Mark Zuckerberg s’en était ouvert en Janvier 2018, il allait étudier le cas des cryptomonnaies. Il avait alors écrit :

 « [Les cryptomonnaies] prennent le pouvoir des systèmes centralisés pour le remettre dans les mains des gens. Mais elles présentent le risque d’être plus difficiles à contrôler. »

Il a depuis appris à ses dépens qu’il ne faut pas venir marcher sur les plates-bandes du pouvoir régalien de l’État. Depuis l’annonce du projet, LIBRA a attiré les foudres des États et des régulateurs. Auditions multiples aux USA, investigations en Europe, menace d’interdiction en Chine… à tel point que le gouvernement chinois en réaction à décider de passer à l’offensive et de lancer sa propre monnaie digitale – la première Central Bank Digital Currency à grande échelle. Pourquoi LIBRA exacerbe les passions au-delà de ce qu’a pu provoquer le Bitcoin ? L’explication, nous allons le voir, réside sans doute dans la force de frappe de son réseau.

L’État, la monnaie et l’évolution des moyens de paiement

Il est essentiel de rappeler que la monnaie émerge des transactions afin de les faciliter. L’intermédiaire des échanges nait pour résoudre le problème de la double coïncidence des besoins dans une économie de troc. C’est par la pratique des transactions que les individus comprennent que certains biens sont plus facilement acceptés que d’autres et c’est ainsi que le moyen de paiement généralisé va prendre des formes différentes selon les lieux et coutumes. Le métal – l’or en particulier – a émergé comme un moyen de paiement relativement universel. La monnaie est donc objet à l’origine.

Néanmoins très vite l’usage de l’or s’est avéré peu pratique pour des raisons de coût de stockage et de transport ainsi que le risque de vol. Les banques sont alors venues apporter des solutions grâce au développement de la monnaie scripturale et des chèques, moyens de paiement privés. Parallèlement à la monnaie objet s’est développée la monnaie-reconnaissance de dette et cette évolution n’a jamais heurté les États tant que ces évolutions ne remettaient pas en cause leur pouvoir régalien. L’État a continué de battre monnaie collectant au passage un droit de seigneuriage – la différence entre la valeur faciale et le coût de production.

Cependant, l’accélération du phénomène de dématérialisation de la monnaie (la relative disparition de la monnaie objet) conduisit inexorablement à l’amenuisement du seigneuriage. Récemment, cette dématérialisation des moyens de paiement s’est accélérée sous l’impulsion d’innovations technologiques et, en particulier, la généralisation des cartes de paiement, même si cette évolution s’inscrit dans la continuité en cela que ces nouveaux moyens de paiement sont gérés par les établissements bancaires sous le contrôle de la banque centrale. Il n’y a donc pas de remise en cause majeur de l’ordre établi. Notons tout de même que des opérateurs privés se sont déjà introduits pour concurrencer les banques sur ce secteur d’activité : des plus anciens, comme Visa et Mastercard ou Western Union pour les paiements internationaux, aux plus récents comme Paypal, M-Pesa, WeChat Pay, AliPay et toutes les applications comme Lydia ou Pumpkin qui permettent d’effectuer des paiements d’un faible montant.

Tous ces acteurs sont privés et non bancaires. Pour autant ils ne remettent pas fondamentalement en cause eux non plus le système existant, ils n’ont qu’un rôle de facilitateur de paiements et reposent toujours sur des comptes bancaires.

Bitcoin, LIBRA, M-pesa : le pouvoir régalien ébranlé

Qu’est-ce que les cryptomonnaies ont de si subversif pour provoquer une telle levée de bouclier des États ? La réponse réside dans le fait qu’elles viennent, pour la première fois, contester les États dans l’existence même de leur pouvoir régalien sur la monnaie.

Le Bitcoin, par exemple, est une forme alternative de monnaie objet qui remet directement en cause le monopole de l’État. En effet, de par son mode de production, l’offre de Bitcoin est générée par un algorithme qui échappe à toute décision humaine (ou presque) et qui est programmé pour s’arrêter lorsque la limite préétablie de bitcoins sera atteinte :  21 millions de bitcoins. La volonté de soustraire à la décision humaine la production monétaire et de limiter l’offre fait penser à une version 3.0, plus stricte, de la règle de croissance monétaire de Milton Friedman.

Le Bitcoin ne se contente pas d’être une « monnaie » de rupture, il s’inscrit dans un projet de société où la communauté joue un rôle important. La promesse du Bitcoin est d’effectuer directement entre individus des transactions hautement sécurisées rapides et à faible coût. Ces transactions sont validées sans qu’il soit nécessaire de recourir à un intermédiaire de confiance comme c’est le cas dans notre système de paiement traditionnel. C’est la « preuve de travail » apportée à la communauté qui permettra cette validation. En effet, la transaction validée ne sera ajoutée au reste du bloc (blockchain) que si la communauté l’approuve (obtention d’un consensus). Le membre du réseau (le mineur) doit prouver qu’il a bien effectué les calculs et qu’il a trouvé la solution. Le Bitcoin est conçu comme un projet ouvert puisque le protocole est accessible à tous ce qui permet d’en améliorer son fonctionnement mais aussi de créer d’autres cryptomonnaies qui répondent à d’autres besoins comme la création de contrats intelligents avec Ether ou bien l’amélioration de l’exécution des paiements internationaux avec Ripple. Les contrats intelligents sont des programmes informatiques irrévocables qui exécutent un ensemble d’instructions prédéfinies, l’intention étant que le code informatique se substitue au droit : « code is law » selon la célèbre formule de Lawrence Lessig.

Le défi majeur de ces cryptomonnaies est leur degré d’acceptabilité ; un facteur capital quand on ambitionne d’être une monnaie. Le Bitcoin est aujourd’hui limité dans ses ambitions par ce qui a sans doute constitué au départ un atout important : son offre limitée. Les variations de prix sont dictées par la demande et sa volatilité joue contre son utilisation dans les transactions. 

Le LIBRA, ou la recherche d’une monnaie stable

C’est justement là que le LIBRA devient intéressant. Conscient que la taille du réseau est déterminante pour gagner la bataille des moyens de paiement tout comme celle de la stabilité de la valeur, Mark Zuckerberg a conçu dès le départ LIBRA comme une « monnaie stable ». Il est primordial pour réussir que les utilisateurs trouvent dans LIBRA un facilitateur de transaction, il faut donc qu’il soit simple à utiliser et surtout plus simple que ce qui existe déjà. Mark Zuckerberg a également compris qu’il y avait un avantage à être précurseur pour bénéficier des effets de réseau. Aujourd’hui en effet, le Bitcoin est toujours leader sur le marché des cryptomonnaies malgré sa vie chaotique.

En tant que monnaie stable, LIBRA attaque de façon moins frontale le pouvoir régalien des États puisqu’il reposera sur un panier de monnaie. En effet, à chaque LIBRA émis, l’institution en charge de la gestion des réserves – la LIBRA Reserve – détiendra les monnaies retenues dans le panier qui seront à priori le dollar, l’Euro, le Yen, le dollar de Singapour et la livre sterling sous forme de comptes de dépôts dans différentes banques commerciales et de titres souverains.  Le panier de monnaie lui permet sans doute de s’extraire des critiques de « dollarisation » surtout si les premiers marchés visés par LIBRA sont ceux des pays en développement à faible bancarisation et à faible institution monétaire. De par ce choix, néanmoins, LIBRA ne facilite pas son utilisation parce qu’il est toujours plus compliqué de convertir un panier que de convertir directement dans une monnaie. En tant que monnaie stable, LIBRA ne s’affranchit pas du système existant comme le Bitcoin puisqu’il possèdera en réserves les monnaies faisant partie du panier. Il faudra convaincre les utilisateurs que LIBRA est aussi sûr que les monnaies qu’ils comportent dans son panier. Cela passe notamment par la garantie des comptes des utilisateurs. Ce dernier critère sera particulièrement déterminant pour les utilisateurs dans des pays à institutions monétaires stables.

Les moyens de paiement : un marché de plus en plus concurrentiel

La possibilité que LIBRA rencontre un plein succès dès son lancement peut sembler surestimée. C’est la raison pour laquelle Mark Zuckerberg vise surtout au départ les pays où les institutions monétaires sont moins stables, et donc le coût d’adoption de la nouvelle monnaie plus faible, ce qui maximise ses chances de succès. Ce calcul semble d’ailleurs confirmé par le succès de M-pesa ; une solution de paiements par mobile créée en 2007 par Safaricom dans un pays où le taux de bancarisation est faible mais le taux d’équipement de mobile est élevé (plus de 50% de la population).

Au vu de l’accélération du lancement de cryptomonnaies de conceptions très diverses on a l’impression d’être à la croisée des chemins où finalement il est difficile de dire quel projet survivra. Néanmoins, il semblerait que la pluralité monétaire sera de mise sans doute pour le plus grand bien des utilisateurs réduisant ainsi sensiblement la capacité des États à nuire monétairement dans les pays où l’instabilité monétaire est forte.

Pour les pays plus stables, l’effet bénéfique de cette pluralité est plus incertain étant donné les garanties données par l’État aux banques et à ses utilisateurs. Pourquoi aller détenir des bitcoins dont la valeur est volatile et les comptes non garantis alors que les comptes de dépôts sont « stables » et sont couverts par une assurance ? Cependant, la création d’un « task group » dédié à l’innovation au sein de la BCE, sous la direction de Benoît Coeuré, est un signe que les banques centrales se mettent en rang de bataille pour affronter cette nouvelle concurrence qui se dispense de leur existence pour se développer.

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Journal des Libertés

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