Un homme hors du commun, assumant des risques importants, ce qui justifie son profit : c’est Schumpeter. Un homme averti, découvrant avant tout autre ce qu’attendent des clients, ce qui lui rapporte un profit : c’est Kirzner.
Derrière ces deux conceptions de l’art d’entreprendre se profile un diagnostic sur le capitalisme : en perdition pour Schumpeter, en expansion pour Kirzner, mais aussi sur le profit : prime à la destruction créatrice chez Schumpeter, rémunération d’une valeur ajoutée chez Kirzner.
Malheureusement c’est Schumpeter qui est connu, cru et enseigné, et c’est Kirzner qui est ignoré alors que c’est lui qui est dans le vrai, d’ailleurs le capitalisme et l’entrepreneur se portent bien, au grand dam des socialistes et des économistes qui attendent toujours la crise qui emportera le système de libre entreprise et de libre échange.
Dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie, dont la première édition en français date de 1942, Schumpeter pronostiquait la disparition du capitalisme[1], je simplifie sa démonstration, sans en changer la logique.
Le capitalisme aurait dû son succès au XIXème siècle à l’audacieuse innovation de quelques grands capitaines d’industrie. L’innovation consiste à rompre l’équilibre actuel du marché, l’entrepreneur est un créateur qui va introduire de nouveaux produits ou de nouvelles techniques qui feront disparaître ce qui existe. Voilà donc l’idée de la « destruction créatrice », qui implique du point de vue social la remise en cause d’emplois existants, mais aussi l’émergence d’emplois nouveaux – ce qui expliquerait un chômage qualifié par les économistes de « frictionnel ». Mais les capitaines d’industrie sont, dans les années 1930, en voie de disparition. Il y en aurait deux causes : d’une part le niveau de revenu s’est accru, grâce au capitalisme, et l’aversion pour le risque a donc augmenté, d’autre part la concurrence conduit à la survie et au succès des grandes entreprises qui bénéficient des « économies d’échelle ». Pour faire le parallèle avec les « capitaines d’industrie » qui partent la fleur au fusil à l’assaut du marché, voici maintenant que s’ouvre l’ère des états-majors, ensemble dépersonnalisé d’experts qui ne prennent aucun risque. Schumpeter s’inspire de Marx et Sraffa, il annonce le nouvel Etat industriel de Galbraith. Dans un monde industriel, politique et patronal traumatisé par la crise de 1929, cette analyse semble rigoureuse : il est crédible que le capitalisme touche à sa fin. D’ailleurs dans une nouvelle édition en français publiée en 1951, Schumpeter se permet de ridiculiser les quelques économistes attardés qui se sont réunis en 1947 en Suisse pour créer la Société du Mont Pèlerin : ils croient encore à la libre entreprise, ils s’appellent Mises, Hayek Friedman, Rueff ou Rougier[2]. Le socialisme est bien là, et pour toujours, pense Schumpeter. Vingt ans plus tôt il s’en désolait sincèrement, maintenant il s’incline devant une évolution qu’il avait anticipée avec lucidité.
Ludwig von Mises, dans le séminaire qu’il créa et anima à New York au début des années 1950, ne tarda pas à dénoncer les erreurs de Schumpeter. Au départ, l’idée de l’équilibre du marché, rompu avec génie par l’innovateur, est pure invention des économistes, diffusée par Keynes et les macro-économistes (« équilibre général »). Animée par l’action humaine, l’économie, comme la vie, est en déséquilibre permanent[3]. Une autre idée est saugrenue : celle d’un entrepreneur joueur, parieur, dont le gain serait exclusivement celui du risque encouru. Cette idée donne du capitalisme l’image d’un champ de bataille (« capitaine d’industrie ») ou, mieux encore d’un casino. Israel Kirzner, élève et disciple de Mises, va proposer une nouvelle image de l’entrepreneur, en insistant sur le rôle de l’information et de la concurrence[4].
Loin de rompre un équilibre qui n’existe pas en réalité, l’entrepreneur réduit un des nombreux déséquilibres qui peuvent se déceler sur les marchés. Il observe que demandes et offres ne concordent pas, ce qui se traduit dans les signaux du marché que sont les prix. Cette observation lui suggère une innovation : il va créer ce qui n’existe pas, il génère ainsi une valeur ajoutée. Il n’a rien volé à personne, il a satisfait un besoin mal satisfait par la concurrence, ou pas satisfait du tout. Le profit est sa rémunération pour un service rendu : il a compris ce qui n’allait pas jusqu’à présent. La qualité essentielle de l’entrepreneur est sa vigilance (alertness), il est celui qui a une antériorité d’information : il a su ce qu’il fallait faire, il est sûr de son affaire.
Cette analyse a deux conséquences : d’une part elle contredit l’idée du « superman », celui qui ose sans savoir et prend un risque que nul autre n’oserait, d’autre part elle établit que tout le monde peut être entrepreneur, cette fonction économique n’est pas réservée à une élite hors du commun[5]. L’économie sera donc d’autant plus performante que l’information pourra exister et circuler : voici le mérite de la concurrence, une procédure de découverte. Ainsi s’explique le succès du libre échange et de la libre entreprise, et l’échec de la planification. La liberté d’un marché ouvert permet de mieux cerner les besoins de la communauté et de répondre aux attentes les plus diverses.
La réalité observée après la fin de la deuxième guerre mondiale se retourne contre Schumpeter et valide l’approche libérale. Les très grandes entreprises qui devaient régner sans conteste dans « l’Etat industriel » de Galbraith vont être mises à mal. La transition des activités industrielles aux activités de service donnera leur chance à des milliers de petites entreprises. « Small is beautiful » dira-t-on à la fin du XXème siècle. Certes vont apparaître les compagnies géantes nées de l’informatique et du numérique — mais elles-mêmes issues d’entrepreneurs individuels, et qui doivent affronter la concurrence par des innovations permanentes. Mais aussi des millions d’entrepreneurs sont apparus, permettant par exemple le développement des pays émergents. L’esprit d’entreprise demeure vif et dans les pays libres qui respectent la propriété privée[6] nombreux sont ceux qui auront préféré être entrepreneurs plutôt que salariés. Quant au socialisme économique à base de planification, de concentration et de réglementation, il a totalement échoué.
Cependant Schumpeter n’a pas eu tort sur un
point : le capitalisme, fondé sur la libre entreprise et le libre
entrepreneur, est menacé par l’Etat providence. Le jeu du marché, la perception
de ses signaux que sont prix et profits, sont faussés par le dirigisme imposé
au nom de la « justice sociale ». Voilà en fait ce qui menace le
capitalisme, devenu très souvent un « capitalisme de connivence »,
rencontre de la classe politique et du monde des affaires. Dans un pays dominé
par ladite « sociale démocratie » les meilleures affaires à réaliser
ne sont pas celles initiées par des entrepreneurs observateurs et en recherche
d’information sur les besoins de la communauté, mais par des affairistes en
recherche d’information sur les projets des gouvernants, entrepreneurs hors du
commun.
[1] Payot, éd. Préface de Schumpeter, qui écrit : « Le Capitalisme peut-il survivre ? J’ai essayé de montrer qu’un type socialiste de société émergera inévitablement de la décomposition non moins inévitable de la société capitaliste ».
[2] Il écrit dans son annexe (Ultima Verba) : « Il existe, m’a-t-on dit, une montagne suisse sur laquelle se sont tenus des congrès d’économistes qui ont condamné la plupart, sinon tous, les points d’un tel programme. Mais ces anathèmes sont tombés dans le vide » (Page 453). Le « programme » est celui que l’Etat proposerait aux entreprises pour sauver le capitalisme, mais évidemment les libéraux n’y croyaient pas davantage, et ils pensaient aussi que la liberté allait vaincre en dépit des attaques du socialisme. Schumpeter, lui, était résigné : le sens de l’histoire !
[3] Dans ses Memories (CreateSpace, Independent Publishing Platform, ed., 2009), Ludwig von Mises explique: « Comme l’approche autrichienne de l’économie est une théorie de l’action, Schumpeter n’appartient pas à l’École autrichienne. L’économie est pour lui une théorie des « quantités économiques » et non de l’action humaine. L’ouvrage de Schumpeter […] est un produit typique de la théorie de l’équilibre. »
[4] Israel Kirzner Concurrence et Esprit d’entreprise, Economica, 2005, Voir aussi la remarquable video Youtube « Israel Kirzner on Ethics and Entrepreneurship »– Conférence donnée à l’Université d’Eté de la Nouvelle Economie, Aix-en-Provence, 1993 : http://bit.ly/2kDZ7BN
[5] The Uncommun Man : titre donné à Crawford H. Greenewalt, qui devint président de la plus grande firme chimique américaine DuPont.
[6] On pensait cet esprit disparu en France compte tenu des avantages sociaux et fiscaux accordés aux salariés, mais on a observé sa résurgence quand l’Etat a introduit « l’auto-entreprise ». On pourra m’objecter que c’est l’Etat qui est à l’origine de ce cette évolution, mais il y a ici cependant une preuve que c’est en desserrant son étreinte que l’Etat peut restaurer l’esprit d’entreprise. A ce jour il lui reste beaucoup à faire et il charge la barque des entrepreneurs avec la loi PACTE et la fable de la « responsabilité sociale » (voire sociétale) de l’entreprise.