Les printemps arabes en 2011 ont conduit la presse des pays occidentaux à annoncer la transition des pays du sud de la méditerranée vers des régimes démocratiques garants des droits de l’homme et du citoyen. Dix ans après, on peut constater qu’une timide transition démocratique a eu lieu mais que la phase de consolidation a été un échec et qu’un pays comme la Turquie autrefois classé parmi les démocraties a désormais un régime autoritaire. Un peu comme en Algérie à la suite des journées d’octobre 1988, la démocratie s’installe mais ne réussit pas à se consolider. Une grande partie des musulmans aspirent à la démocratie[1], au développement économique et à la modernité mais ne réussissent pas à l’installer. Tel est le paradoxe mis en évidence dès 2009 par Rowley et Smith (2009[2]) et qui conduit de nombreux observateurs à s’interroger sur la compatibilité de l’islam à la liberté telle qu’elle s’est construite dans les pays occidentaux et en France en particulier.

Il serait péremptoire de vouloir traiter d’un tel sujet dans un si petit article. Son format donne cependant l’opportunité de donner un aperçu des réponses et des arguments qu’a suscités cette question. Il s’agit ainsi d’éviter deux écueils : l’islamophobie d’un côté et l’illusion de l’autre. La première partie constate que les pays musulmans sont historiquement plutôt des pays aux régimes liberticides. Dans une perspective idéaliste, la principale raison d’un fait institutionnel est culturelle et religieux. C’est parce que l’islam n’a aucune affinité élective avec le libéralisme que les pays musulmans sont gouvernés par des régimes autoritaires (Bousquet 1950[3] ; Huntington [1996], 1997[4] ; Lewis 2005[5]). La seconde partie expose les objections qui ont été adressées à cette thèse de l’incompatibilité et la discute. La troisième partie conclut sur les conséquences des réponses données à cette question sur la place de l’islam en France.

Le rôle de l’islam dans l’histoire des institutions des pays de l’aire musulmane

A l’exception des pays du Golf, les pays de l’aire musulmane sont en moyenne des pays peu développés, où la discrimination envers i) les minorités religieuses et chrétiennes en particulier, ii) les homosexuels (Berggren et al. 2017[6]) et iii) les femmes est forte (Gouda et Potrafke 2016[7]).

De manière plus spécifique, il est aussi constaté que la référence à la Sharia[8] dans la constitution d’un pays exacerbe les risques de discrimination contre les minorités religieuses (Gouda et Gutmann 2019[9]), que les libertés économiques y sont plus faibles (Facchini 2013[10] ; Hillman and Potrafke 2018[11]) et que l’autocratie y est la forme de gouvernement la plus courante (Potrafke 2012[12] ; Gassebner et al. 2013[13]).

Pourquoi les pays de l’aire musulmane ont-ils de telles institutions ? C’est parce que la question de l’islam et des religions en général est posée en ces termes que la science économique a des choses à dire sur cette question et les explications proposées par les économistes s’organisent, pour simplifier, autour de deux hypothèses. La première est idéaliste. Elle suppose que les idées jouent un rôle décisif dans la formation des institutions. La conversion à une religion et à son message est l’équivalent d’une conversion au socialisme, au fascisme ou au libéralisme. Les idées guident le monde. C’est dans cette famille d’explication que les orientalistes se placent. Ils tissent les liens entre l’interprétation de la parole du Prophète, les normes sociales (institutions informelles) et la loi (institution formelle). Le second groupe d’explications est dit matérialiste. Il soutient, au contraire, que les idéologies, et les religions en particulier, n’expliquent rien. Elles ne sont que des instruments au service des intérêts des puissants, des gouvernements. Les arguments matérialistes seront traités dans la seconde partie de cet article.

Les orientalistes favorisent donc une thèse idéaliste. Ils soutiennent que la nature autoritaire des institutions de l’aire musulmane est la conséquence du manque d’affinités électives qui existent entre islam et libéralisme. Max Weber parle d’affinité sélective, par exemple, entre le protestantisme et le capitalisme afin d’éviter la notion de causalité. Il tient compte ainsi de l’extrême enchevêtrement d’influences réciproques entre les conditions matérielles d’existence, les représentations du monde (idéologie) et les institutions.

Quatre arguments sont avancés pour justifier cette thèse. 1) L’islam a une conception de la loi qui explique ses affinités électives avec les régimes autoritaires et théocratiques en particulier. Ce manque d’affinités avec le libéralisme est renforcé par 2) l’absence d’égalité des individus devant la loi, 3) l’impossibilité de séparer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel et 4) le rapport très particulier de l’islam à la connaissance.

  1. La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple. Le peuple est souverain et a le droit de légiférer. L’islam n’a pas besoin d’un tel législateur puisque Dieu a par l’intermédiaire du prophète et de ses pratiques dicté sa loi (Ibn Arabi [1194] 1997, p. 83 ; Lewis 2005, p. 851 et p. 1253). La liberté du croyant consiste à comprendre la loi de Dieu et non à l’écrire. Il est inutile, dans ces conditions, de donner au parlement le pouvoir de légiférer (Ibn Arabi 1194/1997[14], p. 5). Le premier obstacle à la démocratie est donc la conception islamique de la loi. Le musulman doit obéissance à la loi de Dieu qu’applique le gouvernement (Lewis 2005, p. 831[15]).
  2. La démocratie libérale n’est pas qu’une procédure de désignation du chef par élection. Elle est aussi un moyen de protéger la souveraineté de chaque individu (droit de l’homme et du citoyen). Elle sacralise, pour cette raison, l’égalité formelle de chacun devant la loi, d’une part, et les libertés d’expression et de conversion, d’autre part.

a) L’égalité formelle n’admet aucune discrimination formelle entre les hommes et les femmes, entre les chrétiens et les musulmans (d’Iribarne 2013, p. 132), entre les chrétiens et les athées, entre les musulmans et les esclaves. La loi islamique légalise pourtant la discrimination entre les chrétiens et les juifs (statut de Dhimmi) (Lewis 2005, p. 833). Elle tolère les autres religions, mais ne peut pas leur donner une même voix. Elle place aussi, presque toujours, la femme en position d’infériorité vis-à-vis de l’homme (Bousquet 1966[16]). Elle limite, enfin, « les prérogatives des esclavagistes (…) mais accepte simultanément que la condition des esclaves par rapport à leur maîtres soit maintenue en l’état » (Chebel 2010, p. 10[17]).

b) La loi islamique enfin encadre strictement les libertés d’expression et de conversion. La déclaration islamique universelle des droits de l’homme[18] indique dans son article 10 que :

« L’Islam est la religion naturelle de l’homme. Il n’est pas permis de soumettre ce dernier à une quelconque forme de pression ou de profiter de sa pauvreté ou de son ignorance pour le convertir à une autre religion ou à l’athéisme. »

Une telle règle s’oppose clairement à l’article 18 de déclaration universelle des droits de l’homme[19] qui dispose que

« toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

Cette même déclaration islamique des droits de l’homme dispose dans son article 22a que :

« tout individu a le droit d’exprimer librement son opinion d’une manière non contraire aux principes de la Loi islamique ».

Cet article 22a est très différent de l’article de la déclaration universelle des droits de l’homme qui dispose de son côté que :

« tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

De telles lois s’opposent ainsi ouvertement aux principes de la démocratie libérale qui est la liberté de penser et de débattre.

  • La démocratie libérale, aussi, sépare le spirituel (religion) du temporel (État). L’idée de séparation du politique et du religieux est étrangère à l’islam, comme l’affirmait le président du parti islamiste Ennahda en Tunisie (Libération 13 mars 2012[20]). L’islam historique n’a d’ailleurs jamais institué une telle séparation. Cette situation est la conséquence de la conception islamique de la loi et de la figure charismatique du prophète qui est un leader capable d’entraîner ses troupes, d’avoir du leadership. Le Prophète était à la fois un guide spirituel et un chef de guerre à l’origine d’un État. Le califat[21] et son calife — qui voudraient dire respectivement succession de la prophétie et successeur du Prophète — sont les conséquences de cette perception du chef de la communauté comme autorité religieuse et politique. Généralement on se réfère ici au verset 30 (Coran Sourate II), « je vais établir un lieutenant sur la terre ».
  • L’islam, pour conclure, entretient une relation très particulière à la connaissance. Pour Philippe d’Iribarne (2013, p. 127) le principal obstacle à la démocratie dans l’aire musulmane est l’impossibilité de concilier le goût du pluralisme des démocrates avec la soif de certitude qui marque l’univers religieux et politique des courants musulmans dominants. L’islam révèle une vérité qui vient d’en haut et qui donne un rôle limité à la raison humaine qui doit opérer dans les grandes lignes tracées par la tradition. La vérité est le fruit de la conformité au modèle (d’Iribarne 2013, p. 88). Alors que la démocratie se construit sur la souveraineté individuelle et le pluralisme, l’islam a créé un univers mental ouvert à une conception ancienne de la liberté mais fermé à la conception moderne au sens de Benjamin Constant. Cet univers mental pourrait assurer aux citoyens leur participation aux décision politiques, mais sans les libérer de leur appartenance au corps collectif de la communauté des croyants (d’Iribarne 2013, p. 115).

La conséquence sur le plan économique, de ce manque d’affinités électives au libéralisme, est le sous-développement. L’islam n’a pas été favorable au développement économique de son aire culturelle (Kuran 2018[22]).

Cette théorie qui fait autorité chez certains historiens est ancienne ; elle stipule que l’islam n’aurait en fait que légitimer la culture économique d’un peuple de guerriers (nomades) (Schumpeter 1950, p.284[23]) qui décide par consensus et ne vit que de razzias contre les paysans sédentaires. Cette culture de rente ou du butin explique selon ces historiens pourquoi l’islam n’a pas permis à son aire culturelle d’inventer le développement et de convertir à tout prix les peuples vaincus. Comme l’a soutenu Schumpeter :

« C’eut été, du point de vue de leur intérêt, choses irrationnelles, car, pour vivre et mener l’existence parasitaire d’un peuple de guerriers et de seigneurs, ils dépendaient du travail et du tribut des peuples vaincus. Leur conversion ou leur massacre signifiait la perte d’un objet d’exploitation. » (Schumpeter 1950, p. 293)

L’islam a ainsi créé pour toutes ces raisons des affinités électives de l’aire musulmane à des formes plus ou moins originales de théocratie militaire ; Dieu pour la loi et la prédation pour la richesse. Comme l’écrit Bernard Lewis (2005, p. 832) au Moyen Orient on utilise le pouvoir pour acquérir de l’argent.

Débats et controverses autour de la thèse de l’incompatibilité de l’islam au libéralisme occidental

L’absence d’affinités électives entre l’islam et le libéralisme est bien documentée, mais reste contestée. Elle est contestée par différents courants musulmans qui estiment que le libéralisme est un poison qu’il faut combattre (1), par les intellectuels musulmans qui voient dans la critique de l’islam une forme de néo-colonialisme (2), par les matérialistes qui nient aux idées toute autonomie par rapport aux intérêts (3) et par l’islam libéral qui refuse de croire que les paroles du prophète sont incompatibles avec la liberté des modernes (4).

  1. Le libéralisme est un poison qu’il faut combattre. Comme les socialistes ou toutes les doctrines anti-libérales européennes du XIX° et XX° siècle, de nombreux intellectuels musulmans ont défendu cette position.
  2. Les wahhabites ou les leaders du Front islamique du salut algérien (FIS) sont sur cette ligne (Raboudi 2008[24]). Ils pensent que la loi de la majorité ne peut pas s’opposer à la loi de Dieu et que seul le modèle démocratique islamique doit être défendu[25].
  3. Les Frères musulmans, et les Salafistes sont sur une position très proche. Ils proposent un modèle alternatif de gouvernement islamique qui existe depuis le VII° siècle et qui serait une « démocratie libre » en politique et un « socialisme modéré » en économie (Al-Ghazali 1953, p. 13[26]) qui repose sur l’ijma ou le consensus des croyants (démocratie exemplaire[27]). L’économie de marché n’est donc pas souhaitable et contraire à l’islam qui défendrait selon eux une forme de socialisme tempéré (Raboudi 2008, p. 31).
  • La thèse de l’absence d’affinités électives entre islam et libéralisme confondrait à dessein islam et islam historique. Elle ne serait que le prolongement des politiques coloniales (Said [1978] 2005[28]) et de la propagande chrétienne qui l’accompagne. Cette tradition serait portée par des auteurs tels que Renan, Goldziher, MacDonald, Gibb ou Lewis (Said 2005, p. 125). La seule différence aujourd’hui serait que le discours n’aurait plus pour fondement la religion chrétienne mais la défense d’une société sécularisée qui a exclu la religion de la vie en société et imposé la laïcité. Un islamologue comme Bernard Lewis ne ferait que développer une forme savante d’idéologie anti-arabe (Saïd 2005, p. 343-344). L’absence de démocratie dans le monde musulman, les inégalités hommes-femmes, l’hostilité à l’homosexualité, la révérence au chef ne sont pas liés à la nature de l’islam, mais aux conditions historiques et sociologiques concrètes dans lesquelles il s’est déployé (Schumpeter 1950, p. 291 ; Ömer 2002, p. 33).
  • Se référer aux conditions historiques s’est aussi se placer dans une position qui désacralise la parole du Prophète et cherche les intérêts derrières les croyances religieuses. Il s’agit d’historiciser la parole du Prophète. Ce qui est très loin de l’idée d’un islam atemporel, immuable (position des Frères musulmans) et finalement divin. Dans cette perspective matérialiste, les idées ne jouent aucun rôle dans les changements institutionnels. Ce sont les conditions matérielles d’existence qui expliquent les croyances et finalement les règles du jeu (institution). L’avènement de la démocratie, la sécularisation et la modernisation des valeurs n’ont rien à voir avec la religion. Ils sont la conséquence de l’élévation des niveaux de vie et d’éducation (Lipset 1959). Cette explication matérialiste a au moins quatre faiblesses. i) La plupart des terroristes musulmans sont des personnes éduquées. ii) Est-ce la démocratie qui favorise le développement ou le développement qui soutient l’avènement de la démocratie ? iii) Elle ne tient pas compte non plus de l’effet de l’islam sur le développement (Kuran 2018). iv) Elle ne s’applique pas aux pays riches de l’aire musulmane (Pays du Golf en particulier). Elle exige pour toutes ces raisons d’être complétée par des explications auxiliaires.
    • L’existence de ressources naturelles (hydrocarbures) est une première piste. Les hydrocarbures donnent à l’État la possibilité de se financer sans recourir à l’impôt. Le principe est simple. Pas d’impôt sans représentation. Tant que l’État peut se financer grâce à des revenus non fiscaux il n’a aucune incitation à mettre en œuvre la démocratie. Une telle hypothèse ne permet pas, cependant, d’expliquer la démocratie Norvégienne et son libéralisme sociétal. Elle n’explique pas non plus pourquoi la démocratie libérale ne s’est pas installée en Orient avant l’usage du pétrole en grande quantité du fait de l’invention du moteur à explosion.
    • Une autre hypothèse auxiliaire est qu’en présence d’un État rentier (revenu des hydrocarbures) les citoyens des pays du Golf n’ont aucune raison de modifier leurs idéaux, leurs représentations du monde. Là encore l’argument n’est pas totalement convaincant, car toutes les enquêtes du World Value Survey montrent qu’au contraire les musulmans et les habitants des pays du Golf ont des attitudes favorables à la démocratie (Rowley et Smith 2009[29]). Ils sont hostiles, en revanche, à l’égalité homme-femme, seulement 10% des citoyens des pays de la péninsule arabique pensent que les hommes ne doivent pas avoir plus de droit au travail que les femmes.
  • La dernière ligne de défense est la critique de chaque argument avancé par les orientalistes occidentaux.
    • Le califatne serait pas fondé sur le Coran ou un Hadith (thèse de Abdel Razek, Ezzedine Allam – Maroc, Khalil Abdel Karim – Égypte) (Safouan 2008[30]). L’islam lui-même serait pour certains victime de régimes politiques et d’appareils administratifs dont le seul objectif serait d’assurer la domination de l’État sur tous les aspects de la vie (Safouan 2008, p. 73).
    • La Sharia, ensuite, n’aurait rien de divin. Elle pourrait alors être à tout moment modifiée grâce à un nouveau travail d’interprétation des textes sacrés et des actes du prophète (Ömer 2002, p. 31).
    • Selon certains chercheurs, le califat, enfin, ne donnerait aucun pouvoir d’interprétation des textes sacrés au calife (Zeghal 2003, p. 58) si le calife n’est pas un savant religieux. La loi religieuse serait de la responsabilité des oulémas. Le calife n’aurait alors de pouvoir que sur le droit séculier. Il y aurait une forme islamique de séparation des pouvoirs.

Parmi les arguments présentés, celui qui importe le plus pour les économistes qui ont une réelle tendance à être matérialiste est la dépendance des idéologies aux conditions matérielles d’existence. Une telle position, cependant, est contraire au principe de libre arbitre et à la responsabilité qu’il fonde. Soutenir qu’il est possible d’interpréter les textes sacrés autrement signifie qu’il n’y a pas d’islam atemporel et que l’interprétation est libre et ouverte. Ce qui n’est pas le cas (Liati 2006[31]). Le fait qu’une pensée accepte une pluralité d’interprétation ne veut pas dire qu’elle est compatible avec n’importe quelle interprétation  (d’Iribarne 2013, p. 35[32]). Elle reste déterminée par ce que dit le Coran, les pratiques du Prophète et la tradition. A cette première remarque critique s’ajoute le fait que la réouverture de l’interprétation et la formation d’un islam libéral est un projet louable pour les libéraux, mais que pour l’instant les intellectuels musulmans les plus influents ne sont pas les tenants d’un islam libéral. Les positions d’intellectuels comme Murad (1981[33]) au Pakistan, l’influence des salafistes[34] en Arabie Saoudite, la mise en œuvre du khomeinisme en république islamique d’Iran, et la force des Frères musulmans en Égypte font du XXI° siècle un moment de renouveau d’un islam incompatible avec le libéralisme. La visibilité de l’islam libéral, de la pensée libre est donc faible. L’influence de l’islam rigoriste, en revanche, est forte. La séparation des pouvoirs religieux et politiques peut exister, mais si les deux pouvoirs sont hiérarchisés, l’argument tombe. Historiquement, il semble d’ailleurs que ce soit le cas. Sous l’autorité des ottomans, les docteurs de la loi (Ouléma), les jurisconsultes (mufti) et les personnels du culte (imam, muezzin) étaient nommés par le sultan qui cumulait la dignité de calife, c’est-à-dire, de commandeur des croyants et celle de chef politique.  La colonisation aurait pu modifier les rapports entre la religion et l’État. Ce fût le cas en Algérie où les Oulémas ont obtenu en 1947[35] de la France qu’elle ne s’occupe plus du culte musulman et qu’elle applique la loi de 1905. Dès l’indépendance, cependant, ces mêmes oulémas ont demandé l’inscription dans la constitution algérienne de 1963 de l’islam comme religion d’État. L’Algérie socialiste était aussi islamique.

Conclusion

La thèse du manque d’affinités électives entre islam et libéralisme est donc très vraisemblable. Une telle réponse relève d’un débat spéculatif (savoir pur). Elle reste ouverte et falsifiable. Elle déborde, cependant, ce cadre spéculatif à partir du moment où les citoyens de ce qui est devenu la seconde religion de France[36] sont appelés par des penseurs comme les frères musulmans, à l’instar des sociaux-démocrates, à faire entendre la voix de l’islam par les urnes (Avon 2012[37]). La démocratie n’est pas ici l’instrument pour réaliser le socialisme, mais la cité musulmane dont l’unique objectif reste, et c’est bien normal dans une perspective religieuse, la soumission de l’homme à la loi de Dieu, c’est-à-dire, la suppression de la démocratie libérale par opposition aux autres formes de démocratie : démocratie islamique ou populaire.

L’islam au XXI° siècle, sans être socialiste (philosophie non matérialiste), se trouve ainsi triplement dans la situation des socialistes des années trente. i) Il a de fortes affinités électives avec les théocraties militaires là où Staline et le socialisme réel avaient installé une théocratie séculière où l’interprétation du Capital et de l’œuvre de Marx et Engels en général était le monopole du parti communiste. ii) L’islam tel qu’il est interprété par les courants islamiques dominants aujourd’hui ne correspond pas à ce que devrait être dans un monde moderne une parole de paix et de justice même si des voix musulmanes, activistes, intellectuels et dignitaires religieux tentent de mettre en avant un islam compatible avec la modernité. iii) La démocratie peut être, enfin, un moyen d’instituer les lois islamiques comme elle peut servir de moteur de modernisation de l’islam même si la démocratie dans les pays musulmans, à l’exception de l’Asie du Sud-Est, n’a pas encore réussi ce pari.

Si cette forme d’islam non libéral domine la communauté musulmane de France, les idéologies islamiques doivent être combattue par les libéraux au même titre qu’ils combattent le socialisme et toutes les formes de dirigisme[38] (fascisme, national-socialisme, planisme, communisme, collectivisme, coopératisme, etc.). Ce combat n’est pas militaire, mais idéologique. Il utilise le pluralisme et le débat d’idées pour éviter que des idées toxiques pour le progrès économique et social d’un pays se diffusent dans le pays et provoquent la mise en œuvre progressivement d’institutions de mauvaises qualités, autrement dit contraire à l’idéal de liberté qui a permis à l’Europe d’inventer le développement économique.

De telles conclusions si elles sont justes tendent à redonner au réarmement idéologique des pays occidentaux toute sa place, dans un monde où il est constaté notamment que les jeunes générations des pays européens et américains sont prêtes à sacrifier la démocratie à un ordre social plus égalitaire (Facchini et Melki 2021[39]). Les libéraux sont mieux armés que quiconque pour défendre l’idéal de la liberté qui semble, si on en croît tous les arguments avancés précédemment, incompatible avec l’islam traditionnel, en attendant l’avènement d’un islam libéral. Défendre un islam libéral est naturel pour les libéraux pas pour les idéologies étatistes et dirigistes.

On peut alors conclure en disant que l’avenir est indéterminé, mais qu’à court terme il semble urgent de renforcer la place du libéralisme dans le monde des possibles politiques des pays européens et de la France en particulier afin de justifier l’intérêt pour les musulmans de construire un islam libéral ou de prendre fait et cause pour un libéralisme authentique qui défend le pluralisme sans renoncer à l’unité d’une nation qui se reconstruirait autour d’une méta norme unique, la liberté.


[1]    Ronald Inglehart, « The Worldview of Islamic Publics in Global Perspective, 2005 », www.worldvaluessurvey.org (consulté le 19/12/2020).

[2]    Rowley, C. K., et Smith, N. 2009. “Islam’s democracy paradox: Muslims claim to like democracy, so why do they have so little?”, Public Choice,139 (3), 273–299.

[3]    Bousquet, G.H., 1950. « Loi musulmane et droit européen », Revue psychologiques des peuples, 3.

[4]    Huntington, S., [1996] 1997. The clash of civilizations and the remaking of world order, traduction française Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob.

[5]    Lewis, B., 2005. Islam, Paris, Gallimard.

[6]    Berggren, N., Bjørnskov, C., et Nilsson, T. 2017. “What aspects of society matter for the quality of life of a minority? Global evidence from the new Gay Happiness Index”, Social Indicators Research, 132(3), 1163–1192.

[7]    Gouda, M., et N., Potrafke, N., 2016. “Gender equality in Muslim-majority countries,” Economic Systems, 40(4), 683–698.

[8]    La Sharia est la loi islamique. Elle repose sur le Coran, la Sunnah, l’ijma (les consensus de la communauté) et le qiyas (méthode de raisonnement par analogie).

[9]    Gouda, M., J. Gutmann 2019. “Islamic constitutions and religious minorities,” Public Choice, Lien : https://doi.org/10.1007/s11127-019-00748-7 1 3 (consulté le 20/12/2020).

[10]   Facchini, F. 2013. “Economic freedom in Muslim countries: An explanation using the theory of institutional path dependency.” European Journal of Law and Economics, 36 (1), 139–167.

[11]   Hillman, A. L., et N., Potrafke 2018. “Economic freedom and religion: An empirical investigation.” Public Finance Review, 46(2), 249–275.

[12]   Potrafke N., 2012. “Islam and democracy,” Public Choice, 151, 185-192.

[13]   Mais, sur 47 pays à majorité musulmane, un quart seulement le sont — et aucun État du monde arabe (à l’exception particulière du Liban) n’appartient à cette catégorie.  Gassebner, M., Lamla, M. J., et Vreeland, J. R. 2013. “Extreme bounds of democracy.” Journal of Conflict Resolution, 57(2), 171–197.

[14]  Ibn Arabi, M. [1194], 1997. Divine Governance of the Human Kingdom. Fons Vitae. Cela dit, Ibn Arabi tente dans ce livre de persuader les rois que le salut est en dehors de la politique, dans le chemin spirituel vers Dieu.

[15]  Verset 59 Sourate IV « O vous qui croyez ! Obéissez à Dieu ! Obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité ».

[16]   Bousquet, G.H., [1953] 1966. L’Éthique sexuelle de l’Islam, Paris, Maisonneuve Larose. Dans ce livre G.H. Bousquet défend l’idée que la loi musulmane institue l’infériorité de la condition féminine pour limiter les risques de troubles causés par les pulsions sexuelles à l’ordre social.

[17]   Chebel, M., [2007] 2010. L’esclavage en terre d’islam, Paris,

[18]   On peut consulter ce site pour en prendre connaissance Lien : http://islamhouse.com/fr/articles/223244/ (consulté le 20/12/2020).

[19]   Lien : https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/ (consulté le 20/12/2020).

[20]  https://www.liberation.fr/planete/2012/03/13/ennahda-veut-eriger-l-islam-comme-pilier-de-la-constitution-tunisienne_802576/ (consulté le 20 Mars 2021)

[21]   Les premiers dirigeants de la communauté prennent le titre de khalîfat al-rasûl, successeurs du prophète, du mot arabe khalîfa, « qui vient après ».

[22]   Kuran, T., 2018. Islam and economic performance: Historical and contemporary links. Journal of Economic Literature, 56 (4), 1292–1359.

[23]   Schumpeter, J., 1950. « Les conquêtes musulmanes et l’impérialisme arabe », introduction et post face G.H. Bousquet, Revue Africaine 94, 283-297. Lien : https://www.algerie-ancienne.com/livres/Revue/revue.htm (consulté le 20/12/2020).

[24]   Raboudi, N. 2008. « L’islam a-t-il besoin de la démocratie ? » Cahiers de recherche sociologique, (46), 29–43.

[25]   Le Coran, op. cit., sourate 3 « La famille de Imran », verset 159, t. 1, p. 84; sourate 42 « La délibération », verset 36-38, t. 2, p. 602 (Raboudi 2008, p.38).

[26]   Al-Ghazali, M., 1953. Our Beginning in Wisdom, Washington, American Council of Learned Societies. Mohammed Al-Ghazali (1917–1996) est un théologien des Frères musulmans de la deuxième moitié du vingtième siècle.

[27]   L’économie des choix publics explique, cependant, parfaitement pourquoi le consensus est trop coûteux. Le consensus est d’autant moins réalisable que la communauté est nombreuse et pluraliste (hétérogénéité des préférences). La recherche du consensus peut expliquer la recherche d’homogénéité et le refus du pluralisme qui est une des caractéristiques principales de la démocratie libérale. Les coûts du consensus sont de plus un argument en faveur des ordres décentralisés, et de l’économie de marché en particulier. Le consensus est de plus souvent associé à la recherche d’un ordre centralisé.

[28]   Said, E.W., [1978] 2005. L’orientalisme, Paris, éditions Seuil.

[29]   Maseland et al. (2011) reprennent le paradoxe du monde musulman qui aime la démocratie mais ne l’applique pas et explique l’échec des expériences démocratiques par l’incapacité des gouvernements à améliorer concrètement la vie quotidienne des citoyens de leur pays. Une mauvaise expérience de la démocratie explique l’échec des printemps arabes. Ils fondent leurs explications sur des enquêtes. Maseland, R., et A., van Hoorn 2011. “Why Muslims like democracy yet have so little of it,” Public Choice,147(3-4), 481-496. Ces travaux sont construits sur les enquêtes du World Value Survey en 2000. 61% des citoyens des pays de la péninsule arabique estiment que la démocratie est le meilleur des régimes.

[30]   Safouan, M., 2008. Pourquoi le monde arabe n’est pas libre – Politique de l’écriture et terrorisme religieux, Paris Denoël.

[31]   Liati, V., 2006. « Comment lire le Coran ? » Le français aujourd’hui, 155 (4), 37-45.

[32]   D’Iribarne, P., 2013. L’islam devant la démocratie, Paris, le débat, Gallimard.

[33]   L’intellectuel musulman Pakistanais décrit la nature du mouvement islamique comme une lutte organisée pour changer la société existante et en faire une société islamique, fondée sur le Coran et la Sunna. Il s’agit de réaffirmer la transformation de la société occidentale et la suprématie de l’islam sur cette société. Murad, K., 1981. Islamic movement in the West: reflections on some issues, Islamic Foundation (29 pages).

[34]   Le salafisme est une doctrine qui prône « le retour au source », à la tradition des ancêtres (salaf).

[35]   La loi organique du 20 septembre 1947, portant statut de l’Algérie en son article 56 dispose que : « l’indépendance du culte musulman à l’égard de l’État est assurée au même titre que celle des autres cultes, dans le cadre de la loi du 9 décembre 1905 et du décret du 27 septembre 1907 » (Carret 1957, p. 54). Carret, J. 1957. « Le problème de l’indépendance du culte musulman en Algérie », Revue Politique Sociale et Économique, 1er trimestre, n° 37.

[36]   Rapport sénatorial, « De l’Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés », 2016. Lien : https://bit.ly/3c8EDsR (consulté le 21/12/2020). Ce rapport donne les chiffres INSEE-INED de l’enquête trajectoires et origines et les résultats de l’étude du Pew research center, « The future of world religions : population growth projections, 2016-2050 ». Cette étude indique qu’en 2010 7,5% de la population était de confession musulmane et qu’en 2050 ce pourcentage devrait être de 10,5%, le plus élevé d’Europe.

[37]   Avon, D., 2012. « Les frères musulmans et l’État civil démocratique à référence islamique », Les Cahiers de l’Orient, 108 (4), 81-95.

[38] Il est important ici de noter que jusqu’à présent les citoyens de religion musulmane français votent plutôt à gauche. Lien : http://bit.ly/3lzoT54  (consulté le 04/01/2021). En 2012, au second tour, 86% des musulmans interrogés par l’Ifop avaient choisi François Hollande. Beaucoup d’électeurs musulmans se sont portés sur la gauche à l’époque, mais ça ne signifie pas nécessairement une adhésion profonde ni un vote communautaire monolithique. Il y a par exemple le vote des conservateurs religieux, des libéraux modérés et un vote plus populaire, orienté par les questions sociales plus que sociétales… Cette tendance à gauche du vote musulman existait déjà en 2007 en faveur de Ségolène Royal mais n’avait pas atteint de telles proportions. La part la plus modérée de ces électeurs, sensible à des valeurs comme le travail, le mérite et la famille, avait opté pour le chrétien-démocrate François Bayrou. Mais en 2012, par anti-sarkozysme, ces électeurs ont choisi Hollande sans être nécessairement de gauche, venant amplifier l’avance de la gauche. Lien : http://bit.ly/3lw7cDx (consulté le 04/01/2021). Le premier tour de l’élection présidentielle, selon un sondage Ifop publié par l’hebdomadaire catholiquePèlerin, confirme les tendances de fond des votes confessionnels. Critiques à l’égard du quinquennat (notamment à cause de la personnalité de Manuel Valls), les musulmans demeurent quand même très fidèles à la gauche, sauvant même l’honneur de Benoît Hamon qui récolte 17 % de leurs suffrages. Mais leur chouchou a été sans conteste Jean-Luc Mélenchon qui réalise un score de 37 %. Macron, lui, totalise 24 % des voix. François Fillon est à la traîne avec seulement 10 % des suffrages. Marine Le Pen obtient 5%.

[39]   François Facchini, Mickaël Melki. “Egalitarianism and the democratic deconsolidation: Is democracy compatible with socialism?” Public Choice, Springer Verlag, 2019, ⟨10.1007/s11127-019-00744-x⟩. ⟨hal-02343003⟩, à paraître dans le numéro de mars 2021.

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Journal des Libertés

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