Les humains se distinguent par leur grande capacité à coopérer. Cela n’avait pas échappé au grand Adam Smith qui, avec son ami David Hume, rêvait de devenir les Newton des sciences sociales. Avez-vous déjà croisé des chiens négociants un échange d’os, remarquait Adam Smith : deux petits os, contre un gros ? Bien entendu non. Or nous, les humains, faisons cela quotidiennement : nous coopérons, dans la sphère marchande bien entendu, mais aussi, en dehors de cette sphère, au sein de nos familles, avec nos voisins, nos amis, nos associés.
Smith voulait mettre en évidence les liens de causalité très forts qui existent entre Richesse des Nations, coopération, ouverture des espaces d’échange, division du travail, et tout ce qui s’en suit. C’est pourquoi, en bon pédagogue, il avait choisi de débuter son fameux ouvrage de 1776 avec le récit de la façon dont le travail est organisé dans une manufacture d’épingles. La fameuse facture d’épingles ! Celle dont de si nombreuses générations d’étudiants en sciences sociales ont dû faire (ou auraient dû faire…) une visite virtuelle.
Moins connues, et pourtant tout aussi essentielles dans l’analyse de Smith, sont les quelques pages qui suivent cette description de la visite de la manufacture d’épingles ; pages dans lesquelles il imagine ce que l’on peut voir en poussant la porte du logement d’un simple docker londonien de la fin du XVIIIe siècle. Le spectacle est, aux yeux du scientifique qu’est Smith, tout simplement merveilleux. Smith passe ainsi un long moment à énumérer les milliers de personnes qui ont coopéré à la réalisation du moindre objet présent dans cette modeste pièce, s’attardant par exemple à citer quelques-uns des milliers d’individus et de corps de métier qui, de près ou de loin, ont contribué à la réalisation du simple chandail bleu posé sur le dos d’une chaise.
Oui, nous les humains avons su pousser très loin l’art de la coopération. Nous satisfaisons aujourd’hui la plupart de nos besoins par des modes de coopération d’une extrême complexité, d’une extrême sophistication. Nous avons appris à coopérer avec des individus que la plupart du temps nous ne connaissons pas directement et que nous ne rencontrerons probablement jamais. (Chose qui n’aurait pas été possible, notons-le au passage, sans le développement du Droit qui nous a permis d’élargir le cercle de nos coopérations au-delà de la famille, de la tribu, des gens que nous connaissions et fréquentions régulièrement.)
Le langage est une autre caractéristique des sociétés humaines. Sans doute d’autres espèces sont-elles parvenues à développer leurs propres modes de communication, mais il faut bien avouer que nous semblons exceller dans cet exercice, ayant de surcroit développé des moyens de communiquer par écrit et de télédiffuser nos messages. Et bien sûr, ces modes de communication sont très précieux pour pousser plus loin encore les coopérations. Les deux phénomènes—communication et coopération—vont ainsi main dans la main.
Quand l’on a su s’émerveiller – comme on le doit – sur ces merveilles de la coopération entre humains, comment ne pas s’interroger sur le spectacle qui nous est offert ces dernières semaines sur les écrans de nos télévisions, dans les gares et sur les grands boulevards ? Quelle désolation de voir, à l’occasion d’une réforme des retraites, ces mêmes êtres humains, capables en temps ordinaire d’échanger et de coopérer, subitement s’opposer, s’affronter, s’agresser – parfois physiquement et presque toujours verbalement ? Il nous faut tenter de comprendre cette situation quelque peu paradoxale pour en trouver une sortie honorable.
La réforme des retraites concerne tout le monde, ne serait-ce que parce que notre système des retraites actuel est très largement façonné par la législation et la réglementation et que ces dernières, de par leur nature, s’imposent à tous. Tout le monde est d’autant plus concerné que les enjeux de cette réforme sont de taille : les retraites constituent un élément déterminant de notre qualité de vie au cours des dernières décennies de notre vie. Ajoutons à cela que notre système actuel est largement basé sur la redistribution (intergénérationnelle mais pas uniquement). Pour avancer dans la sérénité vers une solution, une bonne coopération entre tous est donc souhaitable, voire indispensable tant il est difficilement concevable sur un sujet aussi fondamental d’imposer à certains une solution qu’ils jugeraient inacceptable.
Puisque nous savons à merveille coopérer lorsqu’il s’agit de fabriquer des chandails ou des voitures, pourquoi n’y arrivons-nous pas lorsqu’il s’agit de trouver une solution acceptable pour tous aux problèmes que connaît le système actuel des retraites ?
Une première réponse qui vient à l’esprit est que, contrairement aux coopérations marchandes – que l’on identifie parfois et à juste titre à des jeux « à somme positive », des échanges gagnant-gagnant –, le jeu de la réforme des retraites serait un jeu « à somme nulle » : comme au poker, ce que gagneront les uns à cette réforme sera forcément perdu par les autres. La réforme ne serait donc pas une affaire de coopération mais plutôt un bras de fer entre différentes catégories de citoyens.
Cette analyse de la situation est toutefois trompeuse car, si aucune solution acceptable pour tous n’est trouvée, tout le monde se retrouvera perdant. En fait, pour poursuivre le parallèle avec les différentes formes de jeu, nous sommes dans un « jeu de l’ultimatum ». Dans une version simple du jeu de l’ultimatum, un premier joueur propose à un second joueur le partage d’une somme d’argent, disons 10 euros. Si le second joueur accepte la proposition du premier (par exemple, 6 euros pour le premier joueur et 4 euros pour le second joueur) alors chacun reçoit les sommes proposées. Mais si le second joueur refuse la proposition du premier, les 10 euros sont perdus pour tous. Les deux joueurs sont donc condamnés à s’entendre s’ils ne veulent pas repartir les mains vides. C’est en ce sens que nous sommes devant l’obligation de coopérer.
Alors, une fois encore, pourquoi ne le faisons-nous pas ? Sans doute parce que les différents protagonistes ne partagent pas la même analyse de la situation ; ils ne sont pas d’accord sur « le jeu » dans lequel nous sommes tous engagés. Et si tel est le cas, c’est forcément parce que certains se trompent. Un préalable indispensable à la sortie de crise est donc de se mettre d’accord sur l’analyse de la situation.
Dans ce numéro du Journal des libertés, un épais dossier est consacré à l’analyse de notre système actuel et de la réforme proposée par notre gouvernement, ainsi d’ailleurs qu’aux stratégies qui permettraient de grandement améliorer les régimes de retraite. Les réflexions regroupées dans ce dossier sont rigoureuses et indispensables. Mais elles ne seront pas suffisantes. Car nos chances de succès dans la recherche d’une solution honorable ne seront réelles que lorsque les parties-prenantes à la négociation s’entendront sur une même analyse des faits.
Dit autrement, le défi qu’il nous faut tous à présent relever est de parvenir à communiquer.
Dans un petit ouvrage récemment réédité, (The Three Languages of Politics : Talking Across the Political Divides, 3ème édition par le Cato Institute, 2019), Arnold Kling dresse ce constat : les débats politiques s’enlisent parce que les différents « camps » parlent des langues différentes. Ne communiquant pas, ils n’ont donc aucune chance de coopérer. Chaque camp utilise de fait un langage très sophistiqué mais développé pour communiquer exclusivement avec les membres de son propre camp. Et ce langage demeure inaudible aux membres des autres camps.
Apprendre à communiquer – et pas seulement avec nos amis : voici donc ce que nous ne faisons pas encore suffisamment, ou pas suffisamment bien. Et nous n’avancerons pas vers une solution si nous ne prenons pas pleinement conscience de cette réalité. Cette année 2020 pourra être constructive si nous l’abordons avec cet état d’esprit ; si nous essayons de mieux communiquer pour retrouver les chemins de la coopération, en particulier sur ce sujet difficile des retraites. C’est ce que nous nous efforcerons de faire dans les pages de ce Journal.
Pierre Garello est Professeur d’économie à Aix-Marseille Université (AMSE) où il co-dirige un Master d’économie du droit. Il est éditeur du Journal des économistes et des études humaines (www.degruyter.com/view/j/jeeh) et Président de l’Institute for Economic Studies – Europe (www.ies-europe.org).