La France comme la plupart des pays développés a un objectif de réduction du volume des déchets et d’amélioration de leur taux de recyclage. La loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a cependant par son article L541-1 explicitement placé au dernier rang de la hiérarchie de traitement des déchets l’élimination et idéalisé le principe du zéro déchet. Les citoyens de la convention climat se sont placés sans réflexion préalable dans ce cadre. Ils ont alors proposé de renforcer les contraintes en amont et en aval qui pèsent sur les citoyens pour les atteindre. Obligation, éducation et interdiction sont les maîtres mots de cette convention. Il s’agit de baisser la quantité des déchets, d’interdire l’usage de biens comme le plastique à usage unique dans un premier temps, et de traiter 100% des déchets qui peuvent l’être d’ici 2025.
A l’origine de cet idéal, il y a l’économie circulaire. L’économie circulaire vise, selon l’ADEME[1], à limiter le gaspillage des ressources et l’impact environnemental, en augmentant l’efficacité à tous les stades de l’économie des produits. Elle se place dans le cadre du programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) qui s’inquiète de l’effet qu’aurait la diffusion des modes de consommation des pays riches à l’ensemble de la population mondiale. Si l’économie reste construite sur un modèle dit linéaire du type extraire, produire, consommer et jeter, l’épuisement des ressources naturelles sera une fatalité en 2050. Des ressources comme le béryllium, le cobalt, l’indium, le magnésium, les terres rares et le tungstène seraient en voie de raréfaction. Il serait urgent d’intervenir.
L’économie circulaire fonctionne avec l’idéal du zéro déchet. Tout doit pouvoir être recyclé, transformé, ou réutilisé. L’idée est simple, un produit fabriqué doit pouvoir, une fois recyclé, produire à nouveau le même produit, seul un ajout d’énergie renouvelable intervenant dans le cycle. Ce principe s’inspire du livre de 2003 du chimiste, ancien membre de Greenpeace, Michael Braungart et de l’architecte et designer américain, William McDonouh intitulé « Cradle to cradle » (Du berceau au berceau)[2]. Cette philosophie du zéro déchet inspire la critique de l’obsolescence programmée et toute la loi de 2015. Le titre IV de cette loi s’intitule, par exemple, « lutter contre les gaspillages et promouvoir l’économie circulaire : de la conception des produits à leur recyclage ». L’objectif est toujours le zéro déchet et le 100% recyclage et le moyen d’y parvenir est un plan de programmation des ressources tous les cinq ans qui fixe la stratégie nationale de transition vers l’économie circulaire.
Cet article questionne l’objectif du zéro déchet et des instruments législatifs et de planification mis en œuvre pour y parvenir. Il se place dans la perspective ouverte par Julian Simon[3] et la nouvelle économique des ressources qui conteste l’idée qu’il faille craindre un épuisement des ressources naturelles (position du club de Rome[4]). Il développe trois propositions. Il soutient, tout d’abord, que l’enjeu est moins le volume des déchets que leur gestion (1). Une petite quantité de déchet non traitée est plus dangereuse qu’une grande quantité de déchets bien gérée. Il rappelle, ensuite, que les pays à hauts revenus sont ceux qui gèrent le mieux leurs déchets (2). Il défend, enfin, l’idée que la politique des déchets ne doit pas être inspirée par la baisse de leur quantité, mais par la règle de la responsabilité ; chacun doit être responsable de ses déchets et en supporter les coûts de gestion (3). Si ces trois résultats étaient pris en compte dans les débats, nous aurions probablement des politiques publiques moins liberticides et plus respectueuses de l’intérêt général (4).
1. Réduire les déchets ou les gérer au mieux ?
La plupart des responsables politiques et des experts qui inspirent les politiques publiques en matière de déchets estiment que réduire les déchets est un objectif souhaitable. Ils placent leur réflexion dans le cadre de l’économie dite circulaire et son arrière-plan doctrinal : le risque d’épuisement des ressources. Ils ignorent alors l’histoire longue du recyclage industriel – lequel n’a pas attendu la loi pour s’intéresser à la création de ce qu’il est convenu d’appeler un marché des matières premières secondaires ou résiduelles et commettent l’erreur habituelle des tenants du socialisme de marché.
La valorisation des déchets industriels, défendue par les tenants de l’économie circulaire, est tout d’abord, une « activité qui est aussi ancienne que l’économie de marché» (Desrochers p. 373[5]). La gestion des déchets a longtemps été faite dans le cadre d’un régime de coopération volontaire marchand ou non marchand, sans intervention spécifique de l’État dans le domaine (c’est-à-dire, sans autre régulation que celle du droit civil). Peter Lund Simmonds fait état de plusieurs milliers de cas de valorisation des déchets industriels dans son ouvrage de 1862[6].
L’économie circulaire n’est dès lors qu’un nouveau nom pour entériner le principe d’une planification des ressources. Elle est fondée sur une incompréhension du rôle des prix dans la découverte et la gestion des ressources rares. Le prix est un signal qui incite les individus à percevoir, dans un déchet, une ressource et à valoriser ainsi un bien qui ne l’était pas par son propriétaire[7]. Un individu détient un déchet dont il veut se débarrasser car il lui fait supporter une désutilité (Jevons, p. 127[8]). Cette désutilité explique qu’il soit prêt i) à le donner à quelqu’un qui le trouve utile, ou ii) à payer quelqu’un pour s’en débarrasser. L’échange a lieu car il y a gain mutuel. Celui qui reçoit le déchet perçoit une opportunité de créer quelque chose d’utile à partir de ce qui était auparavant une source d’encombrement ou de nuisance (Desrochers 2006, p.373).
Lorsque quelqu’un accepte de le recevoir, c’est qu’il juge que le déchet (waste materials) peut lui-être utile. Les contrats d’épandage de boues de stations d’épuration urbaines, par exemple, mettent en relation un donneur (station d’épuration) et un preneur (agriculteur). L’agriculteur bénéficie gratuitement des effets fertilisants des déchets organiques incorporés dans les boues. La production de blé est un débouché pour la valorisation des déchets organiques produits par les villes. Le déchet est un facteur de production gratuit. Il est ce qu’il est convenu d’appeler une matière première secondaire (secondary raw materials).
Les exemples de telles matières premières secondaires ne manquent pas. On peut citer i) le papier recyclé, ii) la valorisation agricole des matières organiques des déchets et le compostage, iii) le verre, iv) la réutilisation des chiffons pour faire de nouveaux vêtements, et v) l’utilisation duplastiquedans lafabrication de vêtements en polyester. Il y a bien un échange à gain mutuel. Celui qui donne ses déchets s’en débarrasse et augmente son niveau de confort (utilité). Celui qui les reçoit les transforme en biens finaux (extrants) ou facteurs de production (intrants). Le déchet peut aussi servir de combustible et participer à la production d’énergie. Le propriétaire de l’incinérateur accepte de recevoir des déchets pour les brûler parce qu’il fabrique de l’énergie en les brûlant et vend ensuite cette énergie à des clients contre une somme d’argent représentant son prix. Le propriétaire d’incinérateur est tenu de minimiser les coûts de son activité afin de maximiser ses gains. Les coûts de l’incinération correspondent à l’énergie achetée pour brûler les déchets, à la maintenance et l’entretien des incinérateurs, mais aussi au traitement des cendres produites par cette activité et à la surface foncière occupée par l’incinérateur (capital foncier). Ces cendres sont les résidus de l’incinération, le mâchefer. Elles peuvent contenir des métaux lourds et des dioxines exigeant à nouveau un traitement.
Parfois, le déchet ne peut pas être transformé, il est alors stocké et devient un déchet ultime. Si le déchet ne peut pas être transformé en un facteur de production ou en un bien final, le propriétaire de déchet ne peut que se résigner à proposer une somme d’argent (prix) pour qu’on l’en débarrasse. Il révèle ainsi l’utilité qu’il retire à ne plus être en présence de ce qu’il considère comme un déchet. La contrepartie de cette somme d’argent pour l’acheteur du déchet est un bien sans usage. Il est probable que si le propriétaire du déchet n’a trouvé personne pour prendre son déchet gratuitement c’est que tout le monde estimait qu’il s’agissait bien d’un déchet. L’acheteur l’accepte contre une somme d’argent avec probablement l’espoir de lui trouver un usage. Il stocke ce déchet en espérant qu’il devienne une matière première secondaire. Le propriétaire initial du déchet a, de son côté, trouvé un moyen de s’en débarrasser. Il paie pour se débarrasser de son déchet car il est plus coûteux pour lui d’acheter un terrain pour stocker ses déchets que de payer un propriétaire pour qu’il affecte sa propriété au stockage des déchets des autres. Il y a derrière la mise en décharge des déchets un calcul traditionnel en économie industrielle. Soit l’entreprise internalise les coûts de gestion de ses déchets en achetant un terrain, soit elle externalise ce coût en le faisant assumer par d’autres. Il y a des économies de spécialisation et d’échelle à recourir à une entreprise spécialisée dans le stockage des déchets.
Sur cette base on peut comprendre que la concurrence entre les producteurs de déchets et les acheteurs orientent l’évolution de la demande et de l’offre. Les offreurs perçoivent dans la transformation des déchets en matière première secondaire un gain et proposent des innovations. La science et la chimie en particulier peuvent découvrir des propriétés insoupçonnées de déchet et les transformer en matière première secondaire, valorisant de ce fait un stock de déchet entreposé sur une décharge. Il n’est pas aussi impossible que l’évolution des préférences, notamment pour les biens de consommation, transforme un déchet en bien. La mode du vintage, l’art de la récupération, etc. sont de bons exemples d’évolutions de la demande qui donnent une valeur à des biens qui étaient auparavant considérés comme des déchets. Le coal tar ou goudron de houille est extrêmement nocif en matière brut, mais devient à la fin du XIX° siècle la matière première d’un enduit pour les poteaux télégraphiques et autres bois de voies ferrées[9].
La diversité des contrats qui entourent les déchets s’explique par le calcul économique des agents ; ce qu’ils gagnent (valeur) et ce qu’ils perdent (coût). Moins la matière première secondaire a de la valeur, moins elle trouvera à se transformer (recyclée, ou incinérée) et plus elle sera transformée loin, dans des pays où la main d’œuvre est à bas coût. La rationalité qu’impose le mécanisme des prix et le processus de découverte qu’est la concurrence créent les conditions de l’efficience, d’une tendance à la baisse des coûts de gestion des déchets, d’une part, et d’une affectation des matières premières secondaires aux acheteurs qui leur accordent le plus de valeur, d’autre part.
Les politiques publiques du zéro déchet et du 100% recyclage se privent de l’information prix et de l’ensemble des calculs qui motivent les décisions des propriétaires des déchets et de ceux qui se proposent de les gérer. Elles proposent un plan de ressources pour la France[10] qui est censé identifier les besoins en ressources de l’économie française puis les moyens techniques qui permettent d’y répondre.
Une telle stratégie de planification s’expose au problème de l’impossibilité du calcul économique en l’absence de prix de marché. Elle pose un problème de connaissance que l’identification des besoins par des experts et la constitution de fiches ressources ainsi que l’élaboration d’une comptabilité environnementale ne permettront pas de résoudre. La planification se fixe des objectifs quantitatifs du type i) 100% de plastiques recyclés d’ici 2025, ii) la suppression du plastique à usage unique en 2040 iii) 32% d’énergie renouvelable en 2030 et iv) 70% des déchets recyclés en 2030.
Le prix a normalement cette fonction. Il fixe la quantité de biens dont les individus ont besoin sur la base d’un calcul valeur – coût. La quantité fixée par le prix et les bilans comptables des entreprises, contrairement à la valeur fixée par la comptabilité publique, n’est pas arbitraire. Elle repose sur le consentement à payer de chaque individu et la valeur des ressources qu’il faut mobiliser pour les produire. C’est ce qu’ont montré les exemples précédents sur le rapport des individus à leurs déchets.
La planification peut au mieux être efficace (c’est-à-dire atteindre les objectifs qu’elle s’est elle-même assignés, quelle que soit leur pertinence), mais elle ne peut pas être efficiente, car elle s’interdit de connaître la valeur que chaque individu accorde aux différentes solutions qui lui sont offertes pour gérer leurs déchets. Elle impose, à travers le principe de l’économie circulaire, une priorité, ne pas produire de déchet, et cela quoi qu’il en coûte puisqu’elle ne peut pas savoir ce qu’il en coûte sans connaître les sommes à payer (prix) que les individus sont prêts à verser pour la gestion de leurs déchets et/ou l’achat d’un bien 100% recyclable. L’objectif du zéro déchet est en ce sens a-économique puisqu’il refuse de prendre au sérieux l’ensemble des raisons qui conduisent les agents à produire des déchets.
Les individus produisent des déchets non pas par goût, mais parce qu’il est plus économique pour eux d’acheter un bien avec un emballage, par exemple, que de l’acheter en vrac. L’emballage améliore la durée de vie du produit, allonge sa durée de fraîcheur, réduit les risques de gaspillage, facilite son stockage et baisse ses coûts de transport. L’économie circulaire voit les coûts du déchet, mais ignore ses bénéfices. La souveraineté du consommateur impose au contraire à l’entreprise de tenir compte des deux dimensions lors de la conception d’un produit, les coûts de l’emballage et du risque qu’il devienne un déchet qu’il faudra traiter et ses bénéfices. Sur un marché la quantité d’emballage est la conséquence d’un calcul économique. Cela explique pourquoi l’écoconception n’est pas nécessairement souhaitable. L’écoconception impose aux producteurs de produire des biens (en amont) qui sont déjà pensés pour être transformés en matière première secondaire. Les ressources engagées dans l’écoconception ne le sont pas dans la recherche de nouveaux procédés pour la valorisation des déchets existants. Il n’est pas évident que le bilan en termes de quantité de déchet soit positif. Il est parfois préférable d’attendre une bonne solution (patience) que d’agir dans l’urgence et de faire des choses qu’il faudra défaire car elles ont été mal conçues ; autrement dit, se donner le temps d’apprendre et de s’adapter plutôt que de prétendre tout prévoir en amont. Biais et stratégie typiques des administrations publiques et de la présomption (peut-être fatale) des experts, des techniciens. La collectivité a intérêt à attendre que les entrepreneurs aient trouvé une manière de transformer les déchets en matière première secondaire. Le choix entre le traitement aval et le traitement amont des entrepreneurs ne relève pas du hasard. Il est aussi la conséquence d’un calcul fondé sur une information prix qui révèle le consentement à payer des consommateurs pour chacune des options qui s’offrent à eux.
2. Développement économique et gestion des déchets
Le retour de la planification et l’éviction des solutions de marché (prix et entrepreneur) aura le même effet que dans les économies russes et d’Europe centrale et orientale, à savoir le sous-développement ou un moindre développement. Les tenants de l’économie circulaire s’en féliciteront puisque moins d’activité économique signifie aussi moins de déchets. Une telle conclusion serait pourtant hâtive. Les données de la Banque mondiale, via son programme « What a waste 2.0 »[11], nous apprennent en effet que le développement économique n’est pas un problème mais plutôt une solution. La croissance de la production augmente la quantité de déchets produite mais crée aussi les conditions économiques pour les traiter et en limiter les conséquences environnementales et sanitaires (World Bank 2018[12]).
Il est juste, tout d’abord, de dire que l’activité humaine génère des déchets. Le volume des déchets (waste generation) d’un pays est très fortement corrélé à la taille de sa population ; pas d’habitants, pas de déchets.
Le volume des déchets est ensuite une fonction croissante du niveau de développement économique, autrement dit du PIB par habitant (World Bank 2018, p.3). Les pays à hauts revenus produisent plus de déchets par habitant, mais les collectent et les transforment mieux. Les pays à hauts revenus collectent quasiment tous leurs déchets (waste collection) – 96% pour les pays riches – alors que les pays pauvres n’en collectent qu’environ 40% (World Bank 2018, p.6). Les pays à hauts revenus traitent aussi beaucoup mieux leurs déchets que les pays à bas revenus. Ainsi, les pays les plus riches traitent 61% de leurs déchets (site d’enfouissement, incinération, recyclage) alors que les pays pauvres n’en recyclent que 3% (World Bank 2018, p.9). 93% des déchets sont à l’abandon sur des terrains vagues (décharge illégale). La Figure 1 montre cette relation entre le montant des déchets traités et le PIB par habitant.
Figure 1 :
Développement économique et part des déchets traités (%)
Source : Banque Mondiale. Lien : https://bit.ly/3zzATtT (consulté le 08/04/2021)
Est-il souhaitable, dans ces conditions, outre ce qui a été dit précédemment, de réduire la quantité de déchets dans un pays comme la France ?
La France est un pays à hauts revenus, avec un taux de fécondité par femme inférieur à 2, qui collecte 100% de ses déchets et les traite (recyclage et incinération) à hauteur de 56%. Elle produit 1,8% des déchets mondiaux (Chiffre Banque Mondiale 2018) pour une population qui représente 1% de la population mondiale. La baisse probable de la population française va aussi favoriser une baisse du volume des déchets. Le fait que la France soit un pays riche lui donne les moyens de payer pour la gestion de ses déchets et de privilégier la gestion sur la baisse du volume. Tout ce qui freine la croissance limite en revanche l’acceptabilité des citoyens. Ils préfèrent avoir des déchets non traités que de ne rien avoir à manger. La hausse du taux de pauvreté en France rend illégitime la hausse des dépenses de gestion de déchets. Le fait que la France collecte et traite une grande partie de ses déchets nuance considérablement les discours catastrophistes et les images qui, par exemple, lient usage du plastique en France et mer de plastique. La France incinère 68% de son plastique, en recycle 25% et en met 7% en décharge (Eurostat 2016). La France participe dans ces conditions peu à la pollution mondiale au plastique.
Une bonne politique publique n’est donc pas une politique qui réduit la quantité de déchets, mais une politique qui réussit à baisser les coûts de traitement des déchets et qui invente les techniques, les pratiques qui permettent de transformer les déchets en matière première secondaire. Ce qui est, entre autres, l’objet de l’entrepreneuriat vert.
Tous ces arguments expliquent que la Convention climat aurait été bien inspirée d’étudier avec objectivité l’ensemble de ces pistes et de ne pas se lancer tête baissée dans l’économie circulaire et la recherche d’un quoi qu’il en coûte en matière de baisse des quantités de déchets. Une bonne politique publique est une politique qui replace au cœur de la gestion des déchets le prix et les institutions qui le fondent : la propriété et la responsabilité.
3. Pour une gestion des déchets plus juste et plus efficiente
Le prix suppose, en effet, la reconnaissance à chaque partie à l’échange de ses droits de propriété mais aussi de la responsabilité qui lui incombe si ses choix nuisent à autrui. Cela explique pourquoi le déchet n’est pas libre de droit. Sous le principe d’économicité, chacun veut plus pour moins. Chacun cherche à déplacer les coûts de gestion de ses déchets sur les autres. Les décharges illégales en sont la preuve. Ce type de comportement, dans une économie de marché soumise au droit de propriété, est sanctionné par le principe de responsabilité.
Dans un régime efficient et légitime de droits de propriété, les individus ne peuvent pas faire de leurs déchets une nuisance ou ce que les économistes dirigistes nomment, après A. C. Pigou, des externalités. L’article L.541-2 du code de l’environnement dispose :
« toute personne qui produit ou détient des déchets dans des conditions de nature à porter atteinte à la santé de l’homme et à l’environnement est tenue d’en assurer ou d’en faire assurer l’élimination dans des conditions propres à éviter ces effets.»
Cette règle explique pourquoi les entreprises industrielles ont immédiatement cherché à transformer leurs déchets en matière première secondaire. Lorsque des émissions nocives atteignent des niveaux insupportables les entreprises sont passibles d’amendes et de dommages-intérêts (Desrochers 2009, p.110-111). La conséquence d’une telle structure incitative (responsabilité du propriétaire) impose la recherche d’investissements « économes en ressources » pour reprendre l’expression de Queinnec et Desrochers (2013, p. 112).
Si la propriété privée limite les nuisances liées à la production de déchet et incite à les transformer en matière première secondaire, toutes les décisions de politique publique qui s’éloignent de ce principe sont potentiellement injustes et inefficientes. Injustes car elles dissocient le fait générateur de la nuisance (déchet) et le responsable, du payeur pour sa gestion. Inefficientes car elles privent les acteurs de l’information prix.
Une gestion des déchets plus juste – à chacun selon ses œuvres – et plus économe en ressources se fonde, pour ces raisons, sur la stricte application d’un principe de responsabilité. Chacun doit supporter l’intégralité des coûts de gestion de ses déchets.
Ce principe fonde un certain nombre de critiques de décisions prises par les gouvernements de la république depuis les années soixante-dix. Le principe de responsabilité élargie des producteurs (REP) (loi de 1975 article L. 541-10 du code de l’environnement) va, tout d’abord, à l’encontre de ce principe. Il décharge le consommateur de sa responsabilité et fait peser les coûts de précaution sur les producteurs. Le déchet est un produit joint. L’emballage papier est, selon les situations, un déchet (désutilité) ou un intrant pour faire du feu. Le sac plastique est un déchet ou un sac poubelle, etc. Une fois que le producteur a cédé ses droits, il ne peut plus être tenu pour responsable sauf si le bien vendu est défectueux en termes d’usage. S’il devient un déchet, c’est de la responsabilité de l’acheteur. Cette évolution de la loi (REP) n’est probablement qu’une conséquence du fait que l’on ne cherche plus la justice, mais un responsable solvable.
La socialisation des coûts de gestion des déchets conduit à l’évolution inverse. Le service public des déchets au niveau municipal ne tarife pas au volume, mais propose généralement un forfait. Cela n’incite pas les contribuables à traiter leurs déchets puisque cet effort n’est pas récompensé par une baisse d’impôt ou de la redevance. Les collectivités locales chargées de la gestion des déchets en France peuvent choisir entre la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM), la redevance d’enlèvement des ordures ménagères (REOM) et/ou le recours au budget général, autrement dit aux taxes locales. La REOM est liée au service, mais pas à l’acte. Un citoyen qui recycle l’intégralité de ses déchets paiera quand même la redevance. La TEOM a les mêmes conséquences. Elle repose sur la valeur locative du logement. Un individu qui fait son compost lui-même ou qui enfouit ses déchets alimentaires dans son jardin paiera plus cher qu’un individu qui possède un plus petit logement et qui produit une très grande quantité de déchets. Un tel régime de financement des déchets est donc injuste et inefficient. Il n’incite pas à limiter la quantité de déchets. Il ne responsabilise pas.
La nouvelle taxe plastique introduite par l’Union européenne pour limiter le montant des emballages plastiques non recyclés et compenser la perte budgétaire provoquée par le BREXIT[13], pose le même problème. Pour l’instant, elle est payée par le budget de l’État central, autrement dit, par tous les contribuables, même ceux qui ne consomment pas de plastique non recyclé.
La socialisation des coûts de gestion des déchets (taxe et redevance) fait aussi prendre de nombreux risques aux contribuables. Le premier est une hausse continue des prélèvements sans garantie d’efficience (du fait des arguments présentés dans la première section de cet article). Les administrations publiques locales n’ont pas de contraintes de profitabilité. Elles se donnent seulement pour objectif de réduire la quantité de déchet, d’augmenter leur taux de recyclage des déchets ou le taux d’incinération et tout simplement d’appliquer la loi. Aujourd’hui il est constaté que les dépenses de gestion des déchets et les taxes ne cessent d’augmenter depuis 2004 (ADEME 2020 p.67[14]) alors que le volume des déchets à plutôt tendance à stagner.
Le second risque est l’opportunisme des municipalités qui, pour acheter de nouvelles clientèles électorales, peuvent augmenter la taxe sur les ordures ménagères afin de dégager des marges de manœuvre budgétaires. La métropole de Lyon a, par exemple, été condamnée (27/10/2020) par le tribunal administratif pour avoir prélevé une taxe trop importante par rapport au service rendu. Cette décision repose sur un arrêt du Conseil d’État[15], qui estimait que l’excédent de TEOM ne doit pas dépasser 15% des coûts du service rendu. On retrouve ici la dissociation entre le paiement de l’impôt et sa contrepartie. Limiter le recours à l’impôt pour financer la gestion des déchets permet de limiter cette dissociation.
Le troisième risque est l’irresponsabilité. Il est très difficile de savoir finalement qui est responsable du tarif fiscal de la gestion des déchets, car le Maire n’est pas libre de sa politique des déchets. Il doit payer, en particulier, la taxe sur les activités polluantes (TGAP[16]) initié par la loi de 2015. La TGAP est une taxe incitative mais entre administrations. Elle doit inciter les administrations publiques locales à ne pas recourir à l’enfouissement. La TGAP a fortement augmenté. Elle est passée de 42 euros la tonne de déchets à 54 euros la tonne. Comme cette taxe est incitative, elle n’a aucune contrepartie. Elle augmente, comme les taxes sur le tabac, tant que les objectifs quantitatifs du gouvernement sur le taux d’enfouissement optimal ne sont pas atteints, mais ses objectifs sont arbitraires. La TGAP peut alors devenir une nouvelle source de revenu et non un moyen de mieux gérer les déchets. Outre que cette tarification incitative illustre parfaitement l’instrumentalisation des collectivités locales par le gouvernement et la négation de la décentralisation, elle montre aussi comment chaque niveau d’administration peut renvoyer sur l’autre la responsabilité de son échec et devenir ainsi irresponsable aux yeux des électeurs qui ne peuvent pas savoir s’ils sanctionnent le gouvernement et leur maire.
4. Conclusion
Il est donc injuste et inefficient de se donner pour objectif de réduire « quoi qu’il en coûte » le volume des déchets. Pour savoir ce qu’il en coûte, il ne suffit pas d’avoir une comptabilité. Il faut avoir un prix.
Ce choix du zéro déchet relève plus d’une philosophie qui veut lutter contre l’empreinte des hommes et de leurs activités que de la recherche de l’intérêt général. Une planète sans humain est une planète sans déchet humain. L’antihumanisme n’est pas que démographique. Il développe aussi une hostilité à l’intelligence, à son inventivité, à sa créativité, à sa capacité par la mise en œuvre de nouvelles pratiques à trouver des solutions innovantes aux problèmes rencontrés. Si on s’inspire de l’esprit des Lumières on décentre le débat et on le replace au bon endroit. La question n’est pas comment atteindre le zéro déchet, mais comment gérer de la manière la plus économique les déchets produits par l’activité humaine, activité qui est au service du bien-être de chacun ? Comment ? En se rapprochant le plus possible des mécanismes de marché afin que chacun soit responsable de ses déchets et ne soit pas incité à produire des déchets qui sont des désutilités pour tout le monde. Le bon déchet est celui qui peut être transformé. Il sera alors approprié par ceux qui en tirent le plus grand bénéfice, en parvenant à le transformer à moindre coût.
Ces principes conduisent à soutenir : i) le démantèlement du monopole municipal sur la collecte des déchets industriels et commerciaux afin de promouvoir un strict principe de responsabilité des propriétaires (ménages et entreprises), ii) la tarification au volume (« pays as you throw ») et l’abandon de la TEOM, et iii) la privatisation des décharges et/ou iv) la mise en place de permis négociables de décharge ou de certificats de valorisation des emballages échangeables afin de se rapprocher des mécanismes marchands.
Le démantèlement du monopole municipal sur la collecte des déchets industriels et commerciaux peut réduire les coûts de gestion des déchets en favorisant la concurrence. Le monopole légal est une source d’inefficience. La concurrence incite les entreprises à réutiliser leurs déchets pour la production de nouveaux biens et à trouver des solutions de sous-traitance pour les déchets ayant une moindre valeur. La concurrence donne aux propriétaires l’opportunité de se débarrasser de leurs déchets au moindre coût et en fonction de leurs préférences (incinération, recyclage, enfouissement, etc.).
La tarification au volume peut permettre aux ménages de payer moins de redevance de collecte s’ils transforment leurs déchets organiques en compost certifié (politique mise en œuvre en Norvège dans la ville de Salten). On peut copier le système suisse qui, à partir des années 1990, a mis en œuvre une taxe au sac afin d’inciter les ménages à produire moins de déchets. L’expérience a été jugée probante dans pratiquement tous les cantons qui ont mis en place un tel type de taxe au sac. Un rapport de l’ADEME paru en 2016[17] indique que les communes qui ont adopté ce principe ont vu la masse des déchets produite par foyer baisser de 30% à 50%.
La privatisation des décharges est une autre solution pour réduire les coûts de gestion des déchets et favoriser la concurrence entre les différentes solutions de traitement. Elle a été expérimentée dans différents pays et a été défendue par le Comité interministériel à la modernisation de l’action publique (Cimap) dans son rapport de décembre 2014 intitulé « Privatiser la gestion des déchets » [18]. La Grande-Bretagne, à partir des années 1980, a mis en œuvre une telle politique de déréglementation, de sous-traitance et de privatisation du service public de gestion des déchets (SPGD). Cela lui a permis de bénéficier d’économie d’échelle en faisant intervenir sur le marché des déchets de grandes sociétés multinationales. Cette politique a été continuée par les travaillistes (New Labour) et a conduit le secteur à s’intégrer verticalement sur la base de la propriété du secteur privé.
La mise en œuvre de permis négociables est la dernière piste que l’on pourrait envisager. Elle a été explorée et mise en œuvre par le Royaume-Uni qui, en 1998, avec la mise en place le « Packaging waste recovery notes (PRN) ». Les producteurs achètent des PRN pour attester que leurs déchets ont bien été recyclés ou incinérés. L’échange se fait entre prestataires accrédités par des agences régionales et les entreprises. Les entreprises achètent des droits à émettre des déchets traités (recyclés ou incinérés). Dans le cadre de cette philosophie, la loi de 2003 (Waste and emissions trading act) a créé les landfill allowance trading scheme.
La question de la gestion des déchets ne devrait donc pas s’enfermer dans le zéro déchet et l’économie circulaire qui est a-économique, mais s’appuyer sur des processus de coordination qui ont fait leur preuve, l’entrepreneuriat et le signal prix.
[1] ADEME, Économie circulaire. Lien : https://bit.ly/35tPOb9 (consulté le 10/04/2021).
[2] McDonough, W., et M., Braungart [2003] 2011, Cradle to cradle : créer et recycler à l’infini, éditions Alternatives, Manifestô, traduit de l’anglais, Cradle to cradle, Macmillan, USA.
[3] Simon, J. L., [1981] 1985, L’homme note dernière chance. Croissance démographique, ressources naturelles et niveau de vie, collection libre échange, Paris, PUF, traduction française de The Ultime Resource, Princeton University Press, Princeton.
[4] Dennis L., D.H., Meadows, J., Randers, 1972, The Limits to Growth, Club de Rome.
[5] Desrochers, P., 2006. « Ordre spontané et recyclage interindustriel : un survol historique, » dans Falque, M., H. Lamotte, et J.F. Saglio (éds), Les déchets. Droits de propriété, économie et environnement, Bruxelles, Bruylant.
[6] Rapporté dans Desrochers, P., 2009. « Et si la main invisible avait le pouce vert ? Aperçu historique sur le développement de « boucles industrielles », dans les économies de marché ». Management International,13 (4), 103-114.
[7] Pour une présentation de la théorie des prix. Facchini, F. 2020. « Introduction à la science économique », in Prevost-Buchhianeri, A. et F. Pottier (éds.) Réussir ma 1° année d’école de commerce. Tout comprendre du fonctionnement et de la gestion d’une entreprise, éditions ems, Management & Société.
[8] « Seuls quelques économistes […] ont remarqué qu’il pouvait exister une chose telle que la valeur négative. Pourtant, il ne fait aucun doute que les gens travaillent souvent, ou paient de l’argent à d’autres travailleurs, afin de se débarrasser de certaines choses, et ils ne le feraient pas si ces choses n’étaient pas nuisibles[…].Les carrières et les mines produisent généralement de grandes quantités de roches ou de terre sans valeur, appelées diversement « duff, spoil, waste, rubbish », et une partie non négligeable du coût de l’exploitation provient de la nécessité de soulever et de transporter cette masse de matière sans profit, puis de trouver un terrain où la déposer.» (Jevons 1871, p.127). Jevons, W.S., [1871] 1909. La théorie de l’économie politique, Giard et Brière, Paris, traduction française de l’anglais de The Theory of Political Economy, 5° édition, disponible en ligne Lien : https://bit.ly/3gHGZzV (consulté le 10/04/2021).
[9] Queinnec, E. et P. Desrochers, 2013, « Peut-on être écologiquement vertueux sans être socialement responsable ? L’exemple du recyclage des déchets au dix-neuvième siècle », Vie et sciences de l’entreprise, 195-196, 99-116.
[10] « Économie circulaire. Plan de ressources pour la France ». Avril 2017. Ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, en charge des relations internationales sur le climat. Lien : https://bit.ly/3vBjL3B (consulté le 13/04/2021)
[11] Le « What a Waste » est un projet mondial qui rassemble des données sur la gestion des déchets solides dans le monde entier. Cette base couvre presque tous les pays et environ 330 villes. Elle mesure le volume (production), la composition, la collecte et l’élimination des déchets, mais aussi les frais d’utilisation de ses derniers, le financement des politiques de gestion, la structure administrative. Lien: https://bit.ly/3zzATtT (consulté le 08/04/2021).
[12] Overview 2018. “What a waste 2.0. A global snapshot of solid waste management to 2050”, World Bank Group. Lien : https://bit.ly/3xvV8GX (consulté le 08/04/2021).
[13] L’Union européenne propose de taxer les déchets d’emballage en plastique non recyclé à compter du 1° janvier 2021 au moyen de contributions nationales. Cette taxe est calculée sur le poids des déchets d’emballages plastiques non recyclés « avec un taux d’appel de 80 centimes d’euro par kilogramme et assortie d’un mécanisme « pour éviter un impact trop régressif sur les contributions nationales ». Lien : https://bit.ly/3qfQn24 (consulté le 15/04/2021).
[14] Les dépenses concernant la gestion des déchets font partie des dépenses de protection de l’environnement qui mesurent l’effort financier des ménages, des entreprises et des administrations publiques pour la prévention, la réduction ou la suppression des dégradations de l’environnement. En 2016, ces dépenses représentent 17,6 milliards d’euros, soit 0,8% du PIB. Depuis 1990, elles progressent à un rythme deux à trois fois plus élevé que celui du PIB (+9% par an entre 1990 et 2000 contre +3% pour le PIB et + 4,8 % par an entre 2000 et 2010, + 3,4 % par an entre 2010 et 2014 (+ 1,9 % pour le PIB). Entre 2014 et 2015, le rythme de progression des dépenses de gestion des déchets s’est ralenti (+ 0,1%), pour repartir à la hausse en 2017 (+ 2,7 %). Sur la même période, le PIB a augmenté de 1,5 %, puis de 2,3 % (ADEME, « Déchets chiffres clés », édition 2020, p.67).
[15] La lecture de cet arrêt est intéressante car elle rappelle le principe d’équivalence. « La taxe d’enlèvement des ordures ménagères n’a pas le caractère d’un prélèvement opéré sur les contribuables en vue de pourvoir à l’ensemble des dépenses budgétaires, mais a exclusivement pour objet de couvrir les dépenses exposées par la commune pour assurer l’enlèvement et le traitement des ordures ménagères et non couvertes par des recettes non fiscales. Ces dépenses sont constituées de la somme de toutes les dépenses de fonctionnement réelles exposées pour le service public de collecte et de traitement des déchets ménagers et des dotations aux amortissements des immobilisations qui lui sont affectées. Il en résulte que le produit de cette taxe et, par voie de conséquence, son taux, ne doivent pas être manifestement disproportionnés par rapport au montant de telles dépenses, tel qu’il peut être estimé à la date du vote de la délibération fixant ce taux ». Lien : https://bit.ly/3gEdChM (consulté le 14/04/2021).
[16] La trajectoire de la taxe générale sur les activités polluantes sera-t-elle revue ? La gazette des communes, mars 2021. Lien : https://bit.ly/3zLxGYv (consulté le 14/04/2021).
[17] Lien : https://bit.ly/3zAAuaA, (consulté le 03 juillet 2019)
[18] Le Cimap et sa mission déchets s’interroge sur la façon de faire baisser de 0,3 point le taux de prélèvement obligatoire en France sans faire baisser les impôts ni les taxes ? Il propose de privatiser totalement la gestion des déchets ménagers, y compris la perception de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM), qui deviendrait ainsi une redevance payée à des opérateurs privés et non plus une taxe imposée par une autorité publique.