« La stabilité – même celle d’une expansion – est déstabilisante dans la mesure où les formes de financement d’investissements les plus risqués profitent à des pionniers puis à leurs copieurs ». Hyman Minsky

Il y a dix ans jours pour jour, la faillite de Lehman Brothers signalait l’acmé de la grande crise financière ; pris à rebours par ce cygne noir que leurs modèles économiques neo-keynesiens ou neo-classiques avaient mal anticipé, certains économistes (mais plus   souvent des investisseurs  ou  des  financiers)  ont  extirpé les ouvrages des années 1980 d’un économiste décédé, du nom d’Hyman Minski ; neo keynesien avoué mais finalement inclassable, théoricien de génie pourtant pragmatique et fin scrutateur de Wall Street et du monde de la Finance, Minsky avait en effet contribué à la science économique par quelques concepts audacieux, dont celui de l’Hypothèse d’Instabilité Financière. Résumé dans sa formule lapidaire « la stabilité peut déstabiliser », ce modèle alignait le cycle économique sur celui de la finance afin de mettre en lumière le caractère paradoxalement déstabilisant de trop longues périodes de stabilité (la fameuse Grande Modération des années 2000 dans le jargon de Ben Bernanke) : la disparition de toute conscience du risque, souvent artificiellement suscitée par les autorités monétaires, est à l’origine des crises financières de crédit comme celles de 1929 ou 2008. Aujourd’hui, en 2018, non seulement la pensée de Minsky nous offre le meilleur canevas intellectuel pour comprendre la Grande Crise Financière de 2008, mais elle nous permet de prédire la survenue quasi certaine d’un nouvel épisode de déflagration financière/ récession au cours des toutes prochaines années.

 

Minsky, un économiste ancré dans le monde de l’investissement

« Une économie capitaliste peut être décrite comme un entrelac de bilans et de comptes de résultats. Les dettes des bilans sont des engagements à délivrer des paiements soit à des dates spécifiques soit quand une contingence se produit. »

Il y a dix ans, lors de faillite de Lehman Brothers, je travaillais dans un fonds d’investissement new yorkais, Proxima Alfa ; analyste financier et crédit de formation, investisseur value d’inclination, autrichien en théorie économique, j’ai cherché comme tant d’autres une explication à un phénomène, la crise financière, qui ne m’avait pas surpris en tant que tel mais que je n’arrivais pas à appréhender par la théorie économique ; pour simplifier, j’avais vu la crise arriver et se dérouler par le biais des bilans frauduleux des banques, des piles d’endettement et des produits dérivés, mais sans vision macroéconomique. Immédiatement après la crise, c’est Paul Krugman, bientôt suivi par Bernanke et plusieurs responsables, qui mentionne pour la première fois au grand public le nom de Minsky, et sa théorie, celle de l’hypothèse d’instabilité financière (dite FIH). Dès les années 80, Minsky avait rejeté la présomption de stabilité associée par les néo-classiques au système financier moderne. Sa pensée était l’antithèse de la Grande modération que les banquiers centraux nous avaient vendue lors des cinq années précédant la crise. Toute la communauté économique, prise de surprise par des innovations financières ésotériques ayant précipité une crise macroéconomique, redécouvrait un économiste défunt qui s’était sincèrement intéressé à la finance, pour considérer que le cycle économique était en réalité un cycle financier et de crédit. Les deux cycles ne seraient pas parallèles, mais bien corrélés. Portant des coups de butoirs aux keynésiens de l’après-guerre et économistes de la synthèse — comme Samuelson ou Phillips —, il défend l’idée que le concept d’équilibre économique ne correspond intrinsèquement à aucune réalité (conviction de Minsky que l’on retrouve aussi chez les Autrichiens). Dans les chapelles des universités américaines de l’après-guerre, Minsky se définira d’abord comme un keynésien pure souche ; mais son enthousiasme à comprendre Wall Street, le rôle de l’investissement, de la finance, de manière empirique, en feront un précieux allié des autrichiens ou des libéraux. Lui-même parlera pour sa pensée de « keynésianisme financier ».

La carrière académique de Minsky est à bien des égards emblématiques des divers courants de la science économique dans les années 50 et 60 : ses études vont se faire entre Chicago et Harvard, avec un doctorat dont le maitre de thèse, le célèbre Schumpeter, commettra ce péché capital pour une telle position : décéder avant la fin du doctorat, laissant le flambeau à Leontieff. Minsky va ensuite enseigner à Berkeley, publiant principalement sur les banques centrales et des modèles de multiplicateur /accélérateur d’investissement. Pour un Minsky se définissant comme démocrate, l’ambiance du campus californien le passionne jusqu’à une prise de distance sur ces questions suite aux dérives gauchistes de 1968. C’est à cette époque que sa recherche opère un tournant pour se concentrer sur l’étude des liens entre finance et économie : il accepte de rejoindre l’Université de St Louis pour travailler avec l’institution bancaire locale, la Mark Twain Bank. Entre sa retraite et son décès en 1996, il créera pour le Bard College deux instituts de recherche dont un dédié à des recommandations de politique économique dont certaines préconisations seront reprises par Bill Clinton (créations de banques locales d’investissement, les community banks).

Minsky sera durant toutes ces années de débat intellectuel, un ami de Paul Douglas (de la fonction Cobb Douglas et sénateur), de banquiers comme Leon Levy, un homme de gauche opposé à l’Etat providence (un aspect moins connu de ses travaux, que nous ne traiterons pas ici, porte, au-delà des crises, sur la question de la pauvreté, et de la préférence à donner au plein emploi, au principe d’un Etat employeur en dernier ressort, par opposition aux aides et redistributions du Welfare State). Cette somme d’expériences intellectuelles et de terrain ont forgé une pensée unique, atypique, qui survit grâce en partie à une conférence, la Conférence Minsky, organisée chaque année autour de son séminaire historique : « La reconstitution du système financier ». Si Minsky a laissé d’ample travaux sur la pauvreté, le marché du travail, la monnaie, la politique économique (on peut le rattacher au courant des institutionnalistes américains en la matière), ce sont surtout ses écrits sur le cycle financier et les comportements des investisseurs que Krugman, Bernanke et d’autres ont exhumés (sans comprendre toute la logique de Minsky) en 2009.

 

L’hypothèse d’instabilité financière et les cycles économiques

Stabilizing an unstable economy et Can it happen again ? : Les titres des deux principaux ouvrages de Minsky attestent bien de ses préoccupations. Les résumer parait d’autant plus impérieux que le style est complexe, abscons, avec des termes dont la définition est unique au modèle proposé par Minsky.

S’il y a une idée révolutionnaire à retenir chez Minsky, c’est la suivante : le cycle moderne des affaires est le cycle financier. Le comportement procyclique des banques (qui prêtent trop à des niveaux de loan to value conséquents lors des périodes d’expansion, pour ensuite subitement fermer le robinet du crédit en cas de récession, voire en poussant aux restructurations de prêts) et des investisseurs (dont le coût du capital augmente lors des récessions) amplifie le cycle économique, le poussant vers l’instabilité justement quand il commence à doucement s’écarter d’une période de relatif équilibre.

L’augmentation de la demande et le financement des achats d’actifs réels requièrent de plus en plus de crédit et de finance dans nos économies modernes. La production et le prix des actifs, en période d’expansion, augmentent tant que les agents financiers répondent à cette demande de financement. La croissance qui en résulte alimente la demande pour plus de crédit et entraine un relâchement des critères des banques en période d’expansion. Minsky montre bien comment les phénomènes de mimétisme poussent les banques à modifier leurs critères de financement, les investisseurs à demander des rendements plus faibles, et ce jusqu’à ce que la période d’expansion économique s’épuise. Intervient alors ce que la postérité a appelé un « Moment Minsky » : un point de retournement ou quelques déceptions dans les business plans ou la croissance poussent à la chute concomitante des nouveaux crédits, du prix des actifs et de la demande globale. Les entreprises et les banques doivent liquider des actifs pour satisfaire des niveaux de loan to value décents ou des contraintes de liquidité. Sans la finance, les cycles économiques existeraient certes toujours ; mais la finance les amplifie dans leur magnitude, tant dans la phase d’expansion que dans celle de récession ; la finance est un accélérateur de cycles qui porte en germe le risque de déflation par la dette (telle que décrite par Irving Fisher).

Le financement est toujours un facteur structurant de risques. En expansion, les structures de financement sont de plus en plus risquées avec l’idée que la croissance sera pérenne, les entreprises dédiant une part toujours plus importante de leurs flux de trésorerie au service de la dette. Les préteurs acceptent une détérioration de la qualité du collatéral et des covenants. Quand l’économie atteint la surchauffe et l’inflation devient manifeste, les banquiers centraux augmentent les taux d’intérêt, exposant ainsi la faiblesse des structures de financement les plus risquées : souvent la hausse des taux pousse les emprunteurs à des défauts et des ventes forcées d’actifs.

Pour décrire la fragilité des positions financières, Minsky a laissé une classification fameuse qui décrit parfaitement les types d’agents dans leurs financements.  Dans une première forme de financement, dite « hedge » ou de couverture – la forme la plus conservatrice – le revenu attendu d’un actif couvre amplement à la fois le paiement des intérêts et le remboursement du principal d’un prêt. Dans une telle économie, le désendettement rapide des agents est la règle. Le second type de financement est dit « spéculatif » quand l’emprunteur peut payer les intérêts, mais n’intègre pas un vrai remboursement du principal : le montant du prêt, à son terme, doit être refinancé ou « rolled over » (le banquier attend l’augmentation des résultats ou une vente future ou l’arrivée d’une nouvelle banque). En général, la mécanique des marchés et du monde bancaire rend ces refinancements possibles… sauf que tous les cinq ou six ans en moyenne, la machine financière est à l’arrêt : une telle situation vaut sentence de mort pour ces emprunteurs. Enfin le comble du financement est constitué par les unités dites de Ponzi : l’emprunteur n’a même pas les moyens de payer l’intérêt mais s’endette pour les payer. Une partie du financement immobilier résidentiel américain dans les années 2000 était fait de financements dit Ponzi, car reposant sur la seule revente rapide des maisons dont le prix devait s’apprécier. On notera qu’une position spéculative peut devenir Ponzi si le revenu chute ou les taux d’intérêts augmentent brutalement. Fondamentalement, ce sont les prêteurs seuls qui décident la fin de l’unité Ponzi en forçant un défaut et une vente.

Dans cette description du cycle, ce n’est pas un choc exogène qui explique la crise : pour Minsky, le système financier est par essence et nature fragile, sauf à se passer de crédit et à accepter des taux de croissance moindre. Les banquiers centraux, loin de remédier à cette situation, l’aggravent en maintenant souvent des taux trop bas trop longtemps. Le climat précédant la crise de 2008, celui de la grande modération telle que décrite par Bernanke, est typique des fausses stabilités menant à une crise : taux d’intérêt bas, manies spéculatives financées à crédit, disparition de toute analyse financière dans les choix d’investissements, structures de financement ésotériques… l’expansion artificielle porte en germe la faiblesse croissante des structures de financement et donc la crise. L’hypothèse d’instabilité financière est une vision comportementale du cycle économique fondée sur l’observation de Wall Street, qui rejette la notion d’équilibre économique. Minsky est plus proche d’un Hernando de Soto avec une vision d’équilibres dynamiques : il assigne en plus au gouvernement et à la banque centrale un rôle de contrôle de ces pratiques bancaires et financières. Aujourd’hui, en référence à Minsky, certains à propos de ces politiques économiques parlent de « leaning against the wind » – adopter un comportement pro-actif de régulation prudentielle – par opposition à la vision de Greenspan consistant à nettoyer les effets de l’explosion d’une bulle (« cleaning after the bust »).

 

Minsky et la prochaine crise

Si Minsky était parmi nous, il jugerait sévèrement les sept années de politique monétaire expansionniste et de taux d’intérêt bas aux USA (politique toujours en cours en Europe avec un décalage temporel) : les niveaux de valorisation, les pratiques d’investissement, les degrés d’endettement, ont de loin dépassé leur niveau d’avant crise et toute discipline financière a été bannie depuis les trois dernières années. Minsky pourrait identifier aujourd’hui les unités Ponzi, en financement LBOs, financement énergétique, immobilier commercial… Les exemples ne manquent pas mais surtout, dans le discours des responsables politiques, monétaires et bancaires, la possibilité d’une nouvelle crise parait écartée. Les banquiers centraux semblent croire qu’ils ont trouvé la formule magique pour stabiliser nos économies sans effort, avec toujours plus d’endettement : l’histoire économique nous montre qu’ils ont probablement tort. Minsky nous explique pourquoi et surtout pour quelles raisons la prochaine crise financière surprendra à nouveau ces dirigeants…

About Author

Journal des Libertés

Laisser un commentaire