Pourtant, une preuve directe peut éclore dans un futur proche en raison de développements qui, au sein du système actuel, pourraient faciliter l’émission d’une monnaie à pouvoir d’achat constant.

M. Friedman et A. Schwartz (1987 : 298)

Les monnaies dites cryptographiques sont parfois considérées comme une « révolution » mais aussi souvent comme une mystification. Nous soutenons ici qu’il ne s’agit ni de l’une ni de l’autre : les cryptomonnaies sont plutôt l’émanation d’une évolution dont le processus fut expliqué avec perspicacité par Friedrich Hayek. Nous avançons une réflexion concernant la puissance innovative qui aiguillonne la tendance ascendante de l’utilisation des cryptomonnaies. La concurrence, vue comme un processus endémique, a le potentiel nécessaire pour améliorer les réponses aux défis récurrents qui émergent de l’avancement de la technologie en tout domaine, y compris le domaine monétaire.

La concurrence permet aussi d’offrir des solutions adéquates aux enjeux plus profonds de nature institutionnelle. Par les découvertes entrepreneuriales, le processus de marché est enclin à susciter et promouvoir des améliorations sur le plan institutionnel. Le domaine monétaire n’en fait pas exception car le processus de marché est partie intégrante de l’évolution monétaire. En dépit des obstacles, des incidents, voire des paniques, ce processus est à même d’engendrer un ordre monétaire libre, beaucoup mieux adapté que le système de banque centrale pour produire des monnaies saines.

Afin de saisir le sens principal de l’évolution monétaire, laquelle ne peut être appréhendée que sur le très long terme, il faut d’emblée centrer l’attention sur ce qui est au cœur de tout système monétaire, c’est-à-dire la confiance. L’argumentation prend appui sur les analyses convergentes de C. Menger (1892) et G. Simmel (1978 [1907]). Les deux auteurs ont mis l’accent, parmi d’autres visions ultérieures concordantes (L. Infantino 1998, Chap. 6), sur la nature de la monnaie comme institution sociale organique et sur la thèse que la confiance monétaire se constitue et se forge à travers un processus évolutionnaire spontané.

  1. L’offre de la confiance monétaire         

L’histoire fait valoir le constat que la confiance monétaire n’est jamais acquise une fois pour toutes. Pourtant la monnaie est par essence une affaire de confiance, de foi (fides).

  1. L’émergence de la confiance monétaire

Depuis Aristote (Éthique à Nicomaque, livre V) il est reconnu que la monnaie est intimement liée aux actes d’échange qui lui sont préalables. Elle est un medium ou médiateur dans les échanges ; dans son rôle d’unité de compte elle exprime la commensurabilité des biens échangés et, dans l’intervalle plus ou moins long, de l’acte d’échange qui se décompose en vente et achat, elle sert aussi de réservoir de valeur (la chrématistique commerciale selon Aristote). Dans les temps anciens, des objets de toutes sortes et formes ont pu accomplir ces fonctions : des produits naturels y compris des produits d’origine animale, ou des produits fabriqués tels que le tissu, des hachettes en cuivre, des disques de bronze, et une multitude d’autres biens potentiellement échangeables. La propagation de ces opérations de troc indirect — troc  passant par des biens intermédiaires — a fait ressortir les biens qui étaient les plus promptement et les plus généralement discernables par leurs qualités de substituts à une recherche coûteuse d’information sur les caractéristiques de ces biens (A. Alchian 1977, K. Brunner et A. Meltzer 1971).

En finalisant les échanges, les acteurs à travers leurs interactions ont eux-mêmes contribué à faire émerger les biens qui présentaient les plus grands degrés de potentiel d’échange, qui étaient les plus commercialisables (C. Menger1892, R. Jones 1976, N. Kiyotaki et R. Wright 1989) — i.e. ces biens qui exhibaient l’écart le plus faible entre leurs prix d’offre et leurs prix de demande. Parce que l’utilisation de ces biens intermédiaires fut continuellement répétée et admise, elle fut apte à asseoir sa nature institutionnelle (informationnelle), accentuant la confiance des acteurs de la vie économique en ces moyens (media) d’échange, autorisant ainsi à qualifier l’économie de « monétaire ». L’élargissement du groupe de ces utilisateurs de monnaie se forma en corollaire de l’extension des échanges volontaires qui à travers le temps firent naître une régularité de comportement synonyme d’ordre car exprimant une manière de résoudre pacifiquement les différends et de rendre les agissements humains non erratiques.

  1. La confiance au-delà du métal

Bien que la monnaie devînt très vite un enjeu d’ordre politique, les souverains et le pouvoir politique ne certifièrent la monnaie et ne s’en portèrent garants qu’après que quelque chose eut spontanément été acceptée à travers les pratiques privées des échanges de marchandises. La toute-puissance politique a ensuite contribué à imposer et étendre la circulation de la monnaie revêtue de son sceau jusqu’à faire croire aux gens qu’elle en édictait la valeur. La singulière histoire des monnaies métalliques en est une illustration.

Il n’est que d’évoquer la prééminence du statère d’or circulant tout autour du bassin méditerranéen à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand et la propagation du solidus aureus dans toute l’Europe sous l’Empire de Constantin 1er. Mais le fait est que le métal monétaire est matière à confiance au-delà du métal lui-même. À Malte, sur d’anciennes pièces de bronze frappées de 1566 jusqu’à 1827 par l’Ordre de Saint-Jean était gravée la devise « Non aes sed fides » (Pas le bronze mais la confiance). A fortiori la monnaie pliante exige-t-elle la confiance pour pouvoir circuler. Durant la Révolution française et la période des assignats quelque 80 communes ainsi que nombre de commerçants émirent des bons dénommés « billets de confiance » pour pallier le manque de petite monnaie, et de nos jours nous pouvons encore lire sur les pièces et billets de banque des États-Unis « In God we Trust ».

La confiance s’appréhende encore dans l’étroite connexion qui a toujours prévalu entre la monnaie et le crédit. Leur affinité conceptuelle fut montrée par K. Wicksell (1898 [1965]) dans ses abstractions monétaires théoriques d’économie de crédit pur et d’économie de crédit organisé. Il n’en demeure pas moins que, au-delà du prêt en monnaie, les concepts de monnaie et crédit encapsulent tous deux de la confiance qui est véhiculée dans le déroulement des activités économiques.

  1. La monnaie et le droit

Le crédit (du latin credere : croire en, avoir confiance en) n’est pas une technique moderne. Il remonte aux temps les plus anciens. À l’époque sumérienne, les prêtres du temple d’Uruk recevaient couramment des dépôts en nature et prêtaient aux agriculteurs et aux marchands. Ces prêts étaient enregistrés sur des tablettes d’argile. Le grain d’orge était utilisé comme unité de compte en raison de l’importance de l’orge dans les échanges (en réalité, les grains n’étaient pas eux-mêmes comptés mais pesés). Quant aux prêtres, nous dirions qu’ils avaient le pouvoir de collecter et traiter les données économiques, mais aussi plus fondamentalement de procurer une sécurité globale et de la confiance aux protagonistes de la vie économique. Ce système consistait essentiellement en un triptyque solidaire constitué d’une unité de compte (l’orge), un mécanisme de compensation et une cour de justice (ces deux derniers éléments étant assurés par les prêtres eux-mêmes). L’ensemble du système permettait d’effectuer les échanges de manière essentiellement décentralisée et rendait ainsi les services commerciaux que l’on attribue généralement à la monnaie. Bien qu’il ne fût pas ancré sur une substance matérielle comme le métal précieux, ce triptyque sophistiqué mettait néanmoins en lumière l’efficience informationnelle de la monnaie (J. Ostroy 1973) tout en mettant en relief le besoin de confiance dans le dénouement des échanges et le respect d’une justice commutative. La composante juridique du triptyque, elle-même fondée sur la reconnaissance de la propriété privée, était indispensable à l’apurement des dettes et partant à la confiance en ce système de paiements.

Vers 1750 av. J.-C., les dynasties assyriennes et babyloniennes finirent par graver dans le basalte le Code d’Hammourabi, fixant par là-même les règles de la banque privée applicables aux échanges qui s’étendaient depuis la Mésopotamie jusqu’aux pays de l’est méditerranéen. Plus tard dans l’Histoire, les Romains gravèrent pareillement dans le bronze un corpus de règles de droit privé constituant la Lex Duodecim Tabularum (la « Loi des Douze Tables »), code fondateur du droit romain qui prévalut jusqu’au règne d’Auguste. Ainsi la confiance répond à un double enjeu : un enjeu économique parce que la confiance est un ingrédient essentiel du commerce, et un enjeu de justice qui concerne le respect des contrats émanant des interactions individuelles. L’émergence de la monnaie comme pure interaction et comme institution de marché est imbriquée avec l’émergence du droit écrit dans un même processus d’évolution. L’activité de marché ne peut prendre place et s’épanouir qu’au sein d’un cadre légal qui s’applique à l’accomplissement et l’extinction des obligations incombant aux parties contractantes. Ainsi que l’expliquait J. Rueff dans L’Ordre Social (1945), lorsque la valeur d’une créance échue ne correspond pas à celle d’une richesse réelle sur laquelle s’exerce un droit de propriété, le droit qui enveloppe ladite créance n’est partiellement ou totalement qu’un faux droit. La monnaie et le crédit, en faisant valoir les droits réels, facilitent conjointement le commerce et reposent tous deux sur la confiance (S. Frankel 1977).

Ce qui importe vraiment aux yeux des gens est l’utilisation d’une monnaie qui soit fiable, i.e. qui soit en permanence certaine et loyale. Jusqu’à présent, dans l’histoire monétaire, ces qualités qui définissent une monnaie saine ont été manifestement dépendantes tout autant de la chimie des métaux que du pouvoir politique. Pourtant, comme on peut l’observer dans l’histoire des faits économiques, ce pouvoir ne cessa jamais de produire de l’illusion monétaire, ce qui fut il y a bien longtemps dénoncé avec force par N. Oresme dans son court traité De origine, natura, iure et mutationibus monetarum publié vers 1355. À cette époque, les altérations monétaires du souverain étaient pratique courante. Dans les époques moderne et contemporaine, le recours fréquent et systématique aux dépréciations monétaires parle de lui-même (N. Sussman 1993), compromettant la stabilité monétaire et introduisant de faux droits dans le patrimoine des créanciers.

Séculaire est la question de savoir comment est gérée la confiance monétaire. Dans l’ère contemporaine, celle des monnaies « fiat », monnaies immatérielles qui font autorité et dont le cours légal est imposé par le gouvernement national (ou plusieurs gouvernements coalisés) à travers un système de banque centrale, il est difficile d’affirmer que les autorités monétaires aient fait preuve d’un bilan de performance satisfaisant en fournissant des monnaies continûment certaines et loyales. C’est sur ce point que les monnaies « virtuelles » contemporaines se distinguent, émanant d’un processus original d’offre de confiance : cette originalité tend à éroder le dogme de la souveraineté monétaire.

  • Une tension latente : le compromis vs « la concurrence comme procédure de découverte »

Bien que la monnaie fût, depuis ses origines, imbriquée dans le processus de marché, elle devint très vite un moyen d’action au sein du processus politique. L’argumentation économique favorable à l’offre monopolistique de monnaie n’a été développée que récemment en prenant appui sur la théorie des défaillances du marché (« market failures ») alors même que le monopole monétaire était déjà un ancien « fait accompli » politique.  Cependant, des arguments pertinents de théorie économique ont également été avancés à l’encontre du monopole monétaire (R. Vaubel 1984). Dans le monde réel, ce sont surtout des raisons politiques qui ont été invoquées pour accréditer l’idée que seule l’offre monopolistique de monnaie procurerait le meilleur système monétaire. Certains aspects du processus politique méritent attention.

De tous temps la complexité des transactions monétaires fut invoquée pour préconiser la nécessité d’une autorité monétaire. Pendant plus de deux mille ans, l’idée se répandit qu’une autorité politique était seule en mesure d’établir et de produire la confiance monétaire mais ce sujet fut l’objet d’un aussi long débat, voire de tensions et dissensions. Même en Chine du Nord, au Cathay, quand la monnaie de papier apparut et fut largement utilisée environ un millénaire avant qu’elle ne circulât en Europe (aux Pays-Bas, en Angleterre grâce aux orfèvres et en Suède), la concurrence entre une émission de monnaie privée et la monnaie de l’État fut maintes fois à l’œuvre.

Au 16ème siècle, Jean Bodin mit en relation le concept de souveraineté (« absolue et perpétuelle ») avec le fondement du pouvoir politique, auquel devait alors incomber la prérogative monétaire — quelle que fût la forme politique de l’instance dirigeante[1]. Cependant, l’autorité politique dut en plusieurs occasions affronter les marchands désireux d’obtenir et d’utiliser des monnaies saines et composer avec eux car elle en avait besoin. Tel fut le cas par exemple dans les grandes foires commerciales au Moyen Âge. En effet, l’acte souverain de battre monnaie et le fait d’accepter la frappe étatique des monnaies n’ont jamais signifié que l’État était constamment en position d’imposer par la force la confiance monétaire[2]. Démonstration est faite que la monnaie est un facteur de liberté et d’élargissement du cercle de l’interdépendance économique. La monnaie n’est-elle pas le symbole de la « liberté frappée » comme l’écrivait Dostoïevski dans Les Frères Karamazov ?

Nonobstant cette emprise prolongée du pouvoir politique sur la monnaie, c’est seulement au cours du 19ème siècle que, à quelques exceptions près, la circulation monétaire en vint à coïncider avec le périmètre politique de la nation et l’identité nationale (E. Helleiner 1998). Toutefois, les besoins du commerce, que ce soit à l’intérieur des frontières nationales ou dans la sphère internationale, ont de tout temps ensemencé l’innovation dans les systèmes de paiements et moyens de règlements monétaires.

Cette tension, entre d’une part les relations verticales injonctives instaurées par la souveraineté monétaire et d’autre part les interrelations horizontales des opérations commerciales, s’est produite de tout temps. Elle a toujours été apaisée par des concertations entre gouvernement et secteur privé, se soldant par l’adoption de réglementations nouvelles. L’analyse économique des décisions publiques (théorie du Public Choice) montre avec pertinence la rationalité de l’obtention de tels consentements du secteur privé(G. Tullock 1989, D. North et B. Weingast 1989, D. North 1991). Le système bancaire à deux niveaux que nous connaissons, constitué d’une banque de premier rang émettant de la « monnaie à haute puissance » (la banque centrale) et de banques commerciales de second rang assujetties à cette dernière, est une construction qui relève de l’un de ces compromis parmi une multitude d’autres.

Une concertation réglementaire de ce type adviendra-t-elle de nouveau à l’ère de la digitalisation où prolifèrent les tentatives d’échapper à toute autorité centrale ? Plusieurs indices amènent à penser qu’un compromis du type traditionnel ne sera pas aussi promptement réalisable qu’il le fut dans le passé (I. Schnabel et H.S. Shin 2018) — si tant est qu’il soit réalisable. L’on peut conjecturer que le « calcul du consentement » produira vraisemblablement un résultat de nature radicalement différente, si ce n’est l’absence pure et simple d’un compromis. Suivant une approche évolutionniste, la dynamique des innovations dans la technologie des transactions peut être vue comme la manifestation par essais et erreurs de l’émergence spontanée d’un système monétaire en devenir. En d’autres termes, un processus interactif de marché semble mener à un ordre monétaire conforme au laissez-faire.

De fait, en même temps que se produisent les innovations dans les systèmes de paiements et les types de monnaies, nous assistons à une concurrence monétaire qui se profile dans le sens hayékien d’une procédure de découverte. Hayek (1968) écrivit : « Je propose de considérer la concurrence comme la procédure de découverte de tels faits qui ne seraient connus de personne ou du moins qui seraient sans valeur si nous n’avions recours à elle »[3]. À la lumière des événements monétaires contemporains, il convient d’établir un lien entre la conception de la concurrence exprimée par Hayek et ses propres réflexions visionnaires sur la Dénationalisation de la monnaie (1978) – un écrit publié pour la première fois en 1976 et ultérieurement augmenté. Établir un tel lien conduit à former la perspective réaliste que le système monétaire du futur peut bien être conforme à un ordre monétaire libre, qui supplanterait le système de banque centrale ainsi que le statut de monnaie légale.

  • L’érosion de la souveraineté monétaire

Le cours légal est bien l’expression de la souveraineté monétaire, mais ce n’est pas un fruit de l’imagination de dire qu’il a de moins en moins de force en tant que support protecteur de la monnaie en circulation dans un pays. Le lien entre un territoire national et « sa » monnaie nationale n’est ni une exigence politique absolue ni une nécessité économique. Dans l’histoire monétaire, le célèbre thaler de Marie-Thérèse d’Autriche porte témoignage d’une monnaie « déterritorialisée » qui perdit son cours légal sans pour autant disparaître. Le thaler — une pièce de monnaie en argent initialement frappée en 1741 à l’effigie de l’impératrice des Habsbourg — fut démonétisé en 1892 et remplacé par le florin. Néanmoins, durant toute la première moitié du 20ème siècle, avant que les devises nationales ne fussent imposées partout dans le monde, le thaler continua d’être attractif et fut utilisé comme intermédiaire d’échange dans des pays d’Afrique, du Moyen-Orient et en Inde, tandis que la frappe fut aussi décentralisée quand l’Autriche céda le droit de fabriquer la pièce à Rome, Paris, Bruxelles, Bombay et Birmingham.

Le concept de cours légal ne signifie pas que toute monnaie circulante doit avoir cours légal. En effet de nos jours, grâce à l’Internet, plusieurs réseaux monétaires privés déterritorialisés éclosent et se forment plus facilement que dans le passé, chacun d’eux ayant son propre nom, sa propre marque. Le pluralisme monétaire est grandissant. De plus, la digitalisation de la monnaie ouvre la voie à une concurrence qui s’inscrit dans le sens exprimé par Hayek dans la Dénationalisation de la monnaie.

Depuis la création de Bitcoin en janvier 2009, des milliers de cryptomonnaies sont nées dans l’intervalle d’une dizaine d’années seulement, quand bien même la plupart d’entre elles sont des avatars de Bitcoin. Il n’y a de barrières ni à l’entrée ni à la sortie de ces nouveaux systèmes. En outre, comme on peut le constater, le nombre d’utilisateurs de cryptomonnaies est sans cesse croissant. Sur la seule année 2018 par exemple, le nombre d’utilisateurs a doublé, passant de 16 millions à 32 millions : certes, c’est loin d’être énorme mais on prévoit un milliard d’utilisateurs en 2030. D’un autre côté, la technologie sous-jacente est continuellement améliorée. L’utilisateur accepte de détenir une cryptomonnaie parce qu’il est confiant dans le fait que quelque part d’autres individus ou firmes l’accepteront en paiement (N. Kiyotaki et Wright 1992). Ces monnaies virtuelles se distinguent en offrant un processus original de production de confiance à travers des protocoles de cryptage, accentuant ainsi l’érosion de la souveraineté monétaire.

  • Originalité et avantages des cryptomonnaies

Les formes de monnaie ont changé dans l’espace et dans le temps. À l’évidence, des formes très abstraites de monnaies apparaissent aujourd’hui. Décrivons brièvement l’originalité des cryptomonnaies telles que nous les découvrons (Dwyer 2015).

1/ Ce sont des monnaies privées, dénommées en unités de compte spécifiques sans lien avec les monnaies fiat existantes.                                     

2/ Sans consistance matérielle, elles prennent appui sur une technologie de stockage et de transmission d’informations à travers un grand livre transparent, sécurisé et fonctionnant sans organe central de contrôle (la blockchain).                   

3/ Les cryptomonnaies procurent une nouvelle architecture de paiements en passant par des réseaux décentralisés et trans-territoriaux, les dissociant complètement des conditions requises par le concept traditionnel et ambigu de « zone monétaire optimale » (R. Mundell 1961, R. McKinnon 1963, P. Kenen 1969) tout autant que des zones monétaires construites sur la base de considérations essentiellement politiques comme l’Union Monétaire Européenne.

4/ La plupart des cryptomonnaies fonctionnent sur des réseaux ouverts et se passent de tout établissement intermédiaire bancaire ou financier de sorte que la confiance est placée sur les protocoles de cryptage et la technologie.

Il découle de cette originalité que les cryptomonnaies offrent des avantages attractifs aux utilisateurs potentiels.

1/ Elles sont universelles au sens où elles sont utilisables partout dans le monde.

2/ Elles permettent d’effectuer des transactions à travers le monde à un coût minimal.

3/ Elles procurent à leurs utilisateurs la confidentialité et la protection de la vie privée grâce à l’anonymat ou du moins le pseudonymat.

4/ La divisibilité sans perte de valeur des cryptomonnaies en fractions unitaires minimes — en satoshis pour le bitcoin — facilite grandement la réalisation des transactions.

5/ Elles peuvent être mises en réserve à un coût minimal.

6/ La valeur d’un bitcoin s’inscrit dans la longue durée du fait qu’il est déflationniste. En effet, les cryptomonnaies suivent des règles d’émission très strictes. Par exemple le logiciel qui pilote le processus Bitcoin est conçu de telle sorte que les bitcoins supplémentaires, systématiquement émis toutes les dix minutes pour rémunérer les « mineurs », soient réduits de moitié tous les quatre ans pour atteindre finalement une quantité maximale de bitcoins qui culminera en 2040 avec un montant total de 21 millions BTC.

Ces avantages mettent en avant les aspects qualitatifs de la monnaie et attestent que la monnaie est plus qu’un morceau de métal, un bout de papier ou une liste écrite de chiffres. Un actif liquide peut rendre de multiples services non pécuniaires indépendamment de son contenu physique et l’on peut y inclure le sentiment de liberté. B. Klein (1974) mit en relief cette idée selon laquelle il convient de dériver la demande de monnaie — de cryptomonnaie pour ce qui nous concerne ici — de la demande des divers services qu’elle rend car ce sont ces services qui procurent de l’utilité. Cette conception qualitative contribue à expliquer pourquoi une monnaie virtuelle a une valeur positive. Cependant, mise à part la problématique de la théorie de la valeur de la monnaie, de sérieux obstacles demeurent lorsque l’on traite de la demande et de l’offre de cryptomonnaies.

  • L’écueil : le défi de la confiance

La vie économique ne se réduit pas à la résolution de puzzles mathématiques (en ce qui concerne les cryptomonnaies, cette résolution est le travail des mineurs de bitcoins). En revanche, la vie économique est en lien avec des monnaies saines sans lesquelles les marchés dysfonctionnent. Comme l’a soutenu Mises (1971, 2007), la monnaie saine ne se décrète pas. La monnaie saine provient du fonctionnement non entravé du marché ; elle est le résultat de l’action humaine, de la façon dont les agents économiques se comportent, de leurs attentes et de leurs réactions, lesquelles affectent la demande et l’offre de monnaie.

En effet, bien que l’offre de bitcoins soit strictement verrouillée, cela est insuffisant pour garantir la stabilité de sa valeur réelle et constituer un ordre monétaire. La valeur réelle (le pouvoir d’achat ou prix relatif) de la monnaie dépend aussi de la demande de bitcoins. Jusqu’à présent l’instabilité de cette demande a sans cesse donné lieu à une volatilité quotidienne de l’ordre de plusieurs points de pourcentage de la valeur du bitcoin. En outre, la demande de bitcoins a éprouvé de nombreux chocs abrupts. Par exemple, au cours de l’année 2017, le cours du BTC monta en flèche de 997,69 $ en janvier à 9.748 $ en fin novembre, tandis qu’il plongea de 20.000 $ à 3.600 $ en février 2018. En novembre 2021 le cours atteignit le pic historique de 69.000 $ mais enregistra une chute depuis mai 2022 pour atteindre la valeur exceptionnellement basse de 20.153 $ en septembre 2022. Depuis le début de l’année 2023, le bitcoin voit sa valeur repartir à la hausse avec un gain de plus de 30% en janvier. Toutes les cryptomonnaies connaissent des fluctuations de la même amplitude.

Plusieurs sortes d’événements de nature exogène ou endogène peuvent affecter la demande de bitcoins, d’ethereums et autres cryptomonnaies. Citons les manipulations de marché (tel le stratagème du pump and dump consistant à faire gonfler artificiellement le cours d’un actif dans le but de revendre massivement l’actif surcoté), les montages financiers hasardeux (comme celui échafaudé par FTX Trading — deuxième plus grande plateforme mondiale d’échange de cryptomonnaies — qui se déclara en faillite en novembre 2022), les modifications des taux directeurs des banques centrales selon l’orientation qu’elles donnent à leur politique monétaire, les événements politiques dont l’impact peut être international (Grexit, Brexit, conflit iranien), et autres événements. Beaucoup d’utilisateurs voient les cryptomonnaies comme des actifs spéculatifs, achètent et vendent des bitcoins massivement et promptement, créant ainsi des bulles à répétition. Là est la différence avec l’étalon-or qui, il fut un temps, consistait en un système autorégulateur du fait que l’offre d’or était peu ou prou en mesure de réagir et de s’ajuster à son prix de marché (M. Bordo 1981, A. Schwartz 1987, M. Bordo et A. Schwartz 1999).

Abstraction faite du débat de longue date concernant l’élasticité de l’offre de moyens de paiements, d’une manière générale l’on ne peut qu’être en accord avec l’assertion de M. Friedman (1959) selon laquelle un système monétaire doit procurer suffisamment de flexibilité ou d’adaptabilité afin de prévenir d’amples oscillations des prix ou des revenus et faire en sorte que les agents économiques n’aient pas à subir les coûts de transactions élevés assortis aux renégociations des contrats. La principale faiblesse de la technologie Bitcoin est qu’il n’y a rien pour offrir pareille flexibilité et contrer le caractère chaotique de la demande de bitcoins. La rigidité extrême de l’offre de bitcoins tend à accroître l’amplitude des fluctuations de la valeur réelle de cette cryptomonnaie lorsque la demande fait montre de variations brutales. Pourtant, malgré cette faiblesse, l’on peut observer au-delà du très court terme un attachement plutôt continu envers les cryptomonnaies tandis que se développent les blockchains. La faillite retentissante de la plateforme FTX a fait plonger les cryptomonnaies et accentué leur instabilité mais n’a compromis en rien la technologie sous-jacente à leur émission ni même leur existence, ce qui explique la persistance de leur utilisation. Cependant, en économie, l’adhésion à la technologie, tout comme l’acceptation du bronze, n’est pas suffisante (non aes sed fides).

Dès lors que la monnaie véhicule les anticipations subjectives des acteurs de la vie économique, il existe un enjeu plus important que la simple approbation de la technologie. Il doit y avoir une sorte de croyance ou de foi en la certitude offerte par l’ordre monétaire : sur cet ordre repose la promesse d’une monnaie saine, ce qui correspond à la nature institutionnelle de la monnaie. La confiance ne se crée pas du jour au lendemain par un coup de magie technologique. Seule la tendance à maintenir la stabilité de la valeur réelle de la monnaie est signe d’ordre monétaire et entretient la confiance monétaire.

Malgré la volatilité préoccupante des cryptomonnaies (Dwyer 2015, Katsiampa 2017), il y a une sorte d’engouement inextirpable envers elles. D’aucuns vont même jusqu’à les considérer comme des valeurs-refuge potentielles. En effet, le bitcoin se révèle être un substitut aux monnaies déficientes quand l’inflation se déchaîne, comme cela s’est produit en Turquie où l’inflation a atteint le taux de 19,67% en février 2019, en Argentine avec une inflation galopante au taux de 53,8% en 2019, ou au Venezuela éprouvé par une hyperinflation au taux de 9.585% en 2019 qui conduisit à une dévaluation du bolivar de 98 ,6%. Mais hormis ces cas extrêmes d’inflation galopante, le paradoxe de la continuité des achats et ventes de cryptomonnaies en dépit de leur volatilité est davantage l’expression d’une évolution naissante, d’un processus évolutif d’essais et d’erreurs, plutôt que d’une révolution.

  • Des systèmes antagoniques

Réagissant au paradoxe de la persistance de l’utilisation des cryptomonnaies face à leur instabilité, les pouvoirs publics tentent de réguler les émissions de monnaies virtuelles privées et de protéger le cours légal de la devise nationale. Ces mesures politiques ont un caractère plus dissuasif que l’exhortation à taxer les cryptoactifs et cryptotransactions. Une telle taxation ne saurait être neutre, mais les mesures de réglementation quant à elles équivaudraient à réprimer à la fois l’avancée technologique et la liberté de choix dans le domaine monétaire. Plusieurs gouvernements cherchent à établir une nouvelle sorte d’arrangement ou compromis réglementaire avec les protagonistes des émissions monétaires privées, mais jusqu’à présent leurs efforts semblent vains. Tant qu’il en est ainsi, les autorités monétaires sont amenées à entrer en concurrence avec le système offert par les monnaies virtuelles et, ce faisant, elles doivent cacher leurs propres faiblesses ou y remédier, ce qui risque de devenir une tâche ardue. La tension décrite ci-dessus en deuxième section se manifeste de nouveau.

Côté monnaie légale, quand se déploient les crises financières et les paniques bancaires, la précipitation patente et habituelle pour l’obtention des liquidités affecte l’offre de « monnaie banque centrale » (ou base monétaire) dont le laxisme révèle les difficultés qu’ont les systèmes actuels à maintenir une stabilité monétaire. Les gens n’ignorent pas non plus que les banquiers centraux sont plus sensibles aux finances publiques qu’aux préférences des utilisateurs de monnaie désireux d’avoir en permanence une monnaie saine. Faire confiance à des autorités monétaires de contrôle supposées garantir la stabilité de la valeur de la monnaie n’est pas la meilleure réponse institutionnelle à la question de Juvénal : « Quis custodiet ipsos custodies ?». Bien qu’une grande majorité de gens pense que le système monétaire dominant bâti au début du 20ème siècle est rassurant et offre plus de stabilité que les cryptomonnaies, dans le même temps beaucoup pensent aussi que ce système semble aller à la dérive.

Ensuite, les banques centrales — qu’elles soient totalement dépendantes ou (relativement) indépendantes du gouvernement (du pouvoir exécutif ou/et du pouvoir législatif) — échouent généralement à procurer une monnaie qui soit saine en permanence. La tentation récurrente des pouvoirs publics a toujours été de pratiquer la prodigalité en produisant de l’inflation par le biais du monopole de l’offre de monnaie. De 1913, quand fut créé le Système de la Réserve Fédérale aux États-Unis, jusqu’à 2005, le dollar a perdu 96% de sa valeur réelle. Même une faible inflation a un impact non négligeable dans la vie économique : un taux d’inflation annuel de (seulement) 2% — une cible qui est explicitement ou implicitement largement adoptée par les banques centrales contemporaines — génère une chute de 36,4% de la valeur réelle de la monnaie en 50 ans. Les effets du monopole monétaire sur les recettes de l’État, y compris le pouvoir d’utiliser l’inflation comme moyen de taxation (i.e. sans vote du parlement) ont été mis en relief par G. Brennan et J. Buchanan (1980, chap.6).

Ajoutons que la politique monétaire arbitraire brouille et perturbe les projets des décideurs privés, provoquant le mal-investissement ou les mauvais types d’investissements et les cycles préjudiciables d’expansion-récession (Mises 2007, Hayek 1966). Le chaos économique des épisodes d’hyperinflation et la gravité de certaines crises monétaires ou les grandes crises financières suivies du désarroi causé par la politique monétaire « non conventionnelle » sont (peut-être) tolérés comme des exceptions. Or, de manière générale, la stratégie couramment adoptée par les banquiers centraux est de déterminer l’intensité d’illusion monétaire qu’ils produisent eux-mêmes jusqu’à ce que les agents économiques prennent conscience de cette tromperie — ce que l’on appelle la dynamique de l’incohérence temporelle de la politique monétaire (F. Kydland et E. Prescott 1977, R. Barro et D. Gordon 1983). Par contraste, les algorithmes de l’émission des cryptomonnaies excluent tout activisme aussi bien que toute cible de nature politique ou électoraliste et tout événement exceptionnel.

De plus, les monnaies virtuelles sont en concurrence avec les banques commerciales et tendent à bousculer l’entière industrie bancaire. Les banques et les institutions financières « en dur » (« brick-and-mortar ») sont confrontées à des critères d’organisation et de management au sein d’un entrelacs de réglementations nationales et internationales qui ne s’appliquent pas aux systèmes monétaires virtuels. De surcroît, les banques et institutions financières sont aussi couramment impliquées dans le financement de la dette publique. Leur exposition hypertrophique et disproportionnée à la dette souveraine est une épée de Damoclès pour les déposants. Bitcoin ne fut-il pas lancé tout juste après la crise de 2007-2008 ?

La question est donc la suivante : Comment la tension qui se manifeste à nouveau entre les pouvoirs publics et l’émergence des innovations monétaires privées sera-t-elle apaisée ? Où un tel antagonisme de systèmes nous mènera-t-il ? Si l’on suit l’argumentation de Hayek, chaque fois qu’une telle question se pose, nous devrions miser sur « les efforts concurrentiels de tous ceux qui déclencheront l’émergence de ce qu’il nous faudra quand nous en aurons fait le constat » (F. Hayek 1960 :29)[4]. Dans ces circonstances, la concurrence permet, si on ne l’étouffe pas, de découvrir ce qui n’est pas encore connu précisément (F. Hayek 1960 :40). Un sentier vraisemblable est celui d’une évolution vers un ordre monétaire libre ou, sans équivoque, au moins plus libre que celui que nous avons aujourd’hui.

  • L’évolution à travers la concurrence par la qualité

Il y a quelque chose de plus qu’une innovation technologique par laquelle les individus essaient de nouvelles formes de placements et une nouvelle forme de moyen de paiement. Pour nombre de gens et d’acteurs de la vie économique, cette modalité de négocier en recourant à un instrument monétaire virtuel sans qu’aucune force légale ne les y oblige semble les satisfaire davantage que les autres procédés auparavant pratiqués. Par exemple, en 2018 un club turc de football (Sokaraya) a payé en bitcoins le transfert d’un joueur. La valorisation des actifs réels dans le monde digital (tokenisation) est de plus en plus devenue une voie alternative pour lever un capital de démarrage dans le monde des affaires. Un large éventail de paiements sont effectués en cryptomonnaies et le fait qu’un grand nombre d’individus soient satisfaits de procéder à cette nouvelle forme de paiement est une incitation à l’innovation et attise une concurrence motivée par l’amélioration de la qualité des monnaies offertes.

7.1 La pression de la concurrence

Dans le domaine technologique, les entrepreneurs innovateurs ont toujours une longueur d’avance sur les législateurs. Néanmoins, en ce qui concerne les monnaies virtuelles, l’on ne peut échapper au défi de la confiance (I. Schnabel et H.S. Shin 2018). Le principe de la chaîne de blocs connaît aujourd’hui un succès dans bon nombre de domaines (les contrats intelligents ou contrats numériques, la preuve d’assurance, la propriété intellectuelle, etc.). Dans le domaine des monnaies virtuelles, la blockchain active la concurrence notamment à travers leur langage de programmation (R. Auer 2019). Par exemple, en mettant en œuvre le protocole de la preuve d’enjeu (« proof of stake »), Ethereum peut traiter les transactions en 15 secondes alors que le protocole de la preuve de travail (« proof of work ») de Bitcoin prend 10 minutes. Ces chaînes de blocs sont enclines à se faire concurrence pour divers services. Il y a place pour l’expérimentation, c’est-à-dire pour des tentatives de découvrir « de nouvelles façons de procéder, meilleures que celles qui étaient pratiquées auparavant » (Hayek). Il est déjà possible de se procurer des cryptomonnaies à travers des distributeurs automatiques. D’autres améliorations sont en cours, visant entre autres le problème de la scalabilité (la capacité de faire face à un grand nombre de transactions par seconde) et aussi la réduction de la consommation d’électricité qui est énorme aujourd’hui. La volatilité déconcertante de la valeur des cryptomonnaies (l’écueil économique majeur) pourrait même être bridée sous la pression de la concurrence.

L’on peut déjà observer qu’une nouvelle génération de monnaie virtuelle est lancée avec les très innovants « stablecoins », cryptomonnaies indexées (Tether, Dai, …) qui promettent la stabilité de leur valeur réelle. La plupart de ces tentatives utilisent des techniques d’adossement : les cryptomonnaies qui sont adossées aux monnaies légales échapperont difficilement aux déficiences du système monétaire centralisé prédominant mentionnées plus haut (section 6). Toutefois, il est pertinent de soutenir qu’un processus de sélection est en œuvre.

Dans un processus continu de concurrence, les perceptions entrepreneuriales subjectives tendent à faire émerger des pratiques répétées dont la régularité potentielle exprimerait quelque chose de plus profond que la technologie. Cette régularité spontanée suscite la confiance et correspond à l’existence d’une institution sociale organique (C. Menger). Il y a quelque chose de plus que l’enjeu technologique parce que la caractéristique institutionnelle de la monnaie est primordiale en comparaison de ses propriétés physiques (J.-P. Centi 1999). En ce sens, la monnaie comme institution est partie intégrante du processus de marché.

Il n’est pas surprenant que des banques centrales soient amenées à réagir à l’engouement pour les cryptomonnaies en imitant les entrepreneurs innovateurs dans le domaine des monnaies virtuelles (M. Bordo et A. Levin 2017, M. Kumhof et C. Noone 2018). Pourquoi ne le feraient-elles pas ? Cela est compréhensible et prévisible, sauf qu’en réalité les banques centrales voudraient introduire une devise digitale souveraine dotée du statut du cours légal, une sorte de nouvelle forme de base monétaire (une monnaie à haute puissance digitale). En d’autres termes, le principe de la centralisation monétaire persisterait.

7.2. Une évolution inventive

Le point crucial de l’évolution vers un ordre monétaire libre est que soit coupé tout cordon ombilical des monnaies virtuelles privées avec les monnaies officielles. Une couverture des cryptomonnaies privées formée d’un panier de devises officielles de type fiat saperait la nature décentralisée de leur système et constituerait une nouvelle forme de compromis avec les autorités monétaires. Par contraste, les cryptomonnaies pourraient être indexées à un panier de marchandises ou de matières premières. Les offreurs de ces monnaies pourraient alors négocier de manière algorithmique des contrats d’achat et de vente à terme afin de se couvrir contre les risques de marché et de manière à assurer la stabilité de la valeur du panier sans pour autant avoir à stocker les marchandise ou matières sélectionnées, tandis que simultanément les utilisateurs apprécieraient la tendance à la stabilité monétaire plutôt que les marchandises elles-mêmes.

La décentralisation des activités économiques porte inéluctablement avec elle la question de leur coordination. La méthode appropriée pour tendre vers une coordination souhaitable réside dans la force de la concurrence. Le fait est que cette concurrence « par la qualité » — qui est, suivant B. Klein (1974), le véritable sens de la concurrence monétaire — tend à s’étendre grâce à l’Internet alors qu’elle ne peut être éradiquée ou prohibée. Le nouveau système ne peut être falsifié : il est inaltérable — beaucoup plus que la souveraineté monétaire — et, comme il est dépourvu de tout centre nerveux, il ne peut être décapité. Ainsi, nous assistons à un processus évolutionniste qui n’a ni à affronter la censure étatique ni même à requérir l’autorisation du gouvernement ou de la banque centrale, d’autant plus que la protection des monnaies virtuelles contre la falsification et la fraude est assurée grâce à l’impossibilité de pratiquer la double-dépense d’un même jeton numérique.

La trajectoire ascendante des cryptomonnaies est l’expression d’une évolution animée par une concurrence de type qualitatif. Elle est une illustration de l’assertion hayékienne selon laquelle le changement économique reflète les efforts d’innovation entrepris par une minorité de pionniers qui en configurent le mode de diffusion.

En fait, le point frappant est que dès l’abord les cryptomonnaies sont très contraires à l’image mentale que beaucoup de gens ont de la monnaie. Pour la plupart des gens, les cryptomonnaies sont le résultat d’une technologie obscure et incompréhensible mais elles ne dissuadent pas pour autant un nombre croissant d’utilisateurs. En une époque où l’économie des services croît en importance conjointement avec l’économie de l’information et l’expansion rapide des données disponibles, en une époque où la propriété intellectuelle en association avec l’économie de la connaissance provoque un changement profond des moyens de production, la monnaie est vouée à atteindre son plus haut degré d’abstraction jusqu’à ce jour (G. Simmel 1907 [1978]) dans le respect des contrats tels qu’ils sont négociés sur les marchés. 

La concurrence dans le domaine monétaire comme dans les autres domaines est la réponse appropriée à l’ignorance. La concurrence comme procédure de découverte est un processus d’expérimentation qui génère les meilleurs moyens de satisfaire les préférences des gens — les préférences pour des monnaies saines dans notre propos. La règle d’une offre de monnaie concurrentielle fondée sur des droits de propriété privée constitue un cadre adapté pour favoriser et maintenir une discipline dans le domaine monétaire : elle procure des incitations plus fortes que celles du monopole monétaire public pour préserver continûment des monnaies saines. En d’autres termes, les banquiers centraux qui opèrent dans les systèmes monétaires monopolistiques ne peuvent être assimilés à des entrepreneurs, au mieux sont-ils des imitateurs.

  • Conclusion

La tendance au développement des innovations observée dans le domaine monétaire et la concurrence entendue comme une procédure de découverte autorisent à conjecturer l’avènement d’un ordre monétaire libre. Le processus évolutionnaire qui sous-tend cette possibilité consiste en des schémas et des protocoles spontanément adoptés, de nature abstraite et complexe. Suivant l’argumentation de Hayek, la concurrence tend à encourager un type d’évolution qui se caractérise par des essais et erreurs, par des déficiences suivies d’améliorations. La stabilité monétaire serait ainsi le fruit d’une concurrence s’exerçant par la qualité et générant progressivement la confiance requise pour la constitution d’un véritable système.

Face aux circonstances changeantes qui se présentent actuellement dans le secteur monétaire, il serait vain de promulguer un fardeau réglementaire coercitif dans l’espoir d’obtenir un résultat efficient que la concurrence nous empêcherait supposément d’atteindre. La probabilité qu’un arrangement ou compromis réglementaire d’une nouvelle sorte soit conclu entre les pouvoirs publics et les offreurs de monnaies virtuelles privées dépend fortement de l’avantage pécuniaire que ces derniers obtiendraient (i.e. par capture de rentes potentielles) de l’absorption (monétisation) des dettes publiques astronomiques qui existent aujourd’hui dans beaucoup de pays industrialisés. Une telle probabilité n’est pas nulle, mais les rentes à verser doivent aussi être garanties par le pouvoir fiscal. Or, la pression fiscale existante est déjà si forte que cette probabilité n’est vraisemblablement pas si élevée. Les atteintes à la liberté ont des limites.

En conformité avec la théorie évolutionniste de l’école autrichienne, les issues particulières des processus de découverte sont pour une très grande part imprévisibles. Toutefois, un cadre général cohérent avec un ordre spontané peut être esquissé. Malgré la nature abstraite des formes nouvelles de monnaie, un ordre monétaire futur peut être approximé par les systèmes monétaires plus ou moins concurrentiels qui existèrent dans le passé en plusieurs pays (K. Dowd 1992, 1996). Les précédents les plus ressemblants en tant que systèmes monétaires, bien qu’ils ne fussent pas de purs systèmes bancaires de laissez-faire, sont vraisemblablement celui de la « banque libre » en Écosse de 1715 à 1844 qui développa de nombreuses innovations (L. White 1984) et celui de l’« époque de la banque libre » aux États-Unis de 1837 à 1863 (H. Rockoff 1975). Dans ces précédents et d’autres, les pouvoirs publics parvinrent finalement à réprimer le laissez-faire dans le domaine monétaire et bancaire tandis que, en lien avec des considérations politiques, les banques commerciales acceptèrent de se mettre dans l’obligation de suivre les directives d’une banque centrale. Il se peut bien qu’en ce 21ème siècle, grâce à l’innovation des cryptomonnaies et compte tenu de leur nature décentralisée autant que de leur utilisation spontanément croissante, la banque centrale ne soit plus en mesure de maintenir son emprise sur le système monétaire.

Pour conclure, rappelons les mots de Hayek (1978 : 128-129, en note) :

« Ce qu’il est possible de prévoir est forcément limité. C’est l’un des grands mérites de la liberté que d’encourager de nouvelles inventions, et par leur véritable nature celles-ci sont imprévisibles. Je m’attends à ce que l’évolution soit beaucoup plus inventive que je ne puis l’être. Bien que ce soient toujours les idées nouvelles d’une minorité qui donnent forme à l’évolution sociale, la différence entre un système libre et un système réglementé est précisément que dans le premier ce sont les gens qui ont les meilleures idées qui détermineront les développements parce qu’ils seront imités[5]. »

Références

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[1]    La préférence de J. Bodin dans Les Six livres de la République (1576) allait vers un pouvoir royal souverain et inaliénable.

[2]    Dans les foires du Moyen Âge, les banquiers négociaient les lettres de change, lesquelles étaient à la fois des instruments de crédit et des instruments de transfert. Tout dérèglement monétaire se répercutait sur le cours du change dont les oscillations exerçaient en retour une pression sur le pouvoir royal soucieux de préserver son seigneuriage. Il y avait là un ferment d’instabilité récurrente. Pour mettre leurs systèmes de comptes et contrats à l’abri des mutations monétaires royales, les banquiers se référaient à une pièce imaginaire jugée comme stable, l’écu de marc,véritable unité de compte internationale valant 99% d’une pièce imaginaire composite delle cinque stampe (frappées respectivement à Florence, à Gênes, à Venise, à Naples et en Espagne).

[3]    Notre traduction.

[4]    Notre traduction.

[5]    Nous soulignons.

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Jean-Pierre Centi

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