En tant qu’Occidentaux, nous ne voyons pas quel type de régime nous pourrions vouloir sinon la démocratie. Et cela nous le savons depuis l’après-guerre, depuis que nous avons compris qu’il n’y a pas de « bonne dictature ».

Faut-il cependant savoir quelle démocratie : car les mots sont traitres, et finissent parfois par désigner des réalités bien différentes de celles qu’on leur avait auparavant assignées. L’existence sociale est mouvante, les choses s’y métamorphosent subrepticement, les contresens affleurent sous la surface sans se laisser voir, les frontières éclatent à l’insu des acteurs. La démocratie contemporaine se fourvoie de trois manières : quand elle se croit une catégorie anthropologique ; quand elle prétend étendre ses vertus à l’infini ; quand elle transforme radicalement son principe et sa définition pour obéir au gout du jour.

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Jean Baechler, grand sociologue qui nous a quittés il y a quelques mois, pensait que la démocratie est le gouvernement naturel de l’espèce humaine. Dans son dernier article, il écrit :

« L’humanité a vécu pendant des centaines de millénaires en bandes minuscules de cinq cents à mille individus, dont les relations de pouvoir correspondaient à la démocratie pure et parfaite, telle que définie. La raison en est simple. Le régime suffit à régler les problèmes qui se posent et aucune position autocratique ou hiérocratique n’existe dans ces ensembles menus. Le face à face perpétuel et le coût nul des coalitions préviennent toute concentration du pouvoir. Le régime naturel se trouve naturellement réalisé. La démocratie étant le régime naturel, elle est spontanément instaurée, quand sont réunies certaines conditions de possibilités. »

Si le régime démocratique, contrairement au régime autocratique (dictature) et au régime hiérocratique (royauté), s’instaure tout seul et pour ainsi dire instinctivement, c’est qu’il s’inscrit dans un tableau anthropologique. Il est valable pour tous les humains, même si certains peuples l’ont inventé avant les autres : il est voué à se déployer partout.

C’est bien ce qu’ont pensé les Occidentaux pendant le tournant du siècle, et jusqu’à un moment assez récent. Ils ont cru la démocratie universelle au sens où elle s’appliquerait naturellement à tous les peuples, à ce point qu’après la chute d’un dictateur la démocratie s’instaurerait d’office, si certaines conditions se trouvaient réunies. C’est dans cette idée que nous avons œuvré partout au déboulonnage des tyrans. Le déroulement des événements ne nous a pas donné raison. Dans la plupart des cas sinon dans tous les cas, le tyran abattu a laissé place à d’autres tyrans, pires ou meilleurs, ou à des guerres entre tyrans rivaux – mais certainement pas à des démocraties. Nous devons donc en arriver à penser que la démocratie est enracinée non pas dans l’anthropologie, mais dans l’anthropologie culturelle. Autrement dit, elle est un tropisme occidental. Les déclarations récentes des Chinois et des Russes, pour ne citer qu’eux, confirment cette idée : les nombreuses autocraties mondiales nous assènent que notre universalisme est un colonialisme, et que notre démocratie de liberté et de désordre n’est en aucun cas faite pour eux.

Il semble bien que la démocratie n’est pas nature, mais culture. Ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons pas l’exporter, car toute culture peut s’exporter : mais il y faut une volonté de la part du receveur, car ces choses ne se font pas d’instinct. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à croire que le régime naturel est autocratique ou hiérocratique, pour reprendre les catégories de Jean Baechler. Une tribu primitive d’humains ordinaires tombera probablement sous le charme du fanfaron charismatique ou sous la coupe du dominateur violent, car ce type d’individu existe partout, pendant qu’un ensemble humain est partout passif et craintif. Probablement, la démocratie apparait comme une contre-nature, une œuvre de la raison. Les conséquences en sont nombreuses. Car cela signifie d’abord, que nous ne pouvons pas exporter la démocratie comme on passe à un ami une application informatique, ou comme on lui prête une clé à molette. Cela signifie ensuite qu’il nous faut constamment faire l’effort de maintenir la démocratie chez nous, car si on cesse de la surveiller, elle retombera inévitablement dans l’autocratie ou dans la hiérocratie.

Il est probable qu’au vu de nos déboires récents, nous ne pouvons plus inscrire la démocratie dans l’anthropologie générale. Il nous faudra dorénavant la regarder comme une culture politique particulière, ce qui ne nous empêchera pas à l’avenir de tenter de convaincre d’autres cultures de ses bienfaits.

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Le deuxième égarement consiste à vouloir étendre à l’infini les catégories, ou les « vertus » de la démocratie. La théorie en a été proposée déjà il y a un siècle par John Dewey. Puisque la démocratie c’est la liberté et l’égalité, le régime deviendrait encore meilleur si l’on déployait la liberté et l’égalité de façon exponentielle, et dans tous les domaines de la vie. Par exemple, la souveraineté populaire se déploierait dans l’école où les élèves voteraient, dans l’armée où les militaires voteraient pour élire leurs officiers etc. Nous avons déjà vu des réalisations de ce type en mai 68 et au-delà, notamment dans les universités ou dans les familles. Il s’agit là d’une grave confusion intellectuelle, due à une sorte de militantisme extrémiste. La démocratie comme souveraineté du peuple n’est légitime que dans la grande société, ou société ouverte, où les individus sont considérés comme tous nantis du bon sens nécessaire aux décisions politiques (donc citoyens) : ici la décision n’est pas affaire de compétence particulière. Dans les petites sociétés qui composent la grande, les décisions sont en général affaire de maturité (la famille) ou de compétences (armée, école, entreprise etc.).

Il est également dangereux et absurde de déployer la liberté démocratique jusqu’aux excès où chacun se croit autorisé à réaliser toutes ses volontés. Platon avait déjà décrit ces excès délétères dans La République. Ce qui nous laisse à penser qu’il s’agit là d’une outrance assez naturelle, quoiqu’illégitime parce qu’elle détruit le régime plutôt que de l’épanouir. Les libertés démocratiques reposent sur leurs propres limites – une liberté sans responsabilité devient folie, et les citoyens sont responsables d’une vision de l’humain, de la société, et de l’avenir. Dans les « démocraties extrêmes » (Dominique Schnapper) contemporaines, la liberté et l’égalité se croient sans limites intrinsèques. Le courant woke représente une démocratie déréglée, où l’on réclame l’égalité et la liberté pour toutes les minorités quelles qu’elles soient, quels que soient leur mérite, leurs revendications, et même leur absurdité – tout cela au nom de la démocratie. Laquelle se dilue et perd son sens dans cet effarant maëlstrom de volontés disparates. Nos contemporains ont tendance à décrire la démocratie ainsi : ce régime qui permet à chaque individu de dicter sa loi particulière, au nom de l’égalité et de la liberté. A cet égard, nous nous trouvons sur une pente que les anciens Grecs décrivaient déjà, pente sur laquelle la démocratie peut se transformer en guerre civile et en anarchie.

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Le troisième égarement est certainement le plus grave de tous, et encore en grande partie non élucidé. La définition de la démocratie elle-même est en train de changer, de façon subreptice et par d’insensibles glissements.

Démocratie signifie souveraineté du peuple. Elle s’exprime par le suffrage. Elle traduit une confiance dans le sens commun qui appartient à chacun, quelle que soit par ailleurs ses compétences culturelles et techniques. Chesterton avait magnifiquement décrit cela :

« Tel est le premier principe de la démocratie : les choses essentielles parmi les hommes sont celles qu’ils possèdent en commun, non celles qu’ils possèdent séparément (…) la foi démocratique tient à ceci : les choses les plus terriblement importantes doivent être confiées à des hommes ordinaires – l’accouplement des sexes, l’éducation des jeunes, les lois de l’Etat [1]. »

Dans la décennie 30 du XXème siècle, les votes du peuple allemand pour Hitler ont ébranlé durablement la confiance des Occidentaux dans le bon sens populaire. Ils se sont rendu compte qu’un peuple entier pouvait installer au pouvoir des régimes terribles. Par ailleurs, au tournant du siècle les courants progressistes se sont consolidés et bien souvent extrémisés, et est apparue une polarité ardente entre les conservateurs, qui veulent préserver quelque chose de l’ancien monde, et les progressistes, qui sont prêts à des transformations radicales. Cette polarité apparait significative aux USA, avec le combat enflammé (voire enragé) entre Trump et Biden. Il s’avère que les courants progressistes espèrent gagner ce combat en transformant la définition de la démocratie. Les peuples étant capables de tout depuis Hitler, et aujourd’hui capables d’élire Donald Trump, il devient dangereux de se reposer sur leurs exigences. La vraie démocratie ne serait plus le régime de la souveraineté populaire, mais le régime qui accepte les idées progressistes. Viktor Orban, parce qu’il a inscrit dans sa constitution que le mariage est un contrat entre un homme et une femme, et autres décrets du même genre, n’est plus considéré en Europe comme un démocrate – quoique ces décisions soient portées par la souveraineté populaire. Le gouvernement polonais est considéré comme anti-démocratique, non pas vraiment parce qu’il détourne la justice (ce que font aussi tous nos gouvernements), mais parce qu’il a une idée de l’IVG en particulier et de la famille en général qui n’est pas du tout conforme au progressisme régnant. Par ailleurs, toute une littérature de sciences politiques a vu le jour ces deux dernières décennies, montrant qu’on ne peut plus aujourd’hui accepter n’importe quelle décision populaire – toute décision populaire doit être validée, pour acquérir sa légitimité, par la doxa régnante. On se souvient de quelle manière à la fois violente et détournée le vote anglais pour le Brexit a été vilipendé par l’opinion dominante. On se souvient que le vote français de 2005 au sujet de l’Europe a été récusé sans aucun complexe.

On peut le dire sans détour : si la souveraineté populaire est mise en cause pour non respect des principes en vigueur dans le monde contemporain, alors on ne pourra plus parler de démocratie.

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Il est naturel que la démocratie se trouve en permanence menacée par des détériorations diverses. Après tout, c’est une institution humaine, donc fragile, et des plus fragiles parce qu’exigeante et complexe. Ce qui importe surtout, c’est de connaitre les dangers qui la guettent, et de tenter de les réduire à la source, afin de ne pas se trouver dans des situations sans issue. Les contemporains de Platon avaient fini par perdre leurs démocraties.


[1]     Orthodoxie, Climats 2010, p.75.

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Journal des Libertés

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