La main trop visible de l’État

Le livre que nous propose ici James Scott est une large somme de plus de 500 pages qui peut décourager quelques lecteurs d’entreprendre le voyage qui nous est proposé, et ce d’autant plus que certains chapitres sur l’activité révolutionnaire ou la domestication de la nature s’avèrent répétitifs ou en décalage avec l’ensemble. Sa démarche d’anthropologue s’inscrit dans la veine de ses précédents ouvrages consacrés à l’étude critique de formes étatiques et aux résistances individuelles et sociales qui s’opposent à ses ravages (Scott 2013 [a], [b], 2017) ; (Facchini 2020).

Avec cet ouvrage, l’auteur s’intéresse à l’intervention de l’État et ses conséquences, et plus particulièrement à la planification. Scott étudie ces mécanismes qui consistent à simplifier, homogénéiser, uniformiser et à documenter la réalité sociale pour la modeler et la rendre conforme à la vision décidée par quelques bureaucrates et hommes de pouvoir. L’État façonne à sa guise une réalité qu’il juge souhaitable et nécessaire, mais qui est source au final de violence, de destruction et d’appauvrissement.

Selon Scott, le grand projet de cet « impérialisme haut moderniste », expression sur laquelle nous reviendrons, vise à simplifier les conditions de l’intervention de l’État pour faciliter l’administration de la société. Il s’agit de simplifier ce qui serait considéré comme « une sorte de hiéroglyphe social » pour lui en donner une forme plus lisible et compréhensible et pour ajuster les mécanismes d’imposition, de contrôle et de conscription (OE, p.17). L’objectif de cet impérialisme haut moderniste serait ainsi de planifier l’ordre social (OE, p.21), qui au passage défigure les agencements sociaux, les savoirs, les savoir-faire locaux, les pratiques des individus et des groupes, ainsi que les mécanismes informels.

L’échec annoncé du planisme n’est pas une affaire nouvelle, puisque Hayek soulignait déjà :

« Le fait qu’aucun esprit ne puisse seul savoir davantage qu’une fraction de ce qui est connu par tous les esprits individuels, limite la mesure dans laquelle une direction consciente peut améliorer les résultats de processus sociaux inconscients » (Hayek 1991, p. 163)[1].

Ce qui est nouveau, c’est que des travaux relevant de l’anthropologie critique viennent confirmer par des exemples fournis cet échec du planisme.

L’ouvrage est organisé en quatre parties. La première partie constitue une entrée en matière qui consiste à poser la thèse défendue par l’auteur, et qui sera ensuite illustrée par différents cas d’étude qui alimentent les parties 2 et 3 consacrées à des études sur la ville et le monde rural. La partie 4 est consacrée à une tentative conceptuelle, assez courte au demeurant, sur ce que l’auteur appelle la mētis, qui serait le chaînon manquant permettant de saisir toute l’importance qui doit être accordée aux connaissances et savoir-faire locaux.

1. Organiser l’espace pour le mettre au service de l’État

Les premiers exemples de simplification avancés par Scott concernent la sylviculture et l’exploitation des forêts. Scott nous expose ainsi comment la mise en exploitation des forêts domaniales pour le compte de l’État conduit à un véritable saccage écologique : appauvrissement des forêts par une sélection limitée de quelques essences propice à la survenue de maladies et à la déstabilisation de la faune et de la flore ; destruction des relations économiques et sociales qui s’étaient développées autour de l’exploitation naturelle des forêts. Mais il faut favoriser une forêt « scientifique », lisible, mesurable et dont les rendements fiscaux peuvent être facilement anticipés. Il faut pour cela faciliter l’exploitation et l’extraction du bois, et donc de ressources. A une écologie naturelle, sera substituée une écologie virtuelle, conforme à nos désirs ; une forêt d’administrateurs. Mais, pour reprendre Scott,

« Aucun système bureaucratique n’est capable de représenter quelque communauté sociale existante que ce soit à moins de recourir à des formes d’abstraction et de simplification poussées et hautement schématisées » (OE, p.45-46).

Scott va plus loin en affirmant que les agents de l’État n’ont aucun intérêt à saisir cette réalité complexe : la transformer serait plus facile. Plus facile peut-être pour eux, mais différentes études montrent les échecs répétés et la myopie de ces décideurs publics qui persévèrent dans leur erreur. On regrettera toutefois que Scott n’analyse pas les fondements de cette dynamique administrative, se limitant à son constat.

Pour simplifier la réalité, l’État a besoin de fabriquer des outils de lisibilité. Scott convoque ici différents exemples comme l’homogénéisation des systèmes de mesure, en faisant pression sur les systèmes locaux de poids et mesures qui n’avaient de sens que dans leurs contextes locaux, tel le Morgen en Prusse (OE, p.51) ou encore la journée de travail qui variait selon le lieu et les moyens de traction disponibles. Ainsi, un processus de substitution a été mis en œuvre, remplaçant les mesures « locales, intéressées, contextuelles et historiquement spécifiques. » (OE, p.52). Il s’agit pour l’État de remédier à ce qui apparaît comme une expression d’illisibilité des pratiques locales. La solution réside dans une politique d’uniformisation par l’imposition de standards et de métriques, dont l’adoption n’est pas exempte de luttes de pouvoir entre les parties prenantes. L’État a également procédé à un effort de codification et de cadastrage des territoires permettant ainsi de rationaliser les recettes fiscales, comme en atteste les exemples, notamment, du Vietnam, du Danemark, de la Suède et de la Russie. L’organisation sociale des villages est transformée par la mise en œuvre d’opérations systématiques de recensement et de cadastrage visant à identifier et à disposer d’informations suffisantes concernant les ressources physiques et humaines et potentiellement mobilisables. Bien évidemment, cette évolution suscite des détournements, des formes de résistance et des contestations de la part des populations concernées, car l’illisibilité constitue une ressource d’autonomie politique (OE, p.92).

Cette transformation profonde par la simplification, l’harmonisation et la culture de la métrique concerne de nombreux domaines et en particulier celui de l’organisation de la ville qu’il s’agit de rendre lisible en la remodelant. Les rues en ligne droite, l’organisation des villes en damier créent un nouvel ordre qui facilitera la production d’un ordre administratif (distribution du courrier, collecte des impôts, identification des habitants et de leur lieu de résidence, pacification et sécurisation des espaces publics). L’organisation foncière s’appuie de même sur une normalisation qui doit permettre une meilleure organisation (gestion des déchets, circulation, etc.) et une certaine efficacité économique. Comme pour l’harmonisation des poids et mesures, l’organisation du foncier rural et urbain permet à la fois une mainmise de l’État sur les ressources, mais aussi l’avènement d’institutions efficaces aidant à la création de richesses (Allen 2012 ; North et al. 2009).

Cet entrelacement entre processus d’étatisation par la bureaucratisation de la vie sociale et l’efficacité économique crée de fait une difficulté interprétative pour Scott. Comment faire la part des choses entre les avantages et les inconvénients ? Se focaliser sur ces derniers n’a sans doute pas beaucoup sens si on ne procède pas à l’analyse fine des processus eux-mêmes. Enfin, Scott reconnaît aussi que parfois ces évolutions sont poussées par « des entrepreneurs capitalistes » qui recourent à l’action de l’État, quand ils ne sont pas eux-mêmes des chefs d’État. Ce mélange des genres n’est pas nouveau (Lane 1979), mais il conviendrait toutefois en premier lieu de définir ce qu’est un entrepreneur capitaliste (Mises 1983), ce que ne fait pas l’auteur qui entretient par cet oubli une certaine confusion sur les fondements réels de la mise en œuvre du processus et, par extension, sur les interprétations qu’il propose lui-même.

Le processus de simplification concerne aussi la création de patronymes. A ce sujet, Scott note que leur introduction en Chine date probablement du IVème siècle avant notre ère, et que leur finalité fiscale ne ferait pas de doute. Il s’agissait de disposer de moyens pour recenser les populations à des fins de travail forcé et de conscription (OE, p. 108). L’introduction de ces patronymes en Europe devra attendre le XIVème siècle, et là aussi ce sera à des fins de conscription et d’identification des patrimoines des personnes. Aujourd’hui, les moyens d’identification des populations sont divers et nombreux : cartes d’identité, passeports, ADN, empreinte digitale, etc. En fait, le fichage des populations nécessite de créer des formes de lisibilité pour faciliter la collecte des données et l’élaboration de statistiques. Rothbard (2012, p. 106) avait déjà souligné ce point : « … cela signifie que dépouillé de ces moyens de vision, l’homme d’État ne serait plus en mesure de s’ingérer, de contrôler et de planifier. »

Cependant, ce processus de simplification ne consiste pas seulement à réduire la complexité sociale pour la mieux saisir, mais aussi à la mettre en forme, à la façonner pour rendre opérationnel le processus de collecte :

« Les bâtisseurs de l’État-Nation moderne ne se contentent pas d’observer, de décrire et de cartographier, ils veulent donner une forme à un peuple et à un paysage correspondant à leurs techniques d’observation ». (OE, p. 133).

Ainsi, il ne s’agit pas seulement de cadastrer les territoires, mais aussi de les remembrer, d’inciter à certains usages, bref à modeler une réalité.

2. Contrôler la ville pour contrôler les populations

Les études sur les politiques urbaines permettent à Scott d’introduire le concept d’impérialisme haut moderniste autoritaire (OE, p. 141). Scott le décrit comme une aspiration utopique qui s’appuie sur 1) la volonté d’ordonner administrativement la nature et la société, laquelle mobilise une avant-garde de technocrates, de planificateurs et d’administrateurs zélés animés par une foi visionnaire de ce que doit être le progrès ; 2) la mobilisation de l’appareil de l’État moderne ; et 3) une société civile affaiblie offrant peu de résistance face à l’imposition de ce que leurs promoteurs considèrent comme des ordres sociaux idéaux et rationnels.

Il s’agit donc d’imposer aux membres de la société une vision du progrès en recourant aux progrès scientifiques et techniques et en mobilisant l’appareil de l’État. Cette vision exprime une forme d’hybris révolutionnaire violente et accapareuse s’appuyant sur la mobilisation des nouvelles techniques pour contrôler et manipuler la société. Le savoir scientifique est mobilisé à double titre. Premièrement, il aide à bâtir et à concevoir un monde « meilleur » que permettrait le progrès. Il est outil. Deuxièmement, il procure une autorité permettant d’écarter les autres formes de savoir, en les reléguant et les dévalorisant. Il est alors justification. Seuls les « sachants » savent et peuvent aider à concevoir un ordre social supérieur, et cela au nom et pour le bien de tous !

Scott souligne le caractère profondément autoritaire de ce projet haut-moderniste, qui rejette et efface le passé et les traditions au profit d’une vision du futur. Ce projet s’accommode mal des mécanismes démocratiques, plus difficiles à contrôler, et lui préfère un ordre autoritaire, violent si nécessaire :

« De plus, ceux qui, du fait de leur ignorance rétrograde, refusent de se soumettre au plan scientifique, doivent être rééduqués afin de lui être utiles, ou bien ils seront balayés » (OE, p. 150-151).

Quelle forme prendra ce projet haut-moderniste ? Scott montre qu’une première application de ce projet concerne le façonnage architectural des villes et la conception de l’urbanisme, dont Le Corbusier serait une figure de proue. Cet urbanisme haut-moderniste consiste à bâtir des villes géométriques qui recourent à la standardisation et au fonctionnalisme à outrance, où tout est organisé selon une logique utilitaire et un plan rationnel pour produire un « urbanisme total » (OE, p.166). La ville radieuse de Le Corbusier n’est en fait que l’expression d’une planification outrancière de l’urbanisme ; une vision radicale de ce qu’elle doit être et qui a tenté, sans succès, de s’exporter en Union soviétique. Brasilia et Chandigarh constituent deux autres exemples de la ville haut-moderniste qui nie la complexité de la vie urbaine telle que Jane Jacobs n’a eu de cesse de la décrire dans ses travaux. Jacobs montre en effet l’importance des relations informelles qui façonnent l’organisation d’une ville issue du vécu des habitants pour aboutir à quelque chose bien éloigné de la ville conçue selon un ordre visuel et architectural, sans et contre ses habitants, ceux-ci devant se plier à l’organisation de la ville imaginée par d’autres ! La lisibilité de la ville et sa pureté architecturale sont alors conçues comme une solution à ce qui est considéré comme un désordre insupportable auquel il convient de remédier. Et Scott de conclure :

« La diversité de la ville — source à la fois de sa valeur et de magnétisme — est le résultat de l’action créatrice non planifiée d’un grand nombre de personnes et d’une longue pratique historique. La plupart des villes sont le résultat, le vector sum, d’un nombre incalculable de petites actions dans lesquelles on ne peut pas reconnaître d’intention d’ensemble. » (OE, p.217)

On comprend dès lors le non-sens de l’hybris du projet haut-moderniste qui ignore l’importance des relations de confiance, des normes et des mécanismes de production de connaissances de temps et de lieu par les habitants (Ikeda 2004).

3. Les échecs de l’ingénierie sociale pour réaménager le milieu rural

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’ingénierie de la production rurale et le réaménagement des campagnes. Sous ces termes pudiques, il ne s’agit ni plus ni moins que d’étudier les mécanismes a) de la collectivisation violente en Russie soviétique, b) de la sédentarisation forcée des populations en Tanzanie et c) de l’imposition d’une agriculture moderniste planifiée.

Le point commun à ces trois expériences est la volonté de simplifier les conditions d’intervention de l’État pour faciliter l’extraction fiscale ; concentrer les populations pour mieux les surveiller, les contrôler et les exploiter. Pour cela il importe de gommer les complexités de la nature, des territoires, des populations afin de les rendre plus malléables et qu’ils coopèrent à la mise en œuvre du projet haut moderniste ; une étatisation des territoires (OE, p. 280).

A) La révolution bolchevique voyait les choses en grand : villes, industries, infrastructures, ce que Fitzpatrick nomme la « gigantomanie » ou manie du gigantisme (cité par Scott, OE p.291). Il ne s’agissait pas seulement de transformer le monde, mais aussi de produire « un homme nouveau », porteur d’un nouveau « code d’éthique sociale », la koultoura, faisant la part belle à l’ingénieur et au fonctionnaire dont les comportements devaient être réglés et conformes à une discipline sociale et professionnelle afin de servir de modèle au reste de la population. Les personnes étaient destinées à devenir les maillons « d’une machine bien huilée où chacun produirait simplement des biens correspondant à la description et à la quantité spécifiée par le bureau des statistiques du Comité central. » (OE, p. 292).

Cette collectivisation devait se traduire sur le terrain, et ce fut fait notamment par l’élaboration d’une agriculture industrielle. Il s’agissait de moderniser l’agriculture, de la mécaniser, en s’inspirant des expériences menées aux États-Unis (ferme Thomas Campbell au Montana par exemple) où le département de l’Agriculture a largement subventionné l’expérimentation des fermes industrielles gigantesques. C’est ce modèle qu’il fallait importer et dépasser, en étudiant les pratiques américaines et en important massivement des tracteurs américains (OE, p. 300). De fait, alors que les Américains voyaient la collectivisation russe comme une expérimentation de la mise en œuvre haut-moderniste dans le domaine agricole ; pour les bolcheviks, il s’agissait de consolider les acquis révolutionnaires et la détention du pouvoir.

La collectivisation de l’agriculture soviétique constitue donc une planification à large échelle et systématique du projet haut-moderniste pour lequel les savoirs locaux, les pratiques et les contextes n’ont pas d’importance. Inutile de revenir sur les échecs de cette planification agricole qui s’est appuyée sur la violence (pillage des récoltes), les massacres (la dékoulakisation), et la famine qui ont conduit à la mort de millions de personnes. L’État a donc fait la guerre à sa propre paysannerie, pour appuyer son propre pouvoir. Mais cela n’a pas suffi pour que les objectifs prescrits par le centre soient atteints. La collectivisation reposait en effet sur l’idée illusoire que « les grandes fermes collectives fonctionneraient à terme comme des usines dans une économie centralisée, s’acquittant des commandes d’État en céréales et autres denrées agricoles » (OE, p. 317). S’appuyant sur la monoculture d’espèces qui s’y prêtaient bien et la relégation de la production des autres cultures aux précieuses parcelles privées, l’élaboration de quotas, et une division du travail poussée, la planification soviétique de l’agriculture consista aussi en la réorganisation des villages (destruction du mir) et à la mise en place de nouvelles relations de travail considérées par les populations comme du servage (OE, p. 320-321).

B) Un autre exemple stupéfiant de projet haut-moderniste est la politique de « villagisation » forcée menée par le pouvoir marxiste en Tanzanie. Cette politique a été menée entre 1973 et 1976 et visait à fixer des populations de manière permanente dans de grands villages, Ujamaa, en les déplaçant de leurs villages ou en les sédentarisant de force. Près de 5 millions de personnes auraient été déplacées (OE, p. 333). Scott fait preuve ici d’une clémence relativement aveugle, lorsqu’il évoque un État bienveillant (OE, p. 334), même s’il reconnaît que cette politique fut violente et aboutit à un échec tant sur le plan économique qu’écologique.

Au-delà de la recherche par le planificateur central de surplus agricoles exportables, l’objectif du gouvernement était de « capturer la paysannerie », alors qu’une importante part de la population échappait à l’État central. Cette force productive devait être mise au service d’un État qui avait récemment obtenu son indépendance. L’État tanzanien va ainsi aller plus loin que l’État colonial auquel il s’était substitué en détruisant les relations de solidarité et les mécanismes de soutien en zone rurale (OE, p.342). L’objectif du pouvoir tanzanien était de mettre en œuvre une politique de développement rural de type socialiste. Pour cela, il fallait moderniser l’agriculture, ce qui nécessite au préalable la constitution artificielle de grands villages dont la main d’œuvre pourra être utilement mobilisée pour travailler sur de grandes exploitations collectivisées, certaines de ces exploitations bénéficiant de l’appui de multinationales peu regardantes. Outre la mécanisation, la collectivisation conduisit au développement de la monoculture, dont les surplus étaient exportés à l’international. Face aux résistances des populations des villages, la force fut employée : il était nécessaire de rééduquer les populations, considérées comme arriérées, inefficaces et irresponsables, et de les réimplanter de force sur des sites choisis par le pouvoir ! Le gouvernement au pouvoir a donc ordonné la destruction des villages et l’incendie des habitations (OE, p. 352-353).

Le choix de la localisation des villages ne reflétait aucune logique économique ; seule importait la simplification de la surveillance des populations. Les villages sont donc devenus des systèmes permettant un contrôle strict des populations ; systèmes auxquels il était difficile d’échapper car concentrant à la fois des services recherchés et la surveillance des autorités. Par ailleurs, la monoculture intensive conduisit à la destruction des terres dont l’équilibre écologique était fragilisé et qui ne bénéficiaient plus des connaissances de populations qui avaient été délocalisées. Au final, les occupants disposaient de faibles incitations à réaliser les objectifs attendus, puisqu’ils ne bénéficiaient plus du produit de leur travail. Cette politique fut donc un échec supplémentaire des pratiques collectivistes, où ceux qui ne travaillaient pas suffisamment à la réalisation de l’objectif national étaient considérés comme des traitres.

C) L’imposition d’une agriculture moderniste planifiée constitue le troisième exemple de projet haut-moderniste du contrôle du monde rural. Selon Scott, le projet ultime consiste en la domestication de la nature. Il s’agit pour l’auteur de dénoncer pêle-mêle les formes de monoculture qui appauvrissent la variété génétique des semences, la diversité des essences, et qui entraînent une rupture des équilibres écologiques et l’apparition de nouvelles maladies. Scott dénonce ainsi la mécanisation de l’agriculture, l’utilisation massive des engrais, l’hybridation des semences, la sélection des espèces selon leur calibration et la facilité à les récolter. Cette agriculture haut-moderniste s’impose aux dépens des exploitations familiales et détruit les savoirs locaux qui étaient méprisés par les nouveaux détenteurs du savoir et du pouvoir : les ingénieurs (OE, P. 432). Cette agriculture scientifique repose sur une vision simplifiée de la nature et une incompréhension de ses mécanismes complexes. Elle s’inscrit dans le court terme et n’est pas soutenable.

Scott dénonce ainsi l’agriculture industrielle et polluante. Si l’on peut le rejoindre sur un certain nombre de points, son propos nous semble parfois ici tomber dans la caricature en laissant à penser qu’aucun progrès digne d’intérêt n’est intervenu dans l’agriculture. Un des premiers effets de la révolution agricole n’a-t-il pas consisté à accroître les produits de la terre disponibles pour une population sans cesse croissante ?

4. Un effort conceptuel inachevé ?

Le chapitre 9 est sans doute le plus important car il essaie de conceptualiser l’ensemble des éléments empiriques accumulés. Ce chapitre constitue une réhabilitation de la mētis, définie comme un ensemble de compétences pratiques, savoir-faire et arts de faire (OE, p. 468). Pour Scott, cette forme de savoir est le fruit d’un lent apprentissage, de découvertes ; il est difficilement transmissible et ne prend sens que dans un contexte particulier. La contingence donne une force toute particulière à ce savoir local, situé, et « artisanal ». Il se distingue des connaissances techniques et du savoir scientifique qui suppose répétition et réplicabilité. L’analyse de Scott suggère donc l’existence de deux sources de la connaissance, l’une basée sur la science, qui produit des règles générales, et la mētis, savoir « situé » qui s’appuie sur l’étude fine de l’environnement et procède par tâtonnements.

Alors qu’une complémentarité des savoirs pourrait être envisagée, les études de Scott démontreraient le projet délibéré de l’État et de la bureaucratie de substituer le savoir technique à la mētis, l’instrumentation de l’une pour détruire l’autre à des fins de contrôle des populations et de spoliation (OE p. 506). Ce faisant, Scott semble opposer les deux savoirs, alors que c’est leur utilisation qui devrait être interrogée. L’approche de Scott paraît empreinte d’un tropisme favorable à une forme de naturalisme naïf et aux organisations sociales traditionnelles. Or des savoirs locaux peuvent également servir à oppresser localement des membres de la communauté et à obtenir des positions dominantes.

Scott aurait pu convoquer des auteurs comme Hayek, qui ont montré toute l’importance de la connaissance et des mécanismes de coordination des activités humaines, le caractère crucial des connaissances de circonstances de lieu et de temps (Hayek, 1945, p. 521), leur caractère dispersé et personnalisé (Hayek, 2006, [1960 ; p. 24]. Polanyi (1989 [1951]) a également dénoncé les illusions de la planification centrale et la nécessité de bien distinguer ordre spontané et ordre construit, ce que Scott n’a pu saisir tout prisonnier qu’il est d’une approche empirique insuffisamment soutenue par une conceptualisation robuste.

5. Le déni de l’échec programmé de la planification et du socialisme

Le livre de Scott établit un constat minutieux de l’échec du projet haut modernise en mobilisant de nombreux exemples qui ne sont en fait que ceux d’une planification qui se veut moderne et d’un socialisme qui se drape dans la rhétorique de la modernité avec sa ville radieuse, son agriculture moderne et un homme nouveau.

Cependant, Scott n’entreprend jamais l’effort de tirer les conséquences de ces échecs répétés de la planification concernant la nature de l’État et celle du pouvoir (De Jouvenel 1994). Jouvenel a montré que le Minotaure s’appuie sur la violence et la guerre pour assurer sa dynamique de croissance. Bien que Scott montre les affinités du projet haut-moderniste avec les pratiques autoritaires et violentes du pouvoir — il écrit : « L’un des buts de la collectivisation consista dès lors à détruire ces unités sociales et économiques hostiles au contrôle de l’État et à forcer la paysannerie à entrer dans un carcan institutionnel imaginé par lui. » (OE p. 327-328) —, il ne va pas au-delà du constat.

De même, le lecteur sera frappé par la mansuétude de Scott à l’égard des pratiques de villagisation forcée en Tanzanie et en Éthiopie, qu’il explique en fait par des relents de la colonisation, par l’intérêt de multinationales et par l’influence des organisations internationales, exonérant ainsi en partie les régimes marxistes violents de leurs propres responsabilités, pourtant à la fois évidentes, conséquentes et inexcusables (OE, p.371). Cette mansuétude est assez incompréhensible dans la mesure où l’ouvrage montre par ailleurs l’appropriation systématique de ressources par le pouvoir et les bureaucrates et la soif de pouvoir qui mène à la dislocation de millions de vies. Pour Scott cela aurait été justifié par une certaine esthétique bienveillante de ce que devrait être un village et la vie d’un villageois (OE, p.368, 370-371, 380). Sans doute quelques biais idéologiques ne sont pas à écarter pour expliquer ce choix de rester sur le plan des constats sans vouloir analyser les mécanismes de pouvoir à l’œuvre qui conduirait l’auteur à aller vers des conclusions qu’il ne peut pas assumer, mais auxquelles l’ensemble de ses études le conduit nécessairement : la préférence pour une société libre et une économie de marché. A différents endroits de l’ouvrage, l’auteur se laisse aller à quelques confidences sur l’utilisation qui pourrait être faite de sa contribution, et notamment comment elle pourrait faire le jeu du marché [OE, p. 24]. C’est sans doute pour éviter cela qu’il limite sa critique à l’outil (la planification) et ne semble pas concerné par l’ouvrier, l’État ! C’est également ce positionnement qui conduit Scott à évoquer rapidement, au détour d’une petite page, les formes de résistance à ce haut modernisme autoritaire, à savoir la sacralité de la sphère privée et la défense des libertés politiques (OE p. 162-163). Or ces mécanismes de résistance ne sont que l’expression des démocraties libérales appuyées par le libre marché. Au final, la démarche de Scott est à la fois spécieuse et naïve sur ce que sont les ressorts du pouvoir étatique.

Une autre critique peut être adressée à Scott. En effet, ainsi que nous l’avons déjà souligné, l’auteur oppose deux types de savoirs, alors que c’est leur utilisation qui devrait être interrogée. Outre que l’auteur aurait pu mobiliser les apports d’Hayek et de Polanyi sur les concepts de connaissances tacite et explicite, il aurait pu s’interroger aussi sur l’importance des mécanismes de coordination des échanges et des plans individuels. L’absence d’élaboration sur les mécanismes de prix, de réflexion sur la notion de marché ou sur les droits de propriété est assez symptomatique à cet égard. Cela est complètement occulté par Scott, dont l’analyse se focalise sur une dénonciation du savoir général, expression d’un savoir impérialiste consistant à réduire les gens à des citoyens abstraits, à les dépouiller de toute réalité. En fait, il existe différentes formes de savoir mobilisable et nécessaire pour assurer la coordination des plans des individus. Leur capacité à trouver des solutions locales à des problèmes repose en premier lieu sur une liberté d’action, la reconnaissance de droits de propriété ou l’agencement d’ordres institutionnels localisés (Ostrom 2006)

Au final, l’ouvrage de Scott présente un réel intérêt pour le lecteur qui y trouvera de nombreuses études détaillées. Il reste que l’approche de l’auteur manque de réflexions théoriques. Contrairement à ce que pense Scott, le projet d’ingénierie haut-moderniste est porté par des hommes de l’État et de pouvoir, et c’est cet impensé qui empêche l’auteur d’en tirer toutes les conclusions. Effectivement, l’œil de l’État est omniprésent, et son ambition est de servir des mains visibles, munies de gants d’acier….

Références

Allen, Douglass W. (2012), The Institutional revolution, Measurement and the economic emergence of the modern world, The University of Chicago Press, 267 pages.

Canfora, Luciano (2009), La nature du pouvoir, Les belles lettres, 95 pages.

De Jouvenel Bertrand (1994), Du pouvoir, Hachette, Collection Pluriel, 607 pages.

Facchini, François, (2020), Homo domesticus : Une histoire profonde des premiers États, Journal des libertés, pp.125-138

Hayek, [von] Friedrich (2006 [1960]), The Constitution of Liberty, Routledge, 498 pages.

Hayek, [von] Friedrich (1991 [1953]), Scientisme et sciences sociales, Agora Pocket, 186 pages.

Hayek, (von) Friedrich (1945), The Use of Knowledge in Society, The American Economic Review, Vol. 35, No. 4, pp. 519-530.

Ikeda, Sanford (2004),Urban Interventionism and Local Knowledge”, The Review of Austrian Economics, 17:2/3, 247–264.

Lane, Frederic C. (1979), Profits and Power, Readings in protection rent and violence-controlling enterprises, State University of New York Press, 128 pages.

Mises, [Von] Ludwig (1990), Economic Calculation in the Socialist Commonwealth, The Mises Institute, 72 pages.

Mises, [Von] Ludwig (1983), Bureaucracy, Libertarian Press, 137 pages.

North, Douglass C., Wallis, John Joseph and Weingast, Barry R. (2009), Violence and social orders, A conceptual framework for interpreting recorded human history, Cambridge University Press, 308 pages.

Ostrom, Elinor (2006), Governing the Commons, the Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 280 pages.

Rothbard, Murray (2012), War Collectivism, Mises Institute, 133 pages.

Scott, James C. (2013a), Petit éloge de l’anarchisme, Lux Editeur, Instinct de liberté, 234 pages.

Scott, James C. (2013 b), Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Editions du Seuil, 535 pages.

Scott, James C. (2017), Against the Grain, A deep history of the earliest states, Yale University Press, 321 pages. Scott, James C. (2021), L’œil de l’État, Moderniser, uniformiser, détruire, La découverte, 540 pages.


[1]    Voir aussi Mises (1990).

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