Introduction

Si l’inflation n’a jamais disparu depuis 1914, elle se manifestait surtout depuis 30 ans sur les marchés d’actifs patrimoniaux (immobilier et action). Depuis 2022, l’inflation est de retour sur des secteurs où les achats sont plus fréquents comme l’alimentation et l’énergie, ce qui donne l’impression d’une nouveauté. En fait, il s’agit juste d’une accélération de la tendance séculaire des monnaies à cours forcé à perdre de la valeur. L’objet de cette contribution est de mettre en perspective le phénomène inflationniste actuel par rapport aux expériences historiques. Après avoir expliqué les raisons profondes de la persistance de l’inflation, nous nous intéresserons ici aux risques de dérapage. En effet, le mécontentement populaire (justifié) face à la hausse des prix peut amener à des mesures démagogiques de contrôle des prix dont les effets seraient d’ajouter les derniers clous aux cercueils d’économies déjà paralysées par les excès réglementaires et fiscaux. Il s’agit de rappeler que l’inflation ne peut cesser que si les États cessent de vivre au-dessus des moyens de leurs contribuables, et si cette condition ne peut pas être satisfaite, il faut tout faire pour permettre à l’économie de réaliser des gains de productivité afin de contenir la hausse des prix et de maintenir le niveau de vie réel. Il est moins important d’assurer la stabilité nominale des prix que d’assurer la stabilité réelle de la consommation et du niveau de vie.

1. Deux commentaires sur l’inflation

1.1            L’inflation est là pour durer

Il existe de nombreuses théories sur l’inflation dont l’objectif – ou, si ce n’est l’objectif, en tous cas l’effet – est de détourner l’attention du public des véritables responsables de la situation. La cause principale de l’inflation réside dans le déséquilibre des finances publiques qui nécessite une monétisation de la dette publique via les banques centrales et le système financier. Les gouvernements créent une illusion fiscale en distribuant un pouvoir d’achat sur une richesse qui n’existe pas, et cela provoque la hausse des prix. Cette conception que l’on doit à Jacques Rueff est l’explication essentielle de l’inflation actuelle. A cette explication s’ajoute des raisons conjoncturelles ou locales comme les réglementations de toutes natures qui peuvent enchérir les coûts ou les difficultés d’approvisionnement pour des raisons principalement politiques sur les marchés de l’énergie. Dans le cas actuel, l’inflation va durer pour 3 raisons : l’héritage du passé de la création monétaire, l’impossibilité de lutter contre l’inflation sans mettre en péril la stabilité du secteur financier et parce que l’espoir d’une gouvernance organisée autour de l’équilibre budgétaire n’est ni de ce monde ni de ce temps.

En prenant, le bilan de la BCE (l’exemple est généralisable aux autres banques centrales dans le monde), on voit simplement que le bilan a été quasiment multiplié par plus de 7 entre 2004 et 2021. Pour mieux voir l’effet sur la perte de la valeur de la monnaie il faut comparer non pas au dollar US qui subit sur la période une perte de valeur similaire mais par rapport à l’or. L’or voit son prix multiplié par plus de 6 passant de 10000 euros le kg en 2004 à 60000 euros en 2023. Ce n’est pas l’or qui monte c’est l’Euro et les autres monnaies à cours forcé qui s’effondrent.

A la pression du passé s’ajoute l’impasse politique pour lutter sérieusement contre l’inflation. La hausse des taux d’intérêt nécessaire pour combattre l’inflation, mettrait à mal la toute relative stabilité des institutions financières gavées de bons du trésor et le financement du déficit budgétaire. Les états vont donc continuer à s’endetter et à monétiser la dette publique ce qui va continuer à alimenter le phénomène inflationniste.

1.2            L’incertitude sur le dollar et les monnaies à cours forcé

A cette situation s’ajoute une nouvelle problématique sur le statut du dollar US comme monnaie de réserve internationale. La situation actuelle a des similitudes avec la perte de ce statut par la livre sterling entre 1920 et 1940 ; le dollar fait face à une défiance nouvelle et un certain nombre de pays cherchent à s’en affranchir. Plusieurs raisons ont remis en cause la suprématie du dollar. D’abord le socle industriel de l’économie mondiale se situe en Asie du Sud Est et non plus aux États-Unis comme le montre les données sur la production manufacturière en 2019. La Chine représente 28.7% de la production manufacturière mondiale contre 16.8 % pour les Etats-Unis . De plus la zone Asie du SE représente 44% de la production manufacturière et l’Europe de l’Ouest 11%[1]. Ensuite l’utilisation du dollar comme arme diplomatique alors que les concurrents des États-Unis ont des possibilités de se passer des productions et technologies américaines est en train de se retourner contre le dollar. Ainsi l’Arabie Saoudite accepte la monnaie chinoise à la place du dollar US, la Chine est en train de réduire drastiquement sa détention de bons du trésor US, sans parler de la Russie principale bénéficiaire des sanctions américaines et qui met en œuvre un certain nombre de stratégies pour échapper à ces sanctions. Cette situation génère une grande incertitude, car non seulement les agents cherchent à se couvrir contre l’inflation, mais ils se posent la question dans quel actif ils doivent détenir leurs richesses ou faire leurs échanges. Enfin, même si le phénomène des cryptomonnaies reste pour l’instant peu significatif dans les échanges mondiaux, l’apparition d’une concurrence monétaire potentielle pour les monnaies à cours forcé remet en cause au moins sur le plan des idées l’hégémonie du dollar US.

2. Deux perspectives sur l’inflation

2.1            La situation est dégradée, mais elle pourrait dégénérer en inflation réprimée

Face à un phénomène inflationniste, le mécontentement populaire pourrait conduire les gouvernements à prendre des mesures désespérées. L’histoire a montré que dans ces situations les États ont eu recours à des mesures de contrôle des prix. Ces mesures ajoutent à l’inflation les pénuries et la famine. Il est intéressant de noter qu’à toutes les époques ces mesures de contrôle des prix ont eu des effets dévastateurs sur l’économie. En fait, en bloquant les prix, le gouvernement voudrait forcer les gens à travailler en échange d’une monnaie dévaluée. Comme personne ne veut travailler gratuitement ou vendre ses stocks de marchandises sans contrepartie, l’économie s’arrête, les magasins restent vides et la population doit faire face à toute sorte de pénuries.

Ce phénomène création monétaire et contrôle des prix est ainsi observable au Venezuela sur les pénuries de papier toilette ou en France sur les pénuries de médicaments. En fait, comme le prix fixé par le gouvernement est inférieur au prix mondial le marché local n’est pas approvisionné car il n’y a aucun intérêt à acheter un produit au prix mondial pour le revendre à perte sur le marché local. De même si le prix administré est insuffisant pour couvrir les coûts de production, la production disparaît. Ce phénomène qualifié d’inflation réprimée s’est observé entre autres lors de la crise du 3ème siècle – sous l’empire romain –, sous la Terreur révolutionnaire française et dans les régimes totalitaires Nazis et communistes.

Septime Sévère a dû avoir recours à la manipulation monétaire (en réduisant le titre du sesterce, c’est-à-dire la quantité de métal précieux dans la pièce, avec 10 pièces ils en fabriquaient 11) pour faire face à des dépenses publiques (sociales et militaires) incompressibles et une base fiscale insuffisante. Les commerçants ont continué à exiger la même quantité d’argent métal pour leurs marchandises et donc demandaient plus de sesterces dévalués. Face au mécontentement de la population Dioclétien a décrété un contrôle des prix avec interdiction d’augmenter les prix sous peine de mort, provoquant pénuries et dislocation de l’économie de l’empire[2].

Le même phénomène est apparu avec l’épisode des assignats et de la loi du maximum[3]. Robespierre a eu recours à tous les expédients monétaires en préfigurant les expériences nazies et communistes. L’assignat a reçu le cours légal et le cours forcé, l’or et les métaux précieux ont été interdits pour les échanges qui ne devaient se faire qu’en assignats et enfin la loi du maximum interdisait les hausses de prix sous peine de mort. Le gouvernement révolutionnaire a procédé à des émissions successives d’assignats pour financer les dépenses publiques et cela a complètement détruit la valeur des assignats. Les commerçants ne voulant pas travailler contre une monnaie sans valeur, les boutiques restèrent vides et la famine s’est installée faute d’approvisionnement. Lors de la chute de Robespierre, la foule a crié « foutu le maximum » sur son passage vers l’échafaud.

L’expérience révolutionnaire française a préfiguré les expériences totalitaires nazies et communistes. Les économies totalitaires sont toutes caractérisées par le phénomène d’inflation réprimée. En fait, les prix sont administrés c’est-à-dire fixés par le gouvernement indépendamment de toute réalité économique ou monétaire. Dans les régimes communistes, les commerçants ont été remplacés par un fonctionnaire gérant le magasin, tandis que le régime nazi a conservé certains commerçants en leur interdisant sous peine de mort d’augmenter leurs prix. En même temps les régimes totalitaires ont recours à la création monétaire si bien que les agents accumulent des quantités de liquidités (papier et sur leurs comptes bancaires) mais ils ne peuvent pas dépenser car les magasins sont vides et le recours aux importations interdit. Les apparences semblent sauves car le niveau des prix est officiellement stable mais en réalité les magasins sont vides. En fait, il s’agit d’une forme moderne d’esclavage, car ces régimes faisaient travailler leurs populations sans les payer ou en les payant avec une monnaie sans pouvoir d’achat. Pour l’anecdote, les Allemands ont rencontré des difficultés à se nourrir pendant toute la période hitlérienne même avant le déclenchement des hostilités. Ainsi, ils n’ont retrouvé du beurre et des haricots verts qu’après l’effondrement français de 1940, car toutes les ressources étaient consacrées à l’armement[4].

Au-delà de l’inquiétude générée par la perspective de l’inflation couplée à la persistance des déficits budgétaires, la situation pourrait dégénérer si les gouvernements avaient recours aux recettes catastrophiques du contrôle des prix. L’idée force défendue dans cette contribution est qu’il vaut mieux des marchés approvisionnés avec de l’inflation que des pénuries généralisées avec un contrôle des prix (et une inflation sous-jacente). En effet, la tentation des recours à cette administration des prix est très forte, car l’inflation est une bombe politique. Pour ne prendre que le cas français, la volonté de faire vendre à perte le carburant illustre cette tentation de réduire l’inflation en accusant des bouc-émissaires et en cherchant un expédient pour cacher la hausse des prix. Même sans avoir fait de longues études en économie, l’idée de travailler pour perdre de l’argent n’est pas très populaire. Cependant, un gouvernement aux abois et cherchant à court terme à satisfaire une clientèle électorale pourrait prendre des mesures de contrôle des prix. Il faut absolument investir le débat d’idées pour repousser ces tentations.

2.2            Les véritables solutions pour réduire les effets de l’inflation

La seconde perspective consiste à offrir des véritables solutions à l’inflation, ou du moins à réfléchir à l’atténuation de ses effets. Qu’est-ce qui permet d’augmenter le niveau de vie ? La réponse repose dans un subtil mélange d’innovation, de croissance économique, de génie humain et d’abondance énergétique. Même si l’auteur de ces lignes est un farouche opposant à l’inflation, il existe une voie médiane pour des recommandations de bon sens. La question se pose de la manière suivante : étant donné que l’inflation va persister, quelles sont les pistes pour maintenir le niveau de vie ? Le niveau de vie ce n’est pas uniquement la contrevaleur monétaire d’une voiture ou d’un autre bien de consommation. C’est en fait le temps de travail nécessaire pour s’offrir le bien. Ainsi une voiture d’entrée de gamme en 1935 valait 3 ans de salaire d’un ouvrier. Il y a 5 ans le prix d’une Dacia Sandero était de l’ordre de 7 ou 8 mois de salaire minimum. La Dacia étant d’une fiabilité et d’une efficacité infiniment supérieure à la voiture de 1935. L’idée, c’est de maintenir le pouvoir d’achat réel de la population, c’est-à-dire qu’elle passe le même temps (ou moins) au travail pour accéder aux biens de consommation et au logement sans se préoccuper de la valeur nominale des prix des biens. Peu importe de payer la Dacia 5 millions d’euros, si cela équivaut à 4 mois de salaire. Alors la première des choses est de mettre un frein à la folie réglementaire qui caractérise notre époque. Une partie de l’inflation sur les marchés du logement et de l’automobile est due à l’accumulation de contraintes réglementaires notamment d’origine environnementale. Le DPE retire du marché des centaines de milliers de logements et provoque une crise du logement, les ZFE provoquent une obsolescence réglementaire des voitures tout cela sans que les Français n’aient le plus petit début d’une solution pour financer la transition écologique.

A ce niveau, il faut plus qu’une pause, il faut une abrogation de ces réglementations. En plus de la modération réglementaire, il faut aussi appeler à la modération fiscale. L’impôt est un obstacle à la production, moins d’impôts de toutes sortes aurait un effet libérateur sur la croissance et le niveau de vie. Enfin, il convient de réfléchir à la manière de produire de l’énergie. L’intrant énergétique étant une composante essentielle dans toutes les productions humaines, la manière d’en produire beaucoup et à bas prix doit être considérée avec une attention toute particulière. 

Le malthusianisme, dont les thèses écologistes sur la décroissance ne sont qu’un prolongement, pourrait servir d’argumentaire pour s’opposer à ces recommandations. Les malthusiens marquent généralement contre leur propre camp en cherchant à limiter la croissance. Une population riche est une population qui a les moyens de préserver l’environnement, alors qu’une population en mode de survie n’aura jamais ce degré de liberté. Il est donc primordial d’augmenter le niveau de vie et d’éviter les réglementations qui réduisent les gens à la misère ou les empêchent de travailler ou de se déplacer. Ensuite, il faut garder à l’esprit que le confort de nos existences (chauffage, climatisation, eau chaude, sanitaire, alimentation, transports, soins médicaux) dépend d’un support logistique fondé sur la machine et l’énergie. Il est sans doute plus important d’améliorer l’efficience de l’ensemble des processus de manière graduelle, que de forcer brutalement les gens dans des schémas d’existence qui ne leur correspondent pas.

Repères bibliographiques et statistiques

Aftalion F., (2007) L’économie de la Révolution française, Paris, Les Belles Lettres.

Bezbakh P., (1992) Les Europes d’avant l’Europe, Paris, Bordas.

Friedman M. et Schwartz A.J., A Monetary History of the United States, 1867-1960, NBER [1963], Princeton University Press, 1993

Rueff, J., (1981) Œuvres Complètes, Plon, Paris. Les données utilisées sont en libre accès sur les sites des banques centrales (BCE : https://www.ecb.europa.eu/ecb/html/index.fr.html ou Fed: https://www.federalreserve.gov/), de l’INSEE et des sites relatant le cours historique de l’or. L’Insee produit une statistique sur l’érosion monétaire.


[1]    https://www.statista.com/chart/28031/manufacturing-racing-bars/

[2]    Bezbakh P., (1992) Les Europes d’avant l’Europe, Paris, Bordas.

[3]    Aftalion F., (2007) L’économie de la Révolution française, Paris, Les Belles Lettres.

[4]    J. Rueff (1981) a développé très largement ces idées sur la création de faux droits par l’inflation. Son ouvrage, L’Ordre Social, écrit pendant la guerre, met très clairement l’accent sur la nécessité de l’ordre financier pour éviter l’esclavage. 

About Author

Antoine Gentier

Antoine Gentier est Professeur Agrégé des Universités en Sciences Économiques, Professeur à Aix-Marseille Université, CNRS, EHESS, Centrale Marseille, AMSE. Il est également éditeur associé du Journal des économistes et des études humaines (de Gruyter).

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