Alors que la réconciliation avec l’Allemagne, la construction européenne, puis la chute du communisme, avaient permis d’espérer une paix durable, la guerre a retrouvé toute sa force depuis que sous diverses formes le djihadisme, le communisme chinois et la Russie ont affiché leur hostilité implacable au monde occidental. Contrairement au rêve de Francis Fukuyama, la démocratie libérale n’a pas sonné la fin de l’histoire. Le libéralisme occidental adoptait volontiers l’idée que l’État n’avait pas à dicter leur salut aux individus, pas même à s’en mêler sauf à s’opposer à ceux dont la pratique religieuse nuisait à la concorde civile. Cette attitude de respect mutuel, qui exigea un long apprentissage, fut facteur de paix, ne serait-ce qu’en enlevant des motifs, religieux, de faire la guerre.

Mais la prétention de l’Occident à imposer son modèle a suscité la rébellion de tous les gouvernements qui refusaient la liberté comme une atteinte à leur hégémonie despotique comme de ceux, souvent les mêmes, qui macèrent leur ressentiment de ne pas réussir à le rattraper ou d’avoir été colonisé par lui. Ces régimes révoltés contestent la démocratie occidentale que, par un renversement de valeurs, ils présentent comme un système fondé sur l’exploitation du monde et dépravé. Ils prétendent donc faire régner un autre ordre, holiste, fondé dans l’amalgame de concepts politiques, religieux et/ou idéologiques. Selon les cas l’État y est soumis à la religion (l’Islam et à un moindre degré Israël) ou l’État sert d’Église (la Chine) ou se sert de l’Église (la Russie). Cette confusion du religieux et du politique mène souvent au totalitarisme. Elle est un écueil majeur à la tolérance des peuples et favorise des guerres qui relèvent des guerres de religion dont on sait qu’elles sont les plus violentes et les plus difficiles à juguler parce qu’elles sont irrationnelles en ce sens qu’elles sont faites, du moins motivée principalement, au nom d’une foi, d’une croyance, d’une idéologie qui, non parfois sans raison, repose in fine sur une adhésion subjective et souvent passionnelle, une conviction émotionnelle et indépendante de toute démonstration, jusqu’à des formes, surtout pour celles qui nourrissent la guerre en leur nom, de pseudo-mysticisme et de mystification qui font leur danger extrême.

 D’une certaine manière, ce regain des guerres, actuelles ou potentielles, et leur violence tiennent sans doute précisément au recul de l’idéal libéral-démocratique dont il faudrait retrouver le sens pour être à même de faire mieux prévaloir la paix des nations.

Les dominations religieuses

Israël ou la création d’une nation écartelée

Alors que, depuis la Révolution française notamment, les juifs s’intégraient en Europe, une série de pogroms meurtriers éclata en Russie d’avril 1881 à mai 1882, suivis des « Lois de Mai » particulièrement répressives à l’égard des Juifs. En France, l’affaire Dreyfus fut aussi un traumatisme pour la communauté juive [1]. Déjà dans la seconde moitié de ce XIXème siècle, des mouvements étaient apparus, tel les « Amants de Sion », avec pour objectif le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale et la restauration de la patrie juive. Un médecin russe, Léon Pinsker, avait rédigé en 1881 un pamphlet Autoémancipation ! pour résoudre la « question juive » par l’établissement d’une patrie juive indépendante. Le journaliste Theodor Herzl, austro-hongrois né à Budapest dans une famille juive religieuse et travaillant pour un journal de Vienne, était à Paris lorsque l’affaire Dreyfus éclata en 1898. Il considéra que la résurgence de l’antisémitisme devait provenir de la dissémination de la nation juive dans les autres nations au sein desquelles elle n’était pas miscible. Il en tira la conclusion qu’il fallait rassembler la nation juive en un territoire pour former un État juif et rédigea Der Judenstaat (« L’État des Juifs ») dans les six dernières semaines de son séjour à Paris. Il se consacra ensuite à cette cause à travers le monde et fut à l’initiative du premier Congrès sioniste à Bâle en 1897, qui se réunira ensuite tous les ans et sera à l’origine de l’ensemble des institutions constitutives de l’État d’Israël.

Le projet sioniste rencontra très vite l’opposition d’une part de l’orthodoxie juive qui considérait largement le sionisme politique comme un blasphème, « car il contrevenait au principe selon lequel Dieu lui-même ferait survenir la rédemption du peuple juif », et d’autre part des assimilationnistes qui croyaient pouvoir assurer le sort des Juifs en les incitant à renoncer à une large partie de leurs particularismes.

Mais Herzl était obstiné. Il avait imaginé de réunir les juifs sur un territoire qui leur serait propre et dont ils acquerraient la propriété. Il ne faisait pas de lien nécessaire entre territoire et religion puisqu’il envisageait que le nouveau territoire puisse être en Argentine aussi bien qu’en Palestine ou en Ouganda (sur proposition de l’Empire britannique en 1903). Il était respectueux du droit, privé et public, et de la propriété. Il souhaitait œuvrer à une reconnaissance internationale de son projet. Dès le début du XXème siècle, le Congrès favorisa l’implantation en Palestine d’une communauté juive d’environ 500 000 âmes, une sorte de base pré-étatique qui favorisa, après la Shoah, la création d’Israël en 1948 comme la solution pour éviter de nouvelles catastrophes comme celle de la Shoah qui en a été le déclencheur.

Le sionisme religieux était relativement faible jusqu’à la guerre des six jours en juin 1967 qui a amplifié l’esprit messianique d’une partie des juifs d’Israël voyant la main de Dieu dans cette victoire. Ces derniers œuvrèrent à la multiplication de colonies juives qui aujourd’hui abritent 475 000 Israéliens dans des localités qui mitent la Cisjordanie où vivent 2,8 millions de Palestiniens. Aux dernières élections législatives de 2022, la liste du sionisme religieux a obtenu 10,84% des voix. Ses élus sont indispensables à la majorité de Netanyahu et ils disposent de deux ministres radicaux Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous deux favorables à l’instauration d’une théocratie fondée sur la Halakha (Loi juive) et à la récupération de toutes les terres en Judée Samarie ainsi qu’ils désignent de leur ancien nom biblique la Cisjordanie. Comme l’indique Alain Dieckhoff :

« les leaders de l’ultra-orthodoxie s’attachent à renforcer la place du judaïsme dans la société en restreignant par exemple la distribution de permis de travail et l’ouverture des commerces le shabbat. Ils ont œuvré en mars 2023 pour que la Knesset vote une loi sur le levain (hametz) qui permet aux directeurs d’hôpitaux d’interdire dans leurs établissements, pendant la période de la Pâque, l’entrée de produits alimentaires à base de levain (que les juifs ne sont pas censés consommer durant cette semaine pascale) »[2] .

Ils veulent ainsi, avec d’autres courants orthodoxes comme le Shas des sépharades, marquer toujours plus l’espace social de l’empreinte du judaïsme.

Certes, le courant laïque qui a principalement inspiré la fondation de l’État d’Israël et ses débuts sont encore nombreux, mais ils sont débordés par les revendications orthodoxes. Comme l’observe Michel Abitbol, « Théodore Herzl et Max Nordau exceptés, les dirigeants sionistes et leurs successeurs israéliens n’ont jamais envisagé cependant de séparer l’Église de l’État » [3]. Sans être pour autant une théocratie, l’État juif « abandonne des pans entiers de sa juridiction à des tribunaux religieux dont les juges sont rétribués par l’État au même titre que les magistrats des cours civiles » [4]. Au fond de l’âme de la plupart des Juifs, sommeille la nostalgie des origines et du pays de Canaan. En réalité Israël s’affiche comme un État laïque et démocratique, mais selon la boutade attribuée à l’intellectuel Yeshayahu Leibowitz c’est un « État laïque de mauvaise réputation religieuse ». La question qui taraude Israël est celle de l’identité juive qui ne peut pas se passer de religion et qui reste attachée à son territoire biblique, à une Jérusalem terrestre qui dessine la Jérusalem céleste, parce que ce récit est celui qui a permis à un peuple dispersé de conserver une certaine unité par-delà des millénaires de séparation.

Dans un document intitulé Dabru Emet (Dire la vérité), en 2000, des personnalités juives religieuses ont souligné que « L’événement le plus important pour les juifs depuis l’Holocauste a été le rétablissement d’un État juif dans la Terre promise ». La revendication juive d’une Terre d’Israël donnée par Dieu aux juifs apparaît comme une exigence sacrée, physique autant qu’historique, de leur relation à Dieu. Ce qui est d’autant plus compliqué à gérer que les musulmans entretiennent, différemment, une revendication semblable sur les mêmes terres sur lesquelles l’Islam a prospéré pendant des siècles.

Les territoires de l’Islam

Pour sa part, la religion musulmane s’est abandonnée à un dieu unitaire qui, froidement solitaire, n’est pas fait pour aimer mais pour soumettre. Elle a laissé le musulman esseulé face à la représentation du pouvoir, sans église pour contrebalancer l’État dont la force s’est ainsi plus souvent déchaînée en despotisme. D’autant qu’elle soumit le temporel au religieux, comme Mahomet lui-même l’avait fait en exerçant tout à la fois ses fonctions de chef de guerre, chef de la cité et chef religieux.

La religion musulmane est plus qu’une religion, elle est totalisante et engoncée dans des pratiques gérées par des règles étroites. La société musulmane rassemble des croyants avant de gérer des citoyens. « Le but de l’État en islam est d’accomplir la volonté d’Allah sur la terre ![5] ». L’autorité est issue d’Allah, « l’objectif de l’État d’islam est d’établir et de diffuser la religion parmi les peuples [6] ». L’obéissance à l’État est donc liée à l’obéissance à Dieu. Le Coran n’est pas seulement un livre de prière, mais aussi un code comportemental et juridique. Il n’y a pas de séparation claire entre la religion et l’État. Les règles qui régissent la vie sociale et personnelle des musulmans, la charia, sont issues du Coran et des écrits successifs qui l’ont complété et expliqué : la sunna et ses hadiths (les mots, faits et gestes du Prophète rapportés des siècles après sa mort), la jurisprudence des docteurs musulmans (Al-Ijma’)… La charia participe à l’établissement de normes religieuses et civiles à la fois. Cette confusion des domaines tient à leur origine, sacralisée, dans la pratique du Prophète. La charia est pour les musulmans une loi divine, malgré les débats innombrables qui entourent la reconnaissance de tel ou tel hadith, de telle ou telle sunna. Le droit musulman ne peut donc être amendé qu’à la marge et avec d’infinies précautions. La loi ne peut plus bouger si elle est dictée par Dieu. Et cette loi n’est pas que celle des musulmans, elle est celle d’un territoire.

Alors que l’islam a gagné le monde méditerranéen par la guerre en à peine plus d’un siècle (du règne du Prophète jusqu’à la victoire de Charles Martel à Poitiers en 732), de la péninsule ibérique à la Perse, la tradition musulmane a rapidement distingué deux mondes : le territoire de la paix, Dar al-Islam, gouverné par des musulmans et où vit généralement une majorité de musulmans qui y pratiquent l’islam, et celui de la guerre, Dar al-harb, où la conquête reste à faire [7].

Sur le territoire de l’Islam, toutes les personnes sont soumises à la Loi du Livre. Juifs et chrétiens, nommés (à tort car la bible musulmane n’est pas celle du judéo-christianisme) gens « du livre », sont admis à condition de payer des impôts et de respecter la domination de l’islam. Les lieux saints de l’islam, dont Jérusalem et Hébron, ne sauraient être abandonnés à des mécréants. Car Dieu, par l’intermédiaire de son Envoyé, Mohamed, ayant donné aux hommes, de manière définitive, le cadre de la Loi divine, destiné à régir toutes les activités humaines sur les territoires conquis, ceux-ci sont définitivement considérés comme devant relever du dar al-islam. Le territoire est conçu comme un espace religieux plus que politique ou géographique. Là où il y a une communauté musulmane significative, là où il y en eut une, on est dans la maison de l’Islam. Le territoire islamique, qui a été conquis par l’islam, ne saurait être abandonné à des infidèles.

On comprend le conflit insoluble qui existe entre Israël et le monde arabo-musulman dès lors que le territoire de la Palestine est revendiqué par deux communautés qui y ont des lieux saints aussi essentiels à l’une qu’à l’autre et qui confondent toutes deux la terre et le ciel, leurs intérêts et attachements politiques et religieux.

Le renouveau des guerres idéologiques

Parallèlement aux guerres religieuses stricto sensu, les guerres idéologiques réapparaissent avec force alors qu’on les croyait éteintes avec la chute du Mur et l’avènement à Pékin de leaders plus réformistes comme Deng Xiaoping et Jiang Zemin (qui néanmoins décidèrent de la répression des manifestations de la place Tian’anmen en 1989). Cette résurgence du communisme, ou d’une idéologie nationalo-religieuse qui s’y substitue, est évidente dans la figure de Poutine qui s’en rapporte si souvent à Staline dont il a refait un héros national ou dans celle de Xi Jin Ping qui a remis le parti communiste chinois à la tête de toutes les institutions et de toutes les entreprises. Désormais, la Chine et la Russie se veulent les leaders de la révolte du monde contre l’Occident. Avec leur argent ces deux pays favorisent et fédèrent les colères de l’Afrique, d’une partie de l’Asie, de l’Océanie et parfois de l’Amérique du Sud contre les démocraties libérales qui les auraient opprimés et qui auraient construit leur richesse en pillant la leur. Ce discours tend à rassembler les nouveaux damnés de la terre que seraient tous les anciens pays colonisés. Même la Russie, qui a longtemps été une nation européenne rivalisant avec les autres, se met dans le camp des martyrs à défaut d’avoir réussi à se reconstituer après avoir subi la moulinette soviétique qui a broyé jusqu’à son âme et pour le moins sa morale. Elle est mortifiée d’être déclassée avec un PIB par habitant qui est inférieur aux 2/3 de la moyenne européenne, humiliée de la place dans le concert des nations qu’elle ne conserve que par son arsenal nucléaire et l’importance de son territoire. Il est vrai que, hors les anciens pays de l’Est qui y sont parvenus avec l’aide de l’Union européenne, peu de pays – la Corée du Sud et le Japon, Hong-Kong et Singapour, certains pays sud-américains – ont réussi, en dehors de l’Occident étendu à l’Amérique du Nord, l’Australie et la Nouvelle Zélande, à faire fructifier la liberté. Mais ceux qui n’y sont pas parvenus se sont inventé les raisons de leur échec en stigmatisant l’Occident. Ils vont désormais plus loin en se construisant un narratif de développement anti-occidental. Ils bâtissent une idéologie selon laquelle la seule grandeur qui compte est celle de la nation au détriment de celle de ses membres conçus au mieux comme les rouages substituables d’un projet plus grand qu’eux, au pire comme une masse. C’est un grand bond en arrière par un retour à la pensée antique selon laquelle, pour reprendre les mots de Lord Acton, « les obligations les plus sacrées s’effaçaient devant les intérêts supérieurs de l’État. Les passagers n’existaient que pour le bien du bateau »[8] .

La Chine communiste

Xi Jinping, arrivé au pouvoir suprême en 2012, oblige élèves et étudiants à étudier et respecter la « pensée Xi Jinping ». Le système de « crédit social » mis en place permet de contrôler le comportement de chaque citoyen et de lui dicter son sort en fonction de sa servilité dans tous les domaines : le respect du Code de la route, la ponctualité à régler les impôts, l’attitude sur les réseaux sociaux ou la tenue des engagements commerciaux… Toutes les institutions sont mises sous contrôle, des écoles et universités aux entreprises et ONG, des collectivités locales aux organismes de gouvernement eux-mêmes : dorénavant la constitution du PCC rappelle que « le Parti dirige tout » et les institutions gouvernementales ont été fusionnées et placées sous la direction des comités spécialisés du Parti.

Lors du XIXème Congrès du Parti communiste chinois (PCC), en 2017, Xi Jinping a présenté un nouveau modèle de développement chinois, l’entrée dans une nouvelle ère du socialisme à caractéristiques chinoises pour atteindre une « société socialiste aboutie et forte » en 2049. Le modèle chinois se veut un mélange d’économie de marché, d’ouverture à la globalisation et de régime dictatorial. Il est d’abord despotique, sans élections libres, sans presse libre, sans partis politiques d’opposition. D’une certaine manière, ce caractère dictatorial est une tradition du pouvoir chinois, mais désormais la Chine en fait un modèle qui veut concurrencer le modèle occidental et qu’elle cherche à exporter sur tous les continents au travers de ses routes de la soie et de son dumping économique.

Alors que traditionnellement, la Chine dominait son territoire, déjà immense, mais ne cherchait pas à exporter son système impérial, elle a maintenant adopté une attitude délibérément agressive à l’égard du reste du monde qu’elle aimerait modeler à sa façon. Elle propose « une communauté de destin pour l’humanité » à l’encontre de l’ordre international occidental. Xi veut déployer « la démocratie populaire dans son ensemble », se vantant d’avoir « pleinement mis en œuvre la politique fondamentale du Parti en matière d’affaires religieuses et assuré une […] meilleure protection des droits de l’homme ». Il ne se cache pas de vouloir rétablir le marxisme dans sa plénitude : « Nous avons établi et maintenu un système fondamental pour garantir le rôle directeur du marxisme dans le domaine idéologique. Le marxisme fonctionne et nous devons le prendre comme guide ».

Le tyran Poutine

Poutine est moins doctrinaire. C’est un espion qui ne rentre pas dans les méandres des débats intellectuels. Il n’en exerce pas moins une parfaite tyrannie qu’il justifie par un populisme prétendu supérieur à toute forme de démocratie occidentale. Sa haine de l’Occident le conduit à piétiner le droit international qui ne serait qu’au service de l’hégémonie occidentale. Il bafoue donc sans vergogne le droit de la guerre, dans l’utilisation de certaines armes ou le traitement des prisonniers, comme les traités, en particulier celui de non-agression signé le 5 décembre 1994 à Budapest par lequel la Russie garantissait à l’Ukraine son intégrité territoriale. La Russie vit de sa grandeur passée, de ses territoires antérieurs, à défaut de pouvoir vivre de sa grandeur présente. Poutine a chaussé les bottes de Staline qu’il a remis à l’honneur pour se parer de ses victoires contre le nazisme, en cachant bien sûr le Pacte conclu avec Hitler le 23 août 1939 contre l’Occident. Poutine idolâtre l’État et il en a pris le contrôle avec des bandes d’oligarques et de siloviki (les silovarques) qui lui servent de garde rapprochée, d’exécuteurs de toutes besognes et parfois de prête-nom [9].

Mais plus encore, il veut diriger le monde, comme Xi. Poutine ne craint pas de s’engager dans une guerre totale contre l’Occident. Il veut rétablir un Empire, récupérer les terres sur lesquelles, comme Pékin sur Taïwan, Jérusalem sur la Judée Samarie, l’Islam sur Jérusalem, la Serbie sur le Kosovo…, il prétend avoir des droits parce qu’il fut un temps, plus ou moins lointain, plus ou moins bref, où ces territoires, de la Géorgie à l’Ukraine, des pays baltes à l’Arménie et à la Moldavie, avaient été conquis par les maîtres du Kremlin [10]. Que diraient Poutine et Xi si l’Autriche envahissait leur ami, la Hongrie, qu’elle a dominée du XVème siècle jusqu’en 1918, soit plus longtemps que la Russie ne l’a fait de l’Ukraine ?

Dans ses ambitions, Poutine est soutenu par l’Église orthodoxe engoncée dans son histoire et qui nourrit le cœur de la nation russe. Les Églises orthodoxes nouent des liens très forts avec les gouvernements des territoires sur lesquels elles s’étendent, dans l’esprit dans lequel elles sont nées sous l’Empire romain ou sur ses cendres. Certes, l’empereur Constantin (272-337) ne voulut pas faire du christianisme une religion d’État, mais ses successeurs en firent un instrument de pouvoir. Constantinople connut plus d’un millénaire d’union étroite du sceptre et du goupillon. Et le Patriarcat de Moscou créé en 1589 fut très vite confondu avec la Couronne par le patriarche Fédor Romanov gouvernant la Russie avec son fils Michel, premier tsar de la dynastie des Romanov, avant qu’en 1721 Pierre le Grand crée le Saint Synode au travers duquel l’État impérial russe s’assura de la maîtrise des affaires religieuses et fasse disparaître le patriarcat. Celui-ci fut rétabli en 1918 mais il reste très inféodé au pouvoir ainsi qu’en témoigne encore l’actuel Patriarche Cyrille, ancien du KGB !

Ainsi que l’explique Anna Dolya [11] :

« Le Kremlin utilise la légitimité symbolique de l’Église en poussant encore plus loin son idéologie du ‘Russkiy mir’ (monde russe) qui est fondée sur l’idée de la civilisation, fortement dominée par Moscou, de l’espace socioculturel et supranational qui englobe non seulement la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, mais qui doit aussi s’étendre au territoire de l’Eurasie. »

Le Président russe et le patriarche Cyrille se réfèrent régulièrement au « Russkiy mir » intégrant l’orthodoxie, la culture et la langue russe pour jouer le rôle de contrepoids à la civilisation occidentale « décadente ». La politique devient affaire religieuse observe Kathy Rousselet [12]. Le 6 mars 2022, dimanche du Pardon, Cyrille n’a pas hésité à reprendre les thèses du Kremlin selon lesquelles le pouvoir ukrainien se livre à un « génocide » contre les habitants du Donbass en présentant la guerre dans une dimension eschatologique contre les valeurs mondiales répandues par l’Occident. 

La naissance du système libéral et la valorisation de la paix

A l’inverse, en Occident, dans les restes éparpillés de l’empire, l’Église de Rome ne cessa jamais de résister à l’emprise du pouvoir temporel pour parvenir, après des siècles incertains, à faire prévaloir l’enseignement de Christ de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Elle fit prévaloir son autonomie au XIème siècle par la force du pape Grégoire VII obligeant, à Canossa, l’empereur à respecter ses prérogatives. L’Église n’excluait pas toujours la guerre puisque le pape Urbain II prêcha lui-même la croisade à la fin du même siècle, 1095, pour libérer les chrétiens d’Orient « de la tyrannie des Sarrasins », mais en même temps il obligea, autant que faire se peut, l’Occident à respecter la Trêve de Dieu, suspendant les guerres pendant diverse périodes de l’année, ou la Paix de Dieu, pour restaurer « la paix qui vaut mieux que tout »[13]. La séparation de l’Église et de l’État permit à celle-là d’assurer son rôle pacificateur et réduisit les risques de despotisme auquel incline toujours la confusion des pouvoirs. Elle fit germer l’idée de laïcité, étrangère aux mondes antiques, qui se glissa subrepticement dans l’histoire [14]. La réforme grégorienne, excluant notamment désormais l’ingérence du pouvoir politique dans la nomination des évêques (du moins en principe !), laissait sa place à la transcendance et à la résistance, mais aussi à la politique malgré la religion ou à la religion au-delà de la politique. Elle favorisait également l’équilibre des ambitions et de la tempérance. Elle permettait qu’en droit, il y ait des forces de critique réciproque pour réduire les risques que la société tende aux extrêmes. Des espaces de liberté se sont créés dans les interstices offerts par le partage des pouvoirs temporel et spirituel et renforcés par l’étagement des pouvoirs civils féodaux. Cette démultiplication des autorités les obligeait au respect et au débat. Puis l’apparition de la Réforme et son extension ont remis en question l’unité religieuse et, après des batailles inexorables, la paix s’est faite de manière bancale autour de l’accord entre catholiques et luthériens signé à Augsbourg le 25 septembre 1555 par lequel, sous diverses exceptions, les princes allemands eurent le libre choix de leur religion, catholique ou luthérienne, et la faculté de l’imposer à leurs sujets selon l’adage : cujus regio, ejus religio (« tel prince, telle religion »). Les calvinistes et autres réformés en étaient exclus. Les guerres se poursuivirent, du massacre de la Saint Barthélemy en 1572 à la guerre de Trente Ans, avant que les traités de Westphalie, conclus le 24 octobre 1648, entérinent une division entre nations souveraines acceptant de respecter leurs frontières sous le bénéfice d’une norme de non-ingérence que les différences de religion ne devaient pas troubler.

Les relations internationales se sont ainsi émancipées progressivement des questions religieuses gérées par chaque Prince en ses États. La pensée d’Hugo Grotius (1583-1645) y contribua sans doute. Arminien (calviniste ouvert à l’idée du libre arbitre), il dut s’enfuir des Pays-Bas vers la France pour avoir défendu la tolérance religieuse et l’idée que le pouvoir politique ne peut pas imposer une vérité religieuse par la force. Il imagina qu’un droit international, un droit des gens respectueux des nations, puisse assurer la paix. En la matière, sa pensée se résume dans ses remerciements au roi Louis XIII de l’accueillir en exil en France : « Vous avez un Empire plus grand que [votre] royaume : c’est que vous ne convoitez pas les royaumes d’autrui. » Locke (1632-1704), après lui, vanta la tolérance, argumentant pour empêcher le pouvoir civil de s’étendre jusqu’au salut des âmes [15]. Puis Montesquieu (1689- 1755) théorisa le régime anglais de la séparation des pouvoirs capable d’éviter la tyrannie parce que le pouvoir y arrête le pouvoir, ce qui a sans doute contribué à ce que l’Angleterre échappe au despotisme bien que le monarque y soit le chef de l’Église anglicane. Aux XVIIIème et XIXème siècles, nombre de penseurs, notamment d’Ecosse et de France, rehaussèrent le rôle des individus et en firent la finalité des États quand avec Aristote les scolastiques plaçaient encore le Bien du tout au-dessus de celui des parties[16] .

Les guerres n’étaient pas finies. Comme le disait Thucydide, les souverains continuaient trop souvent de penser que rien n’était injuste de ce qui leur était utile. Mais il s’agissait moins désormais de guerres de religion que de guerre territoriales comme les princes en avaient toujours vécu avant que Napoléon n’instrumentalise le message universel de la Révolution pour porter la guerre dans toute l’Europe, comme les prémices des rêves impériaux de Guillaume II et surtout des guerres idéologiques des nazis et des communistes nourries de la confusion dangereuse et illégitime du temporel et du religieux et de la sacralisation des tribus et territoires ancestraux. Ces nouvelles guerres idéologiques ont prétendu offrir leur salut aux peuples qu’elles soumettaient. Elles se sont exacerbées dans des visions mythiques et mystiques de la politique galvanisées par des dirigeants dont plus rien ne bornait l’appétit immodéré de puissance. Il fallut les grandes déflagrations du XXème siècle pour que s’établissent sur leurs décombres de grands traités destinés à instaurer des paix éternelles. Après la SDN, l’ONU interdit ainsi le recours à la force sous toutes ses formes, direct ou indirect, sur le territoire d’autres États qui constituerait « une violation de leurs droits inaliénables et du principe de non-intervention ». Mais les règles de la SDN furent éphémères et celles de l’ONU restent souvent des chiffons de papier politiquement correct que les États n’invoquent que lorsque cela les arrange. Les religions idéologiques d’aujourd’hui ou les idéologies religieuses qui nourrissent les belligérants des guerres en cours s’en exonèrent volontiers car les vérités religieuses sont promptes à se vouloir au-dessus de tout. 

Les guerres actuelles auxquelles le monde assiste ou se prépare sont des guerres totales parce qu’elles sont eschatologiques. Elles ne consistent pas à grignoter des territoires ou augmenter ses richesses, mais à dominer les esprits. Elles sont totales parce qu’elles opposent des visions incompatibles sur des territoires sanctifiés par les parties en conflit. Le communisme lui-même, qui ne se veut d’aucune patrie, se croît appeler à transformer le monde entier en cité radieuse des prolétaires. Le christianisme est capable de s’opposer à ces déchainements sur le plan spirituel quand il n’est pas perverti par le progressisme. Mais sur le plan politique et philosophique, seule la tolérance libérale, fondée sur le respect de la diversité et capable de se doter d’institutions qui en assurent la réalité, peut fournir un rempart à la folie meurtrière des guerres de religion ou leurs succédanés idéologiques qui cherchent à s’emparer de l’âme des peuples. La pensée libérale n’admet le pouvoir que pour qu’il fasse régner la paix et la sécurité afin de favoriser l’expression de la liberté de chacun. Un État libéral n’offre pas le salut aux individus, mais leur permet de le trouver. Il ne lie pas le bonheur des gens à leur territoire. Il a pour finalité la liberté des individus pour autant que ceux-ci soient respectueux de la liberté des autres et des règles établies. Il divise le pouvoir pour l’empêcher de dégénérer en tyrannie. Il préfère toujours la paix à la guerre sauf quand il lui faut se battre pour s’opposer à ceux qui voudraient attenter à la liberté.


[1]    Voir : Conservatoire des Arts et Métiers, De l’idée à l’organisation : « L’État des Juifs » par Theodor Herzl, Fiche de lecture – DSY221 Questionnement sur le comportement organisationnel (Yvon PESQUEUX).

[2]    Alain Dieckhoff. « Les religieux en force en Israël ». Études : revue de culture contemporaine, 2023, 2023/7-8 (4306), pp.19-28. hal-04163496

[3]   Michel Abitbol, Démocratie et religion en Israël, Cités 2002/4 (n° 12), pages 15 à 32.

[4]    Ibidem.

[5]    Falih Mahdi, Fondements et mécanismes de l’État en islam : l’Irak, L’Harmattan, 1991, p. 133.

[6]    Ibid., p. 134.

[7]   Olivier Hanne – dans « Les frontières en Islam – Entre unification impérialiste et fractionnement opportuniste », Communio 2019/6, N° 266, pages 33 à 45 – observe comment l’affrontement avec Byzance avait exacerbé la vision manichéenne de l’espace dans l’Islam médiéval :

« Le monde serait constitué de deux ‘demeures’. Dans le dar al-islâm (demeure de l’islam), la paix règne, l’homme obéit aux lois de Dieu et à ce que le Coran pose comme licite. Or, justement, ces lois sont appelées hudûd, ‘frontières’. L’unicité divine (tawhîd) est proclamée et nul ne songe à adhérer à l’infidélité. La Umma y est rayonnante. Au-delà des frontières se situe le dar al-harb (demeure de la guerre), un monde barbare et chaotique (la jahiliya), hostile à l’islam, où les fidèles sont persécutés, isolés, où règnent le taghût, la ‘transgression’ et le péché sous toutes ses formes (harâm). Ici, les musulmans sont vivement appelés à rejoindre la Umma en faisant leur émigration (la hijra), comme Muhammad avant eux. Tous les fidèles doivent leur venir en aide par le jihâd. »

[8]    Lord Acton, Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument, Les Belles Lettres , 2018, p. 78.

[9]    Cf. en particulier l’ouvrage de Françoise Thom, Poutine ou l’obsession de la puissance, Litos, 2022.

[10]   Piotr Akopov, un commentateur nationaliste qui exprime l’essence de l’idéologie poutinienne, a mis en ligne dès le 26 février 2020 par l’agence RIA Novosti, avec un peu de précipitation, ce texte révélateur du souhait du maître du Kremlin de faire advenir un nouvel ordre mondial post-américain :

« La Russie restaure son intégrité historique en réunissant le monde russe, en rassemblant le peuple russe, ce vaste ensemble composé des habitants historiques de la Grande Russie, de la Russie Blanche et de la Petite Russie. […] Car la construction d’un nouvel ordre mondial – voilà la troisième dimension des événements actuels – s’accélère.  […] Le monde multipolaire est enfin et pour de bon devenu réalité : l’opération en Ukraine ne ligue personne contre la Russie, sauf l’Occident. Car le reste du monde comprend parfaitement que ce conflit entre la Russie et l’Occident est une réponse géopolitique à l’expansion des atlantistes, ainsi que la récupération par la Russie de son espace historique et de sa place dans le monde. »

[11]      « L’Église orthodoxe russe au service du Kremlin », Revue Défense Nationale 2015/5 (N° 780), pages 74 à 78.

[12]      « Le patriarcat de Moscou face à la guerre », Revue Études, Août 2023.

[13]      pax que omnia superat… disait Étienne II, évêque de Clermont à l’assemblée qu’il y convoque en 958.

[14]      Cf. mon dernier ouvrage, Civilisation et libre arbitre, Desclée de Brouwer, 2022.

[15]      « Parce que Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu’à toute autre personne, et qu’il ne paraît pas qu’il n’ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu’il est comme impossible qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d’un autre, soit prince ou sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu’il doit embrasser », John Locke (1632-1704), Essai sur la tolérance (1667), trad. Jean Le Clerc, Ed. Garnier Flammarion, 1992, cf. pp 110 et 121.

[16]     Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I,1, 1094 b.

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Jean-Philippe Delsol

Jean-Philippe Delsol est docteur en droit et licencié ès-lettres. Il travaille comme avocat fiscaliste et préside l’IREF (Institut de Recherches Économiques et Fiscales). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru en 2022, Civilisation et libre arbitre, chez Desclée de Brouwer.

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