[1]

Lors du référendum sur le Brexit du 23 juin 2016, 52 % des électeurs britanniques ont voté en faveur de la sortie de l’UE, tandis que 48 % ont voté en faveur du maintien. Une petite majorité, mais suffisante pour que le présentateur de télévision annonce le résultat aux premières heures du 24 juin : « Ça y est. Nous sommes sortis ! »

Il allait trop vite en besogne. La décision du référendum ne faisait que lancer les négociations sur le Brexit. Le Royaume-Uni ne quittera officiellement l’Union européenne que le 31 janvier 2020, soit trois ans et demi plus tard.

Les sondages d’opinion actuels suggèrent qu’environ 56 % de la population britannique pense désormais que le pays a eu tort de quitter l’UE, tandis que seulement 32 % continue de penser que c’était une bonne chose. Les chiffres n’ont pas beaucoup changé sur l’ensemble des douze derniers mois.

Alors pourquoi l’opinion publique britannique a-t-elle changé à ce point sur cette question ? Si l’on suit la rhétorique de Bruxelles et de nombreux dirigeants européens, quitter l’UE a toujours été, de toute évidence, une erreur. Le clownesque Boris Johnson et sa campagne pour le « Leave » ont abreuvé le public britannique de mensonges sur les avantages potentiels du départ et les coûts du maintien. Aujourd’hui, la réalité apparaît au grand jour : les électeurs britanniques ont pris conscience de la terrible réalité de la vie en dehors de l’UE, et désormais moins d’un tiers d’entre eux pensent que le Brexit était une bonne idée. Mais cette rhétorique est gravement trompeuse.

L’opinion publique britannique sur l’adhésion à l’UE a toujours été divisée, comme c’est également le cas dans de nombreux autres États membres de l’UE. Au cours des dernières décennies, cette tendance a oscillé – principalement en faveur du statu quo en matière d’adhésion, mais parfois légèrement contre. Ce que le référendum sur le Brexit a montré, c’est la tiédeur du soutien à l’adhésion britannique et la fermeté de l’opposition. Et cela n’a pas changé. Comme rares sont les gains promis par le Brexit qui ont à ce jour été réalisés (pour les raisons expliquées ci-dessous) et étant donné les coûts évidents du Brexit tels que la détérioration des relations commerciales et des conditions de voyage vers l’UE, il n’est pas surprenant qu’une majorité du public puisse conclure que le Brexit était une erreur. Ce qui est surprenant, c’est que près d’un tiers de la population reste aussi fermement opposé à l’adhésion.

Manque d’engagement du gouvernement

Ce qui consterne vraiment les Britanniques n’est pas tant la perte des avantages de l’adhésion à l’UE que le manque d’engagement de leur propre gouvernement à l’égard du Brexit. Ils ne voient dans ce gouvernement qu’un establishment élitiste, maître du Parlement et de la fonction publique, qui considère leur décision de 2016 comme grossière, ignorante, stupide et basse. Les Britanniques estiment que Bruxelles les a piétinés lors des négociations et qu’il leur manquait les convictions et l’engagement nécessaires pour faire face aux exigences de l’UE – à l’image de la solution étrange choisie pour l’Irlande du Nord qui, bien que partie intégrante du Royaume-Uni, se retrouve séparée du reste du pays par une frontière douanière le long de la mer du Nord. Et surtout, ils estiment que cet establishment gouvernemental élitiste n’a montré aucun enthousiasme à l’idée de capter les gains potentiels du Brexit, tels que le libre-échange avec d’autres pays, le contrôle de l’immigration et la possibilité de libérer les entreprises britanniques du ridicule carcan réglementaire inspiré de l’UE. Ce n’est pas la perte d’adhésion, mais l’absence de progrès en dehors de celle-ci, qui donne aux gens le sentiment que quitter l’organisation n’a servi à rien.

Il y a beaucoup de vrai dans toutes ces plaintes. Comme l’observait George Orwell dans son 1984, l’intelligentsia britannique se considère comme des citoyens de l’Europe et du monde et se moque de son propre pays et de ses institutions. Ainsi, les parlementaires, les fonctionnaires, les universitaires et les commentateurs de journaux prestigieux tels que le Times et le Financial Times ont été visiblement choqués par le résultat du référendum et se sont demandé avec condescendance comment les électeurs « avaient pu se tromper à ce point » – pas vraiment de quoi gagner l’affection des masses.

Pour ces groupes influents, le monde moderne est fait d’une série de blocs multinationaux, et le Royaume-Uni devrait faire partie du bloc le plus proche. C’est la seule façon de devenir une puissance économique mondiale. De plus, dans un monde où de grandes actions collectives doivent être entreprises (telles que la commande de vaccins et d’EPI —équipements de protection individuelle), l’UE disposerait d’un levier de négociation bien plus important que la petite Grande-Bretagne. Et le Royaume-Uni doit faire partie du bloc commercial de l’UE pour tenir tête aux autres pays.

Des accords faibles

S’étant convaincus de tout cela, ils étaient déterminés à annuler la décision et à réintégrer l’UE. Ils pensaient qu’en prolongeant le processus du Brexit le plus longtemps possible, une chance pourrait se présenter d’organiser un deuxième référendum (quand avons-nous déjà vu cette tactique ?) au cours duquel les électeurs pourraient revenir sur leur « mauvaise » décision. Ils n’étaient donc pas enthousiastes à l’idée de négocier un accord de retrait présentant de gros avantages pour le Royaume-Uni.

De fait, le Royaume-Uni n’en a pas obtenu. Bruxelles disposait de négociateurs de qualité parce que l’UE a besoin de telles compétences pour tous les marchandages nécessaires pour parvenir à des décisions à l’échelle de l’Union – le Royaume-Uni n’avait pas de telles compétences, et cela s’est vu. Le Royaume-Uni imaginait que les négociations seraient une discussion amicale entre de vieux amis – après tout, le pays a été membre pendant plus de 40 ans – et a été choqué et déséquilibré par le comportement très agressif de l’UE. C’est que les opinions sur l’adhésion sont divisées dans de nombreux pays, et la Grande-Bretagne a donc dû être punie afin de dissuader les autres pays membres de quitter l’Union.

Il était par exemple irritant que le Royaume-Uni, l’un des principaux investisseurs dans la science et la recherche, ait été exclu du programme Horizon pendant plusieurs années, alors même que des pays comme la Turquie, le Monténégro et la Tunisie en restaient membres. De même, personne n’a tiré profit du rejet par l’UE du principe de la reconnaissance mutuelle pour l’évaluation de la conformité des produits. Et, bien que le commerce entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni représente moins de 0,001 % du PIB de l’UE, il est soumis à un cinquième des contrôles commerciaux de l’UE. Obliger les gens à remplir des formulaires de douane pour envoyer un colis d’Antrim à Birmingham ; leur faire payer pour emmener leurs animaux de compagnie de Liverpool à Belfast ; obliger les Britanniques à faire la queue dans les aéroports de l’UE aux côtés des Chinois, des Russes, des Cubains et des Iraniens, ou mettre en place des règles financières qui empêchent les entreprises européennes d’accéder au principal centre financier d’Europe (Londres) : toutes ces mesures visent clairement à humilier et à agacer un pays qui pensait être un ami de l’Union.

L’incapacité du Royaume-Uni à « reprendre le contrôle »

Mais c’est à leurs propres dirigeants que les électeurs britanniques en veulent le plus. Le Brexit a été remporté grâce au slogan : « Reprendre le contrôle » – de l’élaboration des lois, des finances, de la réglementation, du commerce et des frontières – mais ils ne l’ont pas fait. Ils ont accepté des conditions de retrait qui isolent l’Irlande du Nord, maintiennent le Royaume-Uni dépendant d’une grande partie du droit de l’UE et confèrent à la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE) autorité en matière de litiges. Bien que les arrêts de la CJCE cessent de s’appliquer au Royaume-Uni cette année, des mesures ont été adoptées à la hâte pour préserver (et même « graver dans le marbre ») les arrêts de la CJCE à l’avenir. On ne semble pas prêt de « reprendre le contrôle ».

Les électeurs voient également que lors de la supposée « sortie » du Royaume-Uni en janvier 2020, il y avait un règlement de 35,6 milliards de livres sterling à effectuer ; les versements dans les coffres de l’UE se poursuivant au rythme d’environ 850 millions de livres sterling par mois.

Dans le même temps, un projet de loi de déréglementation qui séparerait le Royaume-Uni de la réglementation européenne était discrètement mis de côté, car l’administration a estimé que ce serait trop difficile. (Même la proposition triviale, mais très symbolique, visant à autoriser les gens à utiliser à nouveau les poids et mesures impériaux a été discrètement asphyxiée.) La réglementation européenne des entreprises a toujours été un casse-tête au Royaume-Uni en raison des différences qui prévalent entre les systèmes juridiques : au Royaume-Uni les réglementations sont prises plus au sérieux (et encore une fois « gravées dans le marbre »). Par exemple, certaines règles de l’UE sur les compagnies d’assurance qui, au Royaume-Uni, ont reçu force de loi et sont dotées d’un régulateur dédié, sont, en Allemagne, administrées simplement par l’industrie, ce qui laisse le Royaume-Uni dans l’incapacité de rivaliser. La plainte selon laquelle « les pays de l’UE ignorent tout simplement les réglementations » contient une part de vérité.

En matière commerciale, des accords de reconduction ont été conclus avec certains pays,[2] mais (comme avec le Canada) aucune avancée majeure n’a été réalisée car ceux qui sont en charge du commerce international ne sont pas véritablement en faveur du libre-échange. La seule exception est l’adhésion du Royaume-Uni au Partenariat transpacifique (CPTPP), largement promu par Liz Truss lorsqu’elle était ministre du Commerce et déterminée à faire avancer les accords commerciaux. Et c’est vrai, le Royaume-Uni réalise des échanges commerciaux d’une valeur de 60 milliards de livres sterling avec les pays du CPTPP, soit plus qu’avec l’UE. Mais le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE est noyé sous la paperasse et l’obstruction de Bruxelles, auxquelles les politiciens britanniques, trop faibles, ne semblent pas à même de résister.

Ensuite, avec une migration nette vers le Royaume-Uni d’environ 650 000 personnes par an – et 29 437 migrants traversant la Manche vers le Royaume-Uni sur de petits bateaux l’année dernière –, les électeurs objectent que le Royaume-Uni n’est toujours pas responsable de ses frontières. (Et ils se demandent ce qu’il y a de si terrible en France pour pousser les gens à prendre un tel risque.)

Les électeurs ne pardonnent pas à leurs dirigeants cet échec à « reprendre le contrôle ». Et si le Royaume-Uni ne devait pas y parvenir, alors de nombreux se demanderaient pourquoi il faudrait rester à l’extérieur.

Les élites qui se sont convaincues que le Royaume-Uni ne peut survivre que s’il fait partie d’un bloc multinational (l’UE en particulier) alimentent la désillusion du public en mettant en avant toute mauvaise nouvelle qui peut, d’une manière ou d’une autre, être imputée au Brexit. Des fluctuations temporaires, par exemple de la valeur de la livre sterling, des prix, des salaires ou des chiffres de la croissance économique, sont considérées comme la preuve que le Royaume-Uni devrait demander sa réadhésion.

Mais il y a aussi des résultats positifs. Selon l’Office National des Statistiques, par exemple, le salaire mensuel médian au Royaume-Uni a augmenté de 6,4 % en 2024 ; le nombre de personnes actives a bondi de 413 000 ; le chômage est tombé à seulement 3,8 %, contre 5,9 % dans l’ensemble de l’UE. Mais les bonnes nouvelles ne font pas vendre les journaux, et un gouvernement lui-même déchiré par des désaccords sur l’adhésion à l’UE (et par bien d’autres choses) est dans l’incapacité de mettre en valeur les bonnes nouvelles.

Des signes de gains

Mais certains signes montrent que le Brexit, contredisant tous les discours pessimistes, est porteur de bénéfices à long terme pour le Royaume-Uni. Ainsi, les terribles avertissements selon lesquels les entreprises fuiraient vers le continent une fois le Brexit effectif se sont révélés faux. Certes, certaines entreprises ont déménagé parce qu’elles se rendent compte que, même si le même régime réglementaire prévaut au sein de l’UE et au Royaume-Uni, sa mise en œuvre est beaucoup plus souple sur le continent. La solution à ce problème était évidente. D’autres encore ont ouvert des succursales dans l’UE, craignant (à juste titre) que Bruxelles continue de faire tout pour rendre difficiles les échanges commerciaux entre les clients de l’Europe continental et les entreprises britanniques. Mais d’autres entreprises ont trouvé au Royaume-Uni un foyer plus chaleureux. Shell, par exemple, s’installe à Londres, pour éviter de payer la nouvelle retenue à la source de 15 % que vient d’instaurer le gouvernement néerlandais. De même, l’exode annoncée des constructeurs post-Brexit ne s’est pas produite ; certains même (dont Nissan et Dyson) ont fait le choix d’accroître leurs activités au Royaume-Uni.

Dans le domaine commercial, les accords de reconduction conclus avec d’autres pays ont au moins démontré que le Royaume-Uni pouvait conclure ses propres accords commerciaux. Et ils constituent la base d’accords commerciaux plus ouverts. C’est tout particulièrement une bonne nouvelle pour les partenaires du Royaume-Uni au sein du Commonwealth : beaucoup parmi eux sont tributaires de la vente de leurs produits agricoles et manufacturés et doivent faire face à des droits de douane à deux chiffres imposés par l’UE à leur encontre.

Pendant l’épisode de Covid, démentant tous les discours selon lesquels l’UE était en mesure d’acheter en gros plus efficacement que ne le ferait n’importe quel pays agissant seul, un soulagement considérable accompagna le constat que le Royaume-Uni ait pu développer son propre vaccin, acheter des vaccins d’autres pays et s’approvisionner en masques beaucoup plus rapidement que ce que l’Agence européenne des médicaments n’était capable faire. (Il y eu même du ressentiment face aux propositions de Bruxelles visant à empêcher les entreprises européennes d’exporter vers le Royaume-Uni des vaccins déjà promis dans le cadre d’accords contractuels, les gens se demandant : y a-t-il encore un état de droit en Europe ou non ?)

Même constat avec la politique étrangère. Le Royaume-Uni n’a pas tardé à venir en aide à l’Ukraine, tandis que les États de l’UE (dont beaucoup dépendent fortement du pétrole russe) tergiversaient. Le Royaume-Uni reste le seul pays d’Europe qui respecte réellement les engagements de dépenses prises dans le cadre de l’OTAN – même si les récentes remarques de Donald Trump ont poussé les autres membres à se démener pour augmenter leurs budgets. L’accord britannique sur les sous-marins nucléaires AUKUS confirme l’importance du Royaume-Uni en tant que puissance militaire, capable de prendre rapidement des mesures décisives en cas de besoin. Évoquer une force militaire européenne renvoie vers le marchandage, la centralisation excessive et la bureaucratie qui caractérisent la plupart des institutions européennes.

Le Royaume-Uni a tiré profit du Brexit de bien d’autres façons, tels qu’une amélioration des règles en matière de bien-être animal, la réaffirmation des droits de pêche du Royaume-Uni ou encore l’interdiction faite aux personnes d’entrer sur le territoire du Royaume-Uni muni uniquement d’une carte d’identité nationale de l’un des États membres de l’UE – carte qu’il est notoirement facile de falsifier.  Ceci est important pour un pays qui est une cible du terrorisme.

La Grande-Bretagne peu enthousiaste à l’égard de l’UE

Seule une faible partie de ces éléments (et des 97 réalisations énumérées par le gouvernement dans son rapport de janvier 2022 sur Les avantages du Brexit) pèse directement sur la conscience du grand public britannique qui demeure beaucoup plus préoccupé par la migration, les formalités administratives et d’autres choses qui n’ont pas vraiment beaucoup changé avec le Brexit. D’où la baisse considérable du nombre de ceux qui pensent que le Brexit en valait la peine. Pour autant, l’augmentation du nombre de ceux qui pensent que le Brexit était en réalité une erreur est beaucoup plus modeste – et l’on constate une augmentation encore plus faible du nombre de ceux qui chercheraient activement à réintégrer l’UE.

Cette position de l’opinion publique s’explique en partie par le fait que les Britanniques sont persuadés que leur gouvernement et leur administration seraient incapables de négocier un accord favorable et, intimidés, accepteraient n’importe quelle condition insensée (comme l’adhésion à l’euro). Et sur ce point, ils ont probablement raison. Même si les apôtres du projet européen basés à Bruxelles (et les intellectuels du Royaume-Uni) peuvent se moquer des « stupides » Britanniques, le Royaume-Uni ne reviendra pas de sitôt supplier l’UE de le réintégrer en son sein.


[1]     NDLR : L’expression pourrait être traduite par : « Au revoir, et merci pour votre générosité ». Elle est tirée d’une série humoristique : « The Hitchhiker’s Guide to the Gallaxy ». Les dauphins ont maintes fois tenté de mettre en garde les humains contre la fin imminente de la planète mais ces derniers n’ont rien écouté et se sont moqués d’eux. Finalement les dauphins décident de quitter les terriens et en quittant leur envoient ce message : « Au revoir et merci pour tous les poissons ». Peu de temps après la planète est détruite.

[2]    NDLR : les accords de reconduction (en anglais des « rollover agreements ») viennent prolonger et se substituer aux accords commerciaux que l’UE a négocié avec des pays tiers. En 2021 le Royaume-Uni avait ainsi renégocié 31 traités commerciaux.

About Author

Eamonn Butler

Eamonn Butler est co-fondateur et directeur de l’Adam Smith Institute, l’un des groupes de réflexion politique les mieux notés au monde. Il est diplômé en économie, psychologie et commerce et docteur en philosophie. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages d'introduction sur le libéralisme et l'économie.

Laisser un commentaire