Benjamin Constant, plus grand constitutionnaliste français du début du XIXe siècle ? L’allégation surprendrait beaucoup. Dans l’opinion commune – nous reviendrons sur cette expression –, Constant est un aimable homme de lettres, auteur de ce qui est considéré comme le premier roman romantique hexagonal. Au mieux, on se souvient vaguement qu’il a exercé quelques mandats, qu’il s’est fourvoyé avec un certain nombre de gouvernants, qu’il a louvoyé entre les régimes et éventuellement qu’il a été un opposant résolu aux ultras sous la Restauration, enfin qu’il a cautionné le changement de dynastie aux manettes de la France. Son œuvre importante comme philosophe du politique est tombée dans l’oubli jusqu’à son exhumation intéressée dans les années 1970 par plusieurs auteurs revenus du gauchisme et en lutte contre le totalitarisme soviétique. Ces derniers ont eu le mérite de revivifier sa pensée, mais au prix d’un affadissement : Constant devenait le fer de lance du « libéralisme politique » en tant que zélote de la liberté de la presse et du pluralisme. Alors qu’il était libéral « en tout », on a soigneusement mis sous le boisseau sa défense de la liberté industrielle. Il suffisait qu’il anticipe les problèmes modernes et contemporains des sociétés démocratiques, mais la bienséance exigeait qu’on s’en tînt là et que l’on oubliât les fondements de la démocratie libérale. Or, quelles que soient ses circonvolutions politiques, il n’a eu de cesse, de la fin du XVIIIe siècle à sa mort au tout début de la monarchie de Juillet, de construire une théorie de la Constitution conséquente, brillante au fond et en la forme.
La place de Constant à l’« âge d’or » du libéralisme français, lors de la première moitié du XIXe siècle, est singulière. Jean-Baptiste Say est un économiste pur, Bastiat un économiste avant tout mais aussi un philosophe du politique, Tocqueville – le plus conservateur de tous–, un immense sociologue. L’apport fondamental de Constant concerne le droit constitutionnel. Après avoir éclairci la notion de Constitution (I), il n’a cessé de réfléchir aux meilleurs moyens de garantir la liberté (II). Le juriste peut en conclure que la Constitution n’est qu’une barrière de papier, insuffisante en elle-même et pourtant indispensable (III).
I – Ce qu’est une Constitution
Aux yeux de la plupart des constitutionnalistes français dans l’histoire, la Constitution a été entendue comme un document qui permettait d’attribuer des fonctions à des organes plus ou moins interdépendants. Souvent, il était ajouté que la « séparation des pouvoirs » devait l’innerver et que, conformément aux canons posés par Montesquieu, la liberté devait en sourdre de manière automatique. « Séparer » les fonctions qui se trouvaient unies dans le monarque absolu, produirait inévitablement la fin du despotisme ou de l’arbitraire. En ce sens, la Constitution se conçoit comme une mécanique qui doit être soigneusement agencée, comme une pièce d’horlogerie fine et exacte.
Les positivistes juridiques franchiront un pas sup-plémentaire au XXe siècle. Le socialiste Hans Kelsen fait de la Constitution la « loi fondamentale » au sommet de la hiérarchie des normes. L’ordre juridique n’est autre qu’une structure hiérarchique au sein de laquelle la Constitution règle les conditions de création des normes. Le fond n’importe plus puisque la loi ne saurait différer du droit en tant que volonté des hommes de l’Etat.
La conception de la Constitution exprimée par Constant est tout autre. Celle-ci est non pas un acte de confiance envers les gouvernants, mais un acte de défiance à l’égard du pouvoir. Un pouvoir toujours susceptible d’abuser de ses attributions pour réduire la liberté des citoyens, voire les enchaîner. Il ne s’agit pas de savoir comment le pouvoir peut être agencé, mais de quelle manière il doit être enserré. La Constitution se conçoit comme la garantie de la liberté. Autrement dit, aux fondements de cette définition gît une conception de l’homme de l’Etat, sinon pessimiste, du moins lucide et prudente, héritée de Montesquieu : tout homme politique est sujet aux abus du pouvoir. Il ne faut donc pas l’imaginer comme un être bienfaisant et probe -ce qu’il est pourtant parfois-, mais comme un être malfaisant et malhonnête en vertu d’un opportun principe de prévention.
En ce sens, une Constitution entend lutter contre l’arbitraire auquel tout un chacun est sujet. Le pouvoir pour être légitime ne peut être que limité. Et c’est là que les thèses de Montesquieu s’avèrent gravement insuffisantes. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il ne suffit pas de le distribuer entre différents organes. Il existe une opération préalable et absolument fondamentale : il ne faut pas attribuer tout le pouvoir. La question des limites de l’Etat prime donc celle de l’agencement de ses fonctions. Le rôle essentiel d’une Constitution est d’empêcher l’Etat d’empiéter sur les libertés des individus, car il lui est strictement défendu de se mêler d’un certain nombre de questions. La Constitution doit ainsi exprimer une philosophie particulière : assurer la défense de l’individu, doté de droits qui lui sont consubstantiels. L’opération est aisément compréhensible : si l’individu détient le droit de propriété, les hommes de l’Etat ne sauraient lui porter atteinte par définition. Le principe d’abstention de l’Etat est corrélatif aux droits de l’individu.
La prohibition de l’arbitraire de l’Etat entraîne une autre conséquence. Peu importe la source du pouvoir, monarchique ou populaire. Peu importe la source de l’arbitraire, l’organe dont il émane : les libéraux se défiant de la volonté individuelle, il est normal qu’ils aient concentré leurs attaques sur le siège des volontés particulières qu’était à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle le détenteur de la fonction exécutive. Mais -les expériences révolutionnaires l’ont amplement démontré- les assemblées illimitées se sont révélées tout aussi dangereuses pour les libertés. Encore une fois, la source de l’arbitraire n’est qu’un point de détail par comparaison avec la situation d’arbitraire elle-même.
II – Comment garantir la liberté
Friedrich Hayek constatait l’échec du constitutionnalisme classique fondé sur la « séparation des pouvoirs ». Toutes ses digues s’étaient effondrées sous le poids de la croissance exponentielle de l’Etat au XXe siècle. Constant l’avait déjà relevé avec brio : la « séparation des pouvoirs » est nécessaire, mais insuffisante. En effet, il suffit, à l’encontre des idées de Montesquieu, que les pouvoirs se liguent pour que la liberté s’évanouisse. Et c’est bien ce qu’il s’est passé, non seulement dans les pays autoritaires, a fortiori totalitaires, au sein desquels un homme a concentré toutes les attributions, mais encore dans les pays démocratiques au sein desquels la fonction exécutive a de fait fusionné avec la majorité de l’assemblée délibérante – cas des régimes dits parlementaires – ou a pris un formidable ascendant sur les autres fonctions, pourtant subsistantes – cas du régime présidentiel américain.
La division habituelle entre les fonctions exécutive, législative ou judiciaire a cédé le pas dans les régimes parlementaires – lot commun des régimes en Europe – à une fonction gouvernante mêlant exécutif et législatif sous le contrôle du judiciaire. Sauf que celui-ci ne possède généralement pas l’aura qu’il détient dans les pays anglo-saxons. Les constitutionnalistes ont cru trouver leur viatique dans le contrôle de constitutionnalité des lois ou dans la conclusion de traités internationaux qui mettent en place des organes juridictionnels du type Cour européenne des droits de l’homme ou Cour de justice des communautés européennes. Mais, dans les deux cas, il reste à savoir comment ces nouveaux organes vont fonctionner. Plus précisément, trois questions nodales se posent : comment la Cour est-elle composée ? Quelle sera sa procédure de saisine ? Quelles seront les normes de contrôle ?
Idéalement, la Cour devrait comprendre des juristes de haut niveau issus d’horizons divers et ayant une forte expérience du secteur privé. Pour ne prendre qu’un exemple, la composition du Conseil constitutionnel français est loin de répondre à ces canons… Quant à la procédure applicable, de nombreux progrès ont été effectués qui ont mené à un rapprochement entre le contrôle par voie d’exception (effectué par une juridiction spécialisée) à l’américaine (effectué par tout juge) et le contrôle généralement ou principalement par voie d’action à l’européenne. En témoigne l’instauration en France, fût-elle défectueuse, de la question prioritaire de constitutionnalité sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Le point primordial réside dans les normes de référence qui permettent aux juges de se prononcer. La supériorité de l’école américaine a tenu au fait que les textes de référence demeurent presque complètement ceux de la fin du XVIIIe siècle, à une époque où le socialisme n’avait pas encore été théorisé. Les huit premiers amendements à la Constitution des Etats-Unis représentent autant d’interdictions opposées au législatif fédéral. Non seulement les Américains peuvent s’enorgueillir d’être régis par l’une des constitutions écrites les plus anciennes qui soient, mais encore n’ont-ils pas dû subir les affres du légicentrisme français de la même époque. Les droits de l’homme et du citoyen aux Etats-Unis s’entendent contre le pouvoir sous la protection d’un judiciaire indépendant et respecté ; ils se comprennent de l’autre côté de l’Atlantique comme l’accomplissement d’une loi inévitablement parfaite que la simple « autorité » judiciaire doit se borner à faire respecter.
Si la croissance de la sphère étatique outre-Atlantique a pu être contenue, non en elle-même mais par comparaison avec le continent européen, cela tient à deux raisons essentielles. D’abord, la sphère des droits de l’homme y est différente : il n’existe pas aux Etats-Unis l’équivalent des « générations » successives des droits de l’homme qui ont pu être inventées dans la plupart des autres nations. Les textes constitutionnels américains ne comportent pas les « droits-créances » dont sont infectées les constitutions des divers pays européens et les textes qui régissent l’Union européenne. Ensuite – et Constant y insistait –, une Constitution ne vaut que par son interprétation et par l’« opinion publique » à son égard. Les Anglais vénèrent leur Constitution immémoriale, les Américains ont placé la leur sur un piédestal. Les Français, eux, ont balancé entre l’indifférence et l’ignorance de la quinzaine de textes qui se sont succédé depuis 1791 – les spécialistes ne s’accordent même pas sur leur nombre !
III – Une indispensable barrière de papier
Même aux Etats-Unis, la croissance de l’Etat par rapport à la société civile est un fait marquant depuis la fin de la guerre de Sécession et plus encore depuis la New Deal. Les barrières qui avaient été dressées par les constituants américains pour juguler les effets délétères de la démocratie n’ont pas suffi. L’impôt sur le revenu a fait son apparition dans le texte sacré durant la Première Guerre mondiale, peu de temps après sa consécration en France. Les « droits des Etats » ont ployé sous les assauts renouvelés de la centralisation au détriment du fédéralisme. La subsidiarité s’est évanouie. Les mécanismes locaux de démocratie semi-directe, à commencer par les référendums, ont vu le jour à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, non pas pour juguler la puissance étatique mais pour combattre avant tout la corruption. En Europe, la loi du nombre a perverti le mécanisme ancestral du consentement à l’impôt. Celui-ci était voté par ceux qui le supportaient, en vertu du système censitaire, au nom de ceux qui le payaient. A compter de la fin du XIXe siècle, sous la pression du socialisme et le poids du suffrage universel, les représentants des contribuables et de la propriété se sont mués en redistributeurs des richesses sur fond de « marché politique » et de réponses démagogiques aux vœux démagogiques des citoyens. Les hommes politiques ont usé, pour reprendre l’expression imagée de Hayek, d’une inépuisable corne d’abondance envers leurs électeurs, avec comme horizon indépassable le court terme, c’est-à-dire les prochaines élections, au mieux les suivantes. « Après nous, le déluge », ont-ils clamé à l’unisson ! C’est la raison pourquoi quelques grands penseurs libéraux de la seconde moitié du XXe siècle ont tenté de remédier aux défaillances du constitutionnalisme classique. Milton Friedman a pu imaginer l’insertion d’une « règle d’or », cependant que Hayek a œuvré à l’érection, autrement ambitieuse, d’une nouvelle Constitution pour la liberté afin de préserver les fondements de l’ordre spontané. Tous ces projets tournent autour des idées du libéralisme classique remises au goût du jour : dépolitisation, limitation des fonctions de l’Etat, préservation de la sphère de la société civile.
Le juriste doit faire preuve d’humilité. Une Constitution n’est jamais qu’une barrière de papier, selon la belle formule de James Madison. Elle pourra se déliter face aux interprétations pernicieuses, à la rouerie des hommes de l’Etat et à l’inconscience des citoyens. Mais il n’en demeure pas moins qu’elle s’affiche comme le texte le plus élevé du droit dit public et dès lors, il est hautement préférable qu’elle soit rédigée de manière judicieuse. Aux yeux d’un libéral, il est aisément compréhensible qu’un document qui proclame le strict respect du droit de propriété soit meilleur que celui qui énonce le « droit au travail » au sein d’une « République sociale »… De même, un document qui dispose que la fonction judiciaire protège l’habeas corpus, apparaît supérieur à celui qui en fait l’affidé de l’exécutif…
Insuffisante, mais indispensable, telles sont en définitive les caractéristiques d’une Constitution digne de ce nom en tant que moyen, non pas unique, mais parmi d’autres, de limitation efficace de l’Etat et de garantie corrélative des droits de l’individu.