La publication en 2018 des « Considérations économiques et financières » par le Vatican a une nouvelle fois provoqué des polémiques. Le pontificat de François semble voué aux interprétations contradictoires et ce, au sein même des écoles libérales. Ces interprétations se muent en éristique du fait des ambiguïtés du texte.
1 – Des interprétations contradictoires
La presse française s’est fait l’écho des critiques vaticanes de la finance internationale. De manière fort unilatérale. Les interprétations des libéraux français, et plus spécifiquement des libéraux catholiques de notre pays, ont été plus contrastées. La plupart, il est vrai, ont sévèrement commenté un document qui témoignait d’une compréhension évanescente de la science économique, mais dont les fondements anthropologiques étaient également erronés[1]. D’autres spécialistes de la doctrine sociale de l’Eglise ont entendu faire la part des choses et ils ont insisté sur les enseignements qui pouvaient être tirés de ce texte par les libéraux[2].
Le fait qu’un même document puisse diviser de façon aussi nette des libéraux de stricte obédience, quelles que soient leurs sensibilités, plus encore des libéraux catholiques, est doublement révélateur. D’abord, de l’importance des questions en jeu. Ensuite, des difficultés interprétatives propres aux textes religieux.
2 – François et le libéralisme
Les Oeconomicae et pecuniariae quaestiones (ci-après OPQ) ont été explicitement approuvées par le Pape. Elles s’agrègent donc à une vaste masse de textes et discours à tonalité économique et financière adoptés ou lus par François depuis son élection en 2013. Nombre de ces sorties et autres saillies n’ont pas eu l’heur de plaire à bien des libéraux, en France et ailleurs. Florilège dans l’ordre chronologique :
- « L’adoration de l’antique veau d’or a trouvé un visage nouveau et impitoyable dans le fétichisme de l’argent, et dans la dictature de l’économie sans visage, ni but vraiment humain » (discours, 16 mai 2013) ;
- « Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché » (Evangelii gaudium, 24 novembre 2013) ;
- « L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes de marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate » (Laudato si’, 24 mai 2015) ;
- « [un modèle économique idolâtre] a besoin de sacrifier des vies humaines sur l’autel de l’argent et de la rentabilité » (discours, Bolivie, 8 juillet 2015) ;
- « Cette économie tue. Cette économie exclut. Cette économie détruit la Mère Terre » (discours, Bolivie, 9 juillet 2015).
Certes, après un départ en fanfare, François paraît avoir mis… un peu d’eau dans son vin, sans doute à la suite du tombereau de critiques qui s’est abattu sur lui. D’aucuns, entre autres aux Etats-Unis, en sont même venus à le qualifier de communiste. Un philosophe français a ironisé : « Bientôt, les posters de François vont remplacer ceux de Che Guevara dans les chambrettes lycéennes », en appelant le Pape à « se convertir à l’économie de marché » …[3]
Les maladresses du souverain pontife n’ont pas arrangé les choses. Lier les attentats terroristes de Paris avec un système international injuste qui « met au centre, non la personne, mais le dieu argent », n’était sans doute pas indispensable (discours, Kenya, 27 novembre 2015).
Toutefois, au-delà des bons mots et des piques faciles, voir en François un marxiste calotté est rien moins que déplacé. D’abord, car la doctrine sociale de l’Eglise a toujours rejeté le communisme. Ensuite, car Jorge Mario Bergoglio a été nourri par la théologie du peuple. Enoncée par les évêques argentins au retour de Vatican II, celle-ci rejette aussi bien la sociologie libérale que la sociologie marxiste pour prôner une « troisième voie ». Elle s’appuie sur le concept de peuple tiré de la culture et de l’histoire argentine et latino-américaine[4].
Il n’en demeure pas moins que les déclarations à l’emporte-pièce et les raccourcis parfois saisissants utilisés par le Pape – « allergique à l’économie », ainsi qu’il le confia avec humour lors d’un voyage le 13 juillet 2015 – ne laissent pas de mettre mal à l’aise.
3 – Les ambiguïtés du document
Les « Questions économiques et financières » comportent des aspects libéraux indéniables, mais aussi des aspects antilibéraux. C’est qu’elles manifestent en réalité une ambigüité consubstantielle.
A – Des aspects libéraux
Certains aspects du texte ne peuvent que satisfaire les libéraux. Florilège :
- « Le bien-être économique mondial s’est indubitablement accru au cours de la seconde moitié du XXe siècle, avec une mesure et une rapidité jamais perçues auparavant » (OPQ, 5).
Un commentateur perfide ajouterait que le Pape ne l’avait guère perçu lui-même jusqu’à présent… Moins de deux mois après son intronisation, François avait allégué le 16 mai 2013 que la pauvreté deviendrait plus criante et que l’on constaterait un nouveau paupérisme… Les quaestiones ayant été approuvées par le souverain pontife, elles confirment qu’il ne faut pas désespérer de la nature humaine.
- « Aucune activité économique ne peut prospérer de manière durable, si elle ne s’insère dans un climat de saine liberté d’initiative » (OPQ, 12).
- « La financiarisation du monde des affaires, en permettant aux entreprises d’accéder à l’argent grâce à l’entrée dans le champ de la libre négociation en bourse, est en soi quelque chose de positif » (OPQ, 15).
Où l’on voit que la présentation journalistique du document comme une critique absolue des marchés financiers apparaît bien hâtive…
- Le profit est un « facteur inhérent à tout système économique » (OPQ, 23).
Mais il est vrai que les aspects antilibéraux du document semblent autrement nombreux.
B – Des aspects antilibéraux
- « Les inégalités se sont amplifiées au sein des différents pays, comme aussi entre les nations » (OPQ, 5).
Affirmation à tout le moins péremptoire et qui aurait appelé à plus de prudence…
- « Ce qui avait été prédit, voici plus d’un siècle, est malheureusement devenu maintenant réalité : le revenu issu du capital porte maintenant atteinte au revenu issu du travail qu’il risque de supplanter tandis que celui-ci est souvent relégué en marge des intérêts majeurs du système économique » (OPQ, 15).
- « Le crédit public au service des familles, des entreprises, des collectivités locales ou le crédit d’aide aux pays en voie de développement sont des réalités très positives et dignes d’être encouragées » (OPQ, 16).
- « L’imposition fiscale, lorsqu’elle est équitable, exerce une fonction essentielle de péréquation et de redistribution de la richesse » (OPQ, 31).
- « Il a été calculé qu’un impôt minimum sur les transactions offshore suffirait pour résoudre une grande partie du problème de la faim dans le monde » ( cit.).
- « Il importe avant tout de pratiquer à tous les niveaux la transparence financière » ( cit.).
- « Il faut permettre et encourager de manière raisonnable les voies judicieuses de sortie de la spirale de la dette, en ne faisant pas porter aux Etats – et donc à leurs concitoyens, en clair à des millions de familles – le fardeau de ce qui de fait se révèle insoutenable. Cela suppose également des politiques de réduction raisonnable et harmonisée de la dette publique (…) » (OPQ, 32).
Mais surtout, ce qui frappe, c’est l’ambigüité profonde du texte qui permet des interprétations parfois rigoureusement opposées.
C – Une ambigüité consubstantielle
L’interprétation des textes est souvent très délicate. L’herméneutique oppose des conceptions diverses d’interprétation. Et les textes religieux sont le terrain sacré de l’affrontement entre les différentes écoles. Les Oeconomicae et pecuniariae quaestiones se présentent comme un document de bonne tenue intellectuelle qui tranche avec certains textes antérieurs du pontificat de François, à commencer par la très faible encyclique Laudato si’ – pourtant d’un niveau hiérarchique autrement important. Selon que l’on chausse les lunettes d’un libéral, d’un libéral catholique, d’un catholique libéral… les mots prennent des saveurs autres.
Le paragraphe essentiel nous semble celui-ci :
« Le puissant moteur de l’économie que sont les marchés n’est pas en mesure de se réguler par lui-même : les marchés, en effet, ne peuvent ni produire les conditions qui leur permettent de se développer dans les règles (…) ni corriger leurs effets et leurs expressions nuisibles à la société humaine (…) » (OPQ, 13).
Par ailleurs, les Considérations usent moult fois du terme de « régulation », entre autres dans les phrases suivantes :
- « Il est naïf de croire en une autosuffisance présumée des marchés dans leur fonction d’allocation des ressources, indépendamment de toute éthique ; (…) [l’expérience des dernières décennies] révèle le besoin urgent d’une bonne régulation (…) » (OPQ, 21).
- « Une coordination stable, claire et efficace s’impose entre les différentes autorités nationales de régulation des marchés (…) » ( cit.).
- « Une régulation publique [devient de plus en plus urgente] » (OPQ, 25)
Les interprétations diffèrent suivant la compréhension du terme « régulation ». La traduction française des considérations est elle-même coupable, ce qui est particulièrement dommageable dans les paragraphes qui parlent des « autorités de régulation », des « systèmes de règlementation », des « systèmes politiques et règlementaires » et de la « dérégulation » (OPQ, 21).
Comme le rappelait Hayek, citant Confucius, lorsque les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté. Or, le terme régulation, d’origine française, a passé la Manche pour, comme presque toujours, changer de sens. La regulation anglo-saxonne correspond à la règlementation dans notre pays. Autrement dit, un marché se régule par définition de manière spontanée, alors que la règlementation provient des autorités publiques par le truchement de la contrainte. Lorsque les Considérations avancent que les marchés ne peuvent se réguler par eux-mêmes, versent-elles dans l’antilibéralisme ? Oui s’il s’agit de prétendre que seule la règlementation peut corriger les marchés. Non s’il s’agit de dire que ceux-ci supposent des institutions spontanément développées par les actions et interactions des individus.
La même ambigüité se retrouve dans la phrase suivante : « pour fonctionner correctement, le marché doit se baser sur (sic) des présupposés anthropologiques et éthiques qu’il n’est pas en mesure à lui seul de donner ou de produire » (OPQ, 23). Force est cependant de constater que plusieurs éléments des Considérations renvoient à la règlementation de manière explicite – la nécessité de la « régulation [en fait règlementation] publique » – ou implicite, sans que l’on force l’interprétation. Et que dire des bribes de solutions proposées : conception redistributive de l’impôt ; crédit public, impôt sur les transactions offshore… En ce sens, les quaestiones apparaissent contraires aux thèses des écoles libérales partisanes d’un Etat minimum, a fortiori des anarcho-capitalistes.
Une autre illustration de l’ambigüité des quaestiones apparaît à la lecture de cette phrase : « Notre époque a montré l’essoufflement d’une vision individualiste de l’homme pris surtout comme un consommateur, dont le profit consisterait avant tout à optimiser ses gains pécuniaires » (OPQ, 9). S’agit-il du rejet de l’individualisme en tant que tel ? ou d’une conception particulière qui renvoie à l’égoïsme, dans une perspective proche de Tocqueville ? Dans le premier cas, les libéraux se croiraient condamnés. Dans le second, il faudrait a minima être un thuriféraire d’Ayn Rand pour se sentir exclu…
Dans tous les cas, il ne faut pas oublier que les Oeconomicae et pecuniariae quaestiones sont sous-intitulées « Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel ». Elles s’entendent donc comme une lecture morale des questions économiques et financières, et elles donnent ainsi une interprétation morale à l’attention entre autres des acteurs des marchés. Elles rejettent « la conduite immorale de certains acteurs du monde financier » (OPQ, 21) et elles remarquent qu’« une situation moralement négative devient aussi nocive au bon fonctionnement du système économique » (OPS, 26). Tout cela est on ne peut plus honorable.
Mais lorsque les quaestiones affirment que « les carences éthiques exacerbent les imperfections des mécanismes de marché » (OPQ, 30), le commentateur libéral demeure dubitatif : si les marchés sont imparfaits, c’est que l’homme lui-même est imparfait. L’action humaine se traduit par un processus d’essais et d’erreurs qui a permis au fil des siècles le progrès et le développement économiques. Ce que les Considérations appellent improprement la « régulation publique » et ce qui n’est que de la règlementation, est-elle la panacée ? Les hommes de l’Etat qui règlementent, ne sont-ils pas aussi des hommes, par définition faillibles et, du fait de leurs fonctions et statuts, de manière autrement plus grave qu’un individu lambda ? Il est fort regrettable que les auteurs des quaestiones ne se soient pas posé ces … questions. Comme quoi, la Congrégation pour la doctrine de la foi, si proche des Cieux, est bien humaine…
[1] Jean-Philippe Delsol, « Quand le Vatican se perd entre morale et économie », www.irefeurope.org, 4 juin 2018 ; Jacques Garello, cette revue.
[2] Jean-Yves Naudet, « Le Vatican critique la finance mondiale, mais en appelle aussi à nos responsabilités », www.contrepoints.org, 23 mai 2018.
[3] Gaspard Koenig, « Le Pape doit se convertir à l’économie de marché », Les Echos, 21 octobre 2015.
[4] Juan Carlos Scannone, Le pape du peuple. Bergoglio raconté par son confrère théologien, jésuite et argentin, entretiens avec Bernadette Sauvaget, Cerf, 2015, pp. 47-54.