).

De la Renaissance jusqu’au siècle des Lumières, la notion de liberté fut chahutée. Le développement de la science, de Copernic (1473–1543) à Galilée (1564–1642), Newton (1643–1727) et jusqu’à Laplace et Einstein incita une large partie de l’intelligentsia à penser l’humanité en termes de physique pure et déterminée. Descartes (1596–1650) s’exprime en faveur du libre arbitre dans une lettre à Mesland (1645), mais il écrit par ailleurs des ouvrages secrets, qui ne seront publiés qu’après sa mort, dans lesquels il pense l’homme comme une machine (Traité sur l’Homme) dans un monde mécanique (Traité de la Lumière). Spinoza, Voltaire (malgré ses premiers propos adressés à Frédéric II de Prusse), Vauvenargues… sont déterministes. Pour Hobbes (1588–1679) tout est nécessité. Pour l’utilitariste Hume (1711–1776) l’homme est une suite causale.

Mais les controverses stimulent elles-mêmes la liberté en même temps qu’elles en témoignent.  Le débat favorise l’émulation de la pensée. L’École catholique de Salamanque établit le droit des gens et de la guerre et soutint que tous les hommes ont des droits naturels dont la liberté. Représentés par Molina, qui eut par ailleurs l’intuition des prix de marché, les jésuites défendirent mordicus le libre arbitre, notamment au concile de Trente.

Finalement, les protestantismes rechercheront tous les moyens pour réduire l’intransigeance et le fatalisme de leur prédestination en laissant les croyants très libres de leur foi, en leur laissant le soin de lire les Écritures et de les interpréter ou d’imaginer ce qu’est l’hostie. Ils ne croient pas aux vertus des œuvres, mais il leur redonne indirectement plus de poids encore que dans le catholicisme romain en en faisant le meilleur moyen de rendre grâce et en faisant du travail (beruf) un accomplissement. Ces moyens supplétifs confèreront au protestantisme son ardeur capitaliste décrite par Weber et le marqueront plus que la lettre des écrits luthériens ou calvinistes qui assignent l’homme à la place choisie par Dieu. Ainsi ont été préparés les temps modernes qui vont donner toute leur place à la liberté et à l’autonomie individuelles.

  • La liberté des modernes : la révélation de l’individu

Après cette longue période de germination, les notions de liberté et de propriété ont évolué radicalement pour les penser désormais non plus comme communes, collectives, mais comme individuelles. Ce fut une révolution intellectuelle et mentale au travers parfois d’une révolution politique et sociale qui vint bouleverser le monde occidental et ce fut un levier considérable pour le progrès humain.

La Philosophie de la liberté.

Du XVIIème au XIXème siècle, nombre de penseurs placent l’individu au centre de leur réflexion, sans même nécessairement faire référence à un concept d’individualisme, qui apparaît dans les années 1820, ou au libéralisme : Locke, Adam Smith, Turgot, Wilhelm von Humboldt… Ils font référence aux aspirations des individus à être maîtres d’eux-mêmes, à s’autodéterminer, à disposer de leur indépendance (cf. Constant et Tocqueville).

Adam Smith (1723–1790) a expliqué que le boucher et le boulanger se lèvent tôt le matin moins sans doute pour faire plaisir à leurs clients matinaux que pour gagner leur vie. L’exercice de cette liberté sert, mieux que toute centralisation étatique, de main invisible pour répondre dans le meilleur rapport qualité/prix aux besoins des individus dans un marché libre.

Hugo Grotius (1583–1645) défendit l’idée que « Dieu a créé l’homme […]“ libre et sui juris ” », l’individu devant avoir le pouvoir d’agir selon sa propre volonté. Il fut à sa manière, juridique et philosophique un « précepteur du libéralisme » nous dit Philippe Nemo.

Seuls les individus ont des droits observe Turgot qui note par ailleurs dans une lettre au wigh anglais, le docteur Price, que « le territoire n’appartient pas aux nations, mais aux individus propriétaires ».

Mais c’est sans doute Kant (1724–1804) qui a fondé philosophiquement un libéralisme moderne sur la raison, indépendamment des principes religieux. Il retrouve d’une certaine manière l’idée essentielle d’Aristote dans la construction de l’individualisme selon laquelle la liberté est fondamentalement celle de chaque individu de rechercher ses fins, son télos. Il développa (dans Fondements de la Métaphysique des mœurs) l’idée d’une « causalité par liberté » pour contribuer à l’édification d’une éthique de la responsabilité individuelle. L’homme est pour lui un être raisonnable qui poursuit sa fin comme un principe objectif. « L’homme existe, dit-il, comme fin en soi » et il doit agir en traitant lui-même comme autrui « toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen ». L’être humain ne peut donc pas se défaire de sa responsabilité sur la communauté, il doit l’endosser.

Et même si Kant dit lui-même que la liberté ne se démontre pas, pas plus que Dieu, il donne une assise logique et morale au libéralisme.

Une révolution des mœurs et des comportements

Dans la même période, les expériences de la liberté se multiplient et emportent l’adhésion :  

— Les Pèlerins du Mayflower arrivés en 1620 sur la cote de Cap Cod avaient initialement et spontanément cru bon d’exploiter les terres de manière collective dans l’idée que cette mise en commun plus juste favoriserait aussi la productivité. À l’inverse, cette décision mena à une situation si catastrophique qu’il fût permis dès 1623 à chacun de cultiver son propre champ et d’en garder les fruits, ce qui permit une récolte abondante bientôt célébrée dans ce qui fut la première fête de Thanksgiving. Cette histoire résume l’Amérique et contient tous les ingrédients du libéralisme.

— Le mouvement des enclosures permettant de clore les terres communes et d’en attribuer la propriété à l’exploitant favorisa grandement, à partir du XVIIème siècle, le développement de l’agriculture anglaise et contribua à sa manière à la révolution industrielle. Parce que fondamentalement la liberté de posséder est une dimension essentielle de la liberté qui est nécessaire à l’homme comme le sang l’est à son corps.

— La société marchande s’émancipa. Dès le XVIIème siècle, à Colbert, ministre de Louis XIV, qui l’interrogeait sur ce que le Roi Louis XIV devait faire pour aider le commerce, le marchand Legendre répondit  « Laissez-nous faire » raconte Turgot, dans son Éloge de M. de Gournay.

Les révolutions libérales

Mais pour instituer la liberté individuelle, il fallut en passer par des révolutions et leurs excès. En Angleterre, la Pétition des Droits (Petition of Right) en 1628, puis la Déclaration des Droits de 1689 (Bill of rights) fixèrent les droits et libertés imprescriptibles des sujets du roi. La révolution américaine de 1776 consacra l’état de droit. Ce fut en France le rôle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789. La liberté d’entreprise fut proclamée, les corporations interdites, les inspecteurs royaux de manufactures supprimés, les règlements de fabrication abolis, bref une grande liberté individuelle d’entreprendre fut établie par les décrets d’Allarde (mars 1791) et la loi Le Chapelier (juin 1791).

La force de l’Occident est celle des individus autonomes

Quand la liberté individuelle prévalut sur la liberté collective, la responsabilité et la propriété individuelles s’affermirent, la capacité d’autonomie et d’initiative des individus s’élargit. Furent alors plus complétement libérées les forces de l’esprit et du génie humain dont la conscience occidentale germait depuis plus de deux mille ans dans le creuset de Jérusalem, Athènes et Rome. Cette libération a permis que ceux qui le voulaient, sous leur responsabilité, par l’usage de leur responsabilité, puissent entreprendre, c’est-à-dire trouver et mettre en œuvre des solutions pour répondre aux besoins de l’humanité au risque de tout y perdre ou d’en bénéficier dans des conditions parfois très significatives. En sont nés la révolution industrielle et ses nombreux épisodes de la vapeur à l’électricité avant que d’autres transformations majeures en soient initiées avec le numérique et désormais l’intelligence artificielle. Ce progrès, qui n’a pas été sans nombreux échecs ni sans comportements humains inadmissibles parfois, a permis de sortir le monde de la grande pauvreté et d’enrichir les pays développés au-delà de ce qui pouvait être imaginé par les initiateurs de ce mouvement. Désormais, une large partie de la population mondiale peut vivre beaucoup plus longtemps qu’autrefois, en bonne santé dans des logements chauffés l’hiver, en pouvant manger à sa faim. Mais pour que tous puissent profiter de ce bien-être, récent à l’aune de l’histoire des hommes, il faut que la liberté responsable continue de prévaloir alors qu’elle est de plus en plus remise en cause, comme la propriété honnie par tous les collectivistes qui ne cessent de vouloir l’abolir pour détruire l’assise de l’individualisme.

La liberté est un éternel combat. Mais l’histoire démontre qu’elle délivre la prospérité et la paix. L’Homme peut parfois se décourager en craignant de faire un travail de Sisyphe. Pourtant, il lui suffit de se retourner sur l’œuvre accomplie par l’Occident et il poursuivra son combat.

About Author

Jean-Philippe Delsol

Jean-Philippe Delsol est docteur en droit et licencié ès-lettres. Il travaille comme avocat fiscaliste et préside l’IREF (Institut de Recherches Économiques et Fiscales). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru en 2022, Civilisation et libre arbitre, chez Desclée de Brouwer.

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