Le coronavirus a mis la mondialisation en accusation. Un virus venu de Chine, diffusé par des touristes et des gens de tous pays, y compris des immigrants. Des masques, des tests, des médicaments venus d’ailleurs, rançon de notre dépendance du reste du monde : pourquoi ne pas vivre heureux à l’intérieur de notre Hexagone, voire d’une Europe réduite à sa plus simple expression ?

Cette dépendance rejoint curieusement celle qu’inspirent les menaces qui pèsent sur la planète : le virus fait peur, et la peur nous habite parce que le monde entier est menacé par le cataclysme écologique qui nous attend. Pandémie virale et pandémie écologique se conjuguent facilement dans l’esprit d’une grande partie des Français. D’ailleurs les Chinois, au même titre que les Américains, ne nous conduisent-ils pas à la catastrophe tant écologique qu’économique ? Il serait donc temps de se donner un nouveau mode de vie qui nous affranchirait de cette redoutable pression des grandes puissances. Pour ceux qui en arrivent à cette conclusion, la mondialisation s’inscrit dans un schéma de lutte contre l’impérialisme, de révolte contre les excès et les exploitations dont nous serions victimes.

Certes, la crise sanitaire a été l’occasion d’intenter d’autres procès : contre la gestion par les États, contre l’organisation de la santé publique, contre le désordre de la recherche médicale, contre le manque de praticiens et de personnel, contre les délires bureaucratiques. Mais les autorités mises en cause ont réussi à sauver  leur réputation : les fautes seront corrigées, les pertes seront remboursées, les victimes seront indemnisées. De plus, en France, les dirigeants se déchargent aussi de leurs erreurs sur la mondialisation et prêchent une croisade contre un système mondial régi par la loi du profit aux dépens de la loyauté, de la moralité et de la nature. Alors, une autre mondialisation est-elle souhaitable ?  Est-elle possible ? 

Répondre à ces questions implique une définition, fût-elle approximative, de la mondialisation. Je propose de cerner la mondialisation à travers ce qu’elle a été dans l’histoire de l’humanité : une recherche (souvent vaine ou éphémère) pour parvenir à la suppression totale ou partielle des frontières économiques dressées par les États, et déboucher sur la libre circulation des produits, des services, des entreprises, des capitaux et des personnes. Le marché cesse alors d’être national et confiné pour devenir mondial et ouvert à tous. J’ai bien conscience qu’associer mondialisation et marché commun semble réduire la mondialisation à sa seule dimension économique, mais chemin faisant je reviendrai sur d’autres aspects de la mondialisation : géopolitique, culturel, éthique.

1. La mondialisation en marche

La mondialisation a une histoire, et très instructive. L’idée de commerce en dehors d’un espace local ou national est certainement née autour de la Méditerranée et explique que Notre Mer ait été au cœur de la civilisation occidentale. L’effondrement de l’Empire romain plonge l’Europe dans le chaos politique, le Haut Moyen Age est un repli sur soi. Toutefois les relations commerciales sont reprises avec les villes marchandes d’Italie et la « route de la soie » aurait pu réamorcer un libre-échange avec des contrées asiatiques lointaines. L’élargissement de l’espace connu s’opère avec Christophe Colomb et 1492 passe pour la date d’ouverture des « temps modernes ».  Mais la reconstitution d’États et le chryso-hédonisme ont débouché sur le mercantilisme : l’or et l’argent du Nouveau Monde doivent entrer dans le pays mais ne point en sortir. Ce protectionnisme stupide va notamment condamner l’Espagne à l’inflation et à la ruine. Par contraste Hollandais et Anglais misent sur la mer, les « marchands aventuriers » exploitent les richesses de l’espace mondial sans cesse élargi, le droit des gens et les tribunaux de commerce permettent d’affermir les relations contractuelles. La France, riche de ses mamelles « labourages et pâturages », prend du retard dans le commerce mondial, elle demeure un pays de  paysans et d’artisans, en dépit de la volonté de Colbert de développer manufactures et marine royales. La révolution industrielle naît en Angleterre à la suite de la disparition par la loi des « commons » (terres communes improductives) et l’apparition de la firme. En 1776 Adam Smith explique comment la richesse des nations vient de l’élargissement des échanges. La marche vers la libéralisation des échanges est amorcée, mais elle est perturbée par les conflits et les guerres.

Au XIXème siècle l’urbanisation et la multiplication des ouvriers d’industrie posent le problème du pouvoir d’achat, et en Angleterre la lutte s’engage entre les landlords (propriétaires des terres qui veulent interdire toute importation de grains) et les industriels qui veulent ces importations pour maintenir le pouvoir d’achat des ouvriers sans augmenter les salaires. Cobden et la Ligue pour le libre commerce défendent les consommateurs contre les producteurs. Avec un relatif apaisement des conflits un traité de libre-échange est signé entre Angleterre et France. Il contient la « clause de la nation la plus favorisée » : si d’autres traités passés avec d’autres nations contiennent des clauses plus avantageuses pour le commerce, elles seront automatiquement reconnues aux signataires. Le libre échange semble bien progresser dans le monde entier, mais dès 1891 la France restreint la liberté en ce qui concerne les produits agricoles : c’est le fameux « tarif Méline » et jusqu’à ce jour les paysans ont réussi à faire pression sur les gouvernants pour échapper à la concurrence mondiale.

La première guerre mondiale met fin à la marche vers la mondialisation. Entre 1918 et 1939 le nationalisme économique s’exacerbe, aggravé par la crise de 1929 à laquelle tous les Etats réagissent par des politiques autarciques. Le volume du commerce mondial diminue de 80 % entre 1930 et 1939 et se réduit à des accords de troc passés par les gouvernements. Le nationalisme économique engendre le nationalisme politique et le socialisme, le communisme et l’hitlérisme rompent avec l’économie de marché. Ces funestes erreurs n’échapperont pas à ceux qui dès 1944 veulent reconstruire un monde apaisé. A Dumbarton Oaks les gouvernements alliés mettent en place deux piliers du désarmement économique mondial : le pilier monétaire avec la création du Fonds Monétaire International, et le pilier commercial avec le projet de World Trade Organisation. Mais le Congrès américain n’en veut pas, de sorte qu’on se contente de lancer le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade consigné dans le Charte de La Havane, qui n’est pas une organisation, mais un accord multilatéral, qui n’est signé que par 23 pays fondateurs, dont la Chine !). Mais l’URSS refuse de s’associer à ce retour au libre échange qui serait un outil de l’impérialisme capitaliste (thèse de Lénine et Rosa Luxembourg). Pendant 44 ans la guerre économique accompagnera la guerre froide entre le bloc communiste planificateur (organisé en Europe par le Comecon) et l’Occident. Bien que les pays dits « libres » connaissent le désordre monétaire et douanier.

Ce désordre s’explique par plusieurs facteurs : il y a d’abord les vestiges du protectionnisme des années 1930, qui ne sont pas tous éteints, il y a aussi la mode des plans quinquennaux (en France en particulier), il y a encore l’émergence de l’État Providence car le financement de la justice sociale coûte cher,  il y a enfin la découverte du tiers-monde que certains attribuent aux échanges internationaux, Tout cela requiert des expédients comme le contrôle des changes, le blocage des mouvements de capitaux, les dévaluations, les normes restrictives. Et tout cela crée inflation et chômage. La science économique se met à l’heure keynésienne, qui n’est compatible qu’en économie fermée. Certes une certaine libération des échanges parvient à se développer entre les pays de l’OCDE, générant une croissance économique remarquable et inattendue, mais le compte n’y est pas. Un exemple significatif est celui du traité de Rome qui illustre le non-choix entre marché et plan : libre échange pour les produits industriels (disparition des tarifs douaniers y compris du Tarif Extérieur Commun), protectionnisme et planification pour les mines, l’énergie, l’atome, les transports, et surtout l’agriculture (« responsabilité communautaire » et politique agricole commune). Finalement les chocs pétroliers conduisent en 1974 à une rupture avec les politiques keynésiennes et la réaction libérale s’incarne avec l’ère Thatcher-Reagan. S’amorce alors la désagrégation du bloc communiste en Europe, au point que l’on peut croire à partir de 1991 et de la chute du mur de Berlin à « la fin de l’histoire » (Francis Fukuyama). La mondialisation aurait-elle achevé sa marche ? Peut-elle nourrir tous les espoirs ? 

2. La mondialisation en œuvre

Les espoirs ne sont pas vains, car la mondialisation a potentiellement toutes les vertus de l’économie de marché, qui elle-même appelle l’élargissement de l’espace des transactions.

La première vertu est la victoire de l’échange sur la capture. Le « doux commerce » (Montesquieu) est sans doute préférable à la guerre, aux invasions, à l’esclavage. Le contrat est préférable à la coercition : c’est ce qui différencie l’être humain des espèces animales. La loi du marché n’est pas celle de la jungle, elle est l’avantage commun de ceux qui passent librement un accord. Cette découverte anthropologique de l’École de Salamanque au 16ème siècle sera reprise par Adam Smith dans sa « Théorie des sentiments moraux » : l’être humain peut satisfaire ses besoins en comprenant les besoins des autres. L’empathie fait naître le contrat, chacun rend service à l’autre. Il n’y a rien de plus extraverti que le marché, que l’on voit trop souvent et à tort comme un simple reflet de l’égoïsme.

La deuxième vertu est la transmission du savoir : dans un espace restreint on ne peut connaître que peu de choses, l’innovation est très réduite et très lente. En revanche la richesse des nations (Adam Smith, 1776) vient du libre-échange (c’est ce que plaident aussi Turgot et les Physiocrates qui veulent supprimer les barrières douanières entre provinces françaises). Contrairement à une mauvaise interprétation de la « division du travail » évoquée par Smith, le libre échange mondial ne provient pas de la spécialisation de chaque pays dans une production particulière pour laquelle il aurait un « avantage comparatif ». Réduire la mondialisation à un troc entre deux pays échangeant deux produits (Angleterre et Portugal échangeant drap et vin chez Ricardo) est une double erreur. La première est que la « spécialisation » ne s’est pas accrue avec la mondialisation, bien au contraire tout le monde fabrique n’importe quoi, et aujourd’hui 70 % des échanges commerciaux sont des échanges « croisés » : les Français fabriquent des voitures qu’achètent les Allemands et réciproquement. Adversaire du libre-échange, Maurice Allais s’est lourdement trompé en pronostiquant que la France ne pourrait plus offrir que des parfums et de la haute couture et que c’en serait fini de notre agriculture. La deuxième erreur est de croire que le libre échange s’organise entre nations, entre États, alors que ce sont des personnes, des producteurs (entreprises) et des consommateurs (ménages) qui décident de contracter.

La troisième vertu est la concurrence qui oblige les entreprises à s’aligner sur celles qui font le mieux, et qui sollicite sans cesse l’innovation. La concurrence stimule les producteurs et les soumet aux choix des consommateurs. C’est « la machine à laver des entreprises » (Victoria Curzon-Price) : elles se délestent de tous les coûts inutiles. La concurrence stimule l’innovation : on ne peut conquérir ou conserver des parts de marché qu’en proposant des biens et services nouveaux. Ainsi la durée de vie des produits diminue-t-elle de sorte que les entreprises doivent toujours « être en avance d’une idée » : le talent d’entreprendre est celui d’être à l’écoute du marché, en alerte (« alertness » d’Israël Kirzner).

Les échanges mondiaux satisfont les besoins humains. La « société de consommation » tant décriée est une société de libre choix ; elle révèle les préférences et indique les priorités que la production doit satisfaire. Par contraste, la planification charge les gouvernements de faire les choix à la place de leurs sujets et les prive des progrès réalisés ailleurs. Voilà pourquoi la libération partielle des échanges a permis aux pays du tiers-monde de se développer au lieu de rester prisonniers de leur isolement et de leurs dictateurs. Qui aujourd’hui oserait encore soutenir que le commerce mondial crée la pauvreté ? Qui avait raison de Chirac prônant l’aide internationale (« aid, not trade ») ou de Clinton appelant le tiers-monde au commerce (« trade, not aid ») ? Mais il a fallu un demi-siècle pour s’affranchir de la propagande de la « détérioration des termes de l’échange » et du thème du néo-colonialisme, et pour prendre conscience du scandaleux socialisme afro-helvétique, pratique consistant à transformer l’aide aux peuples d’Afrique en virements sur les comptes ouverts en Suisse par leurs dictateurs. La Banque Mondiale elle-même vient de reconnaître que l’aide nourrit aujourd’hui la corruption dans le tiers monde.

En fait toutes ces vertus de la mondialisation se ramènent à une réalité que nos esprits contemporains ne réalisent pas encore : avec les nouveaux modes de transport, tant des idées et des capitaux que des marchandises, l’économie a cessé d’être « géonomique » (comme disait François Perroux, qui y croyait encore en 1960) : les êtres humains ont cessé de dépendre des ressources naturelles locales. Il est frappant de constater que les adversaires de la mondialisation sont devenus des nostalgiques des « territoires ». On peut comprendre cette nostalgie quand elle est culturelle et personnelle. Elle permet de connaître et de cultiver nos racines car les êtres humains ont besoin de savoir d’où ils viennent, où vivaient leurs familles – un besoin particulièrement fort pour les émigrés. Mais s’agissant de l’échange nous sommes désormais dans un espace sans frontière.  Une usine peut se délocaliser (y compris à l’intérieur d’un même pays) en quelques semaines, les biens et services peuvent venir de n’importe où. La mondialisation est une découverte. Les jeunes en ont conscience et n’hésitent pas à voyager, à s’expatrier pour leurs études, pour leurs loisirs, pour leur profession. Chaque année au moins un terrien sur sept, touriste, étudiant ou travailleur, aura quitté son pays (mais ce ne sera pas le cas en 2020), et deux terriens sur sept auront visionné des émissions de télévision du monde entier. Cette mondialisation permet de découvrir la diversité de l’humanité et de comprendre les autres peuples, les autres cultures (« intelligence » disent les anglo-saxons). En fin de compte quelle est la meilleure formule : déplacer librement des produits, des usines, des bureaux, des hôtels et des universités ou déplacer des hommes contre leur gré? Les thurifères du « patriotisme économique » s’exposent paradoxalement à l’immigration massive incontrôlable. On ne peut contenir des millions de personnes dans la misère parce que leur pays n’accède pas au marché mondial pour des raisons purement politiques. La mondialisation est une libération des peuples pauvres.

Rapprocher les hommes et les pays sans renier l’héritage du passé : voilà ce à quoi pourrait mener la mondialisation, voilà ses vertus si elle était à l’œuvre. Mais est-ce le cas ?

3.La mondialisation en question

Je ne suis pas naïf : les vertus de la mondialisation ne sont pas apparentes aujourd’hui, parce qu’elles ne sont guère mobilisées. Le libre-échange et l’économie marchande sont contrariés par l’économie politique : les États n’acceptent pas d’être éliminés par la mondialisation en marche et en œuvre.

En effet la mondialisation crée une concurrence non pas seulement entre producteurs mais aussi entre États. Les États ont voulu s’ingérer dans la production, le commerce, la finance, et depuis fort longtemps – on pourrait dire qu’en France c’est depuis toujours. La mondialisation est ressentie comme une atteinte à la souveraineté, ce qui vient de l’étranger échappe en grande partie à ce que veulent et pratiquent les gouvernants nationaux. Si nous appelons « institutions » les règles du jeu social en vigueur dans un espace considéré, la mondialisation instaure une concurrence institutionnelle entre espaces étatiques. Elle fait une comparaison révélatrice entre les systèmes juridiques, fiscaux, sociaux.

La tentation politique est d’imposer par décret une harmonisation pour éviter cette concurrence jugée déloyale et « dommageable » (« harmful », suivant l’expression de Madame Primarolo). Pour que la concurrence soit saine et bénéfique, il faudrait que les concurrents soient égaux : mêmes impôts, mêmes salaires, mêmes charges sociales, mêmes normes d’hygiène, de santé et de pollution. Il y a là un contresens évident : la concurrence est un concours ouvert et suppose la diversité, elle récompense l’excellence, elle exige de s’aligner sur le meilleur, et de devenir à son tour le meilleur.

Si la mondialisation est en question aujourd’hui, et à juste titre, c’est bien parce que les États ont voulu organiser les échanges mondiaux à leur manière. Certes le protectionnisme commercial a été atténué au cours des « rounds » successifs du GATT ; ces négociations, menées en général par une poignée de pays, ont progressivement débouché sur un très large désarmement douanier et la suppression des licences d’importation et des quotas grâce à la clause de la nation la plus favorisée, s’appliquant à tous les pays signataires du GATT. Mais tout aussi progressivement les États ont voulu davantage d’interventionnisme. Ils l’ont obtenu à travers des organisations comme l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, créée à la demande de la France) et les Nations Unies (CNUCED). Mais quel est le pouvoir de ces instances, quelles sont les sanctions encourues ? Très vite elles connaîtront le sort de toutes les organisations mondiales : dominées par les représentants d’une multitude de petits États pour la plupart protectionnistes, dirigées par des fonctionnaires internationaux impuissants, et sous influence des leaders mondiaux – la géopolitique y est bien présente. L’échec de cette « harmonisation » multilatérale a conduit les États à des accords régionaux, qui a priori devaient être plus équilibrés et durables : ALENA (Amérique du Nord), MERCOSUR (Amérique Latine, devenu ANASUR), COMESA (Afrique orientale et australe), ANASE (Asie du Sud Est). Les négociations entre les États-Unis et l’Union Européenne pour un Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement (TTIP) sont aujourd’hui l’objet d’oppositions sévères entre les deux camps, et les représailles sont régulièrement évoquées ou pratiquées. Donald Trump estime que même ces accords sont par nature mal respectés, car il y a toujours un des signataires qui décroche et ne joue pas le jeu. ; il ne veut connaître que les accords bilatéraux, à ses yeux mieux conformes à la responsabilité des signataires, et cette position flatte le traditionnel isolationnisme américain (doctrine de Monroe). Ainsi le système de droit commercial mondial multilatéral est-il en lambeaux ; tout est politisé. Naturellement les relations entre États-Unis et Chine, États-Unis et UE se sont durcies jusqu’à ce qu’on parle de « guerre économique ». 

Ce retour au protectionnisme a pris au cours des dernières années des formes plus subtiles, principalement avec la multiplication de normes diverses. Aujourd’hui la norme écologique est la plus efficace. La mondialisation économique est en compétition et en articulation avec la mondialisation écologique. Depuis l’existence des COP (Conférence Of Parties) destinées à mettre en œuvre la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) le système commercial est sous contrôle des groupes et partis écologiques du monde entier, et la surenchère protectionniste s’est accentuée.

Les crises de 2001 (11 septembre) et de 2008 (« subprimes ») ont également conduit à une vague protectionniste, au prétexte de lutte contre le terrorisme ou de relance de la croissance. Toutefois, depuis 2008 le clivage s’est nettement dessiné entre les pays qui ont misé sur la rigueur budgétaire et ceux qui ont gonflé déficits et dettes publiques. La comparaison entre l’Europe du Sud et celle du Nord est frappante. Dans ces conditions, les pays qui ont choisi la voie de la facilité ont fait perdre beaucoup de leur compétitivité à leurs nationaux, et le jeu électoral les a conduits à multiplier les mesures protectionnistes. Ils l’ont fait en toute sérénité, allant même jusqu’à reprocher aux autres leur manque de solidarité.

L’apparition de mesures protectionnistes a été d’autant plus facile que les liens entre la classe politique et les groupes de pression ont été étroits. Depuis des années, ce n’est plus le marché qui arbitre le jeu économique (à nouveau « international ») mais les mesures gouvernementales pour mettre grandes entreprises, corporations organisées et syndicats à l’abri de la concurrence étrangère. Le phénomène est devenu si courant qu’il porte désormais le nom de « capitalisme de connivence » (« crony capitalism »). Cela paraît être un jeu capitaliste, puisqu’il s’agit de garder rentables certaines activités ou certains acteurs qui auraient dû disparaître ou s’adapter à la sanction du marché, mais cette rentabilité factice a pour seule origine la rencontre des décideurs publics et des lobbyistes. Dans un pays comme la France la connivence est facilitée par le fait que les grandes sociétés sont administrées par des personnes naguère hauts fonctionnaires, entretenant des relations anciennes avec leurs collègues de l’ENA et des grandes écoles (Polytechnique ou NormaleSup de préférence) – la propagande populiste trouvera d’ailleurs là une fabuleuse aubaine :  la démocratie représentative discréditée par les scandales politico-financiers.

Ce néo-protectionnisme et ce crypto-capitalisme trouvent des alliés précieux dans les banques centrales qui se livrent à des manipulations monétaires et financières aberrantes. Le mauvais exemple est venu d’Alan Greenspan à la tête du Federal Reserve System. Il a mis en place le Quantitative Easing, c’est-à-dire des « accommodements » avec la règle d’or des monétaristes : ne pas accroître la masse monétaire au-delà de ce que le volume des transactions l’exige. Or, même, sous l’ère Reagan, « la FED » a créé une quantité de liquidités sans précédent pour soulager le Trésor américain lui-même en difficulté du fait de la dette publique des États-Unis. En d’autres termes les Américains ont réglé leurs dettes vis-à-vis du reste du monde en payant avec des dollars sans contrepartie réelle. Il va de soi que la FED a dû maintenir artificiellement un taux d’intérêt à un niveau très bas. Le mauvais exemple a été suivi par la Banque Centrale Européenne quand le « magicien » Mario Draghi a succédé à Jean-Claude Trichet, gestionnaire de l’euro plus rigoureux. La Banque d’Angleterre a également dévalué la Livre ou l’a laissé filer, notamment dans la période autour du Brexit. Enfin, et non le moindre, les Chinois eux-mêmes ont eu pour habitude de donner à leur monnaie (Yuan, à usage purement externe) une valeur tout à fait arbitraire, et en général sous-estimée pour faciliter leurs exportations ; c’est ce que Donald Trump a dénoncé, estimant que les performances mondiales de la Chine et le déficit américain s’expliquent par le dumping monétaire des Chinois.

Ces quelques exemples illustrent la distance qui sépare les relations économiques internationales d’un vrai libre échange mondial. Comme je l’ai déjà rappelé, la liberté économique exige le respect des règles du jeu marchand : pas de protection, pas de privilège, pas de subvention. Seuls les prix et les profits, libres et flexibles, guident les choix économiques. Prix et profits obéissent eux-mêmes aux préférences des clients et aux possibilités des entreprises. Quand il y a libre échange les ajustements du marché résultent de décisions micro-économiques, et non du désir d’atteindre des objectifs macro-économiques prédéterminés.

Le vrai problème aujourd’hui est celui de l’après crise : va-t-on continuer à s’en remettre aux dirigeants politiques pour gérer les échanges internationaux ? Si c’est le cas il sera difficile de mettre fin aux dérives actuelles de la mondialisation.

4. La mondialisation en perspective

En effet lacrise sanitaire nous interroge sur la place que la politique tiendra désormais dans les pays libres. La réponse n’est pas simple, car s’il y a eu une poussée de pouvoir dans presque tous les pays du monde – au point que je n’hésite pas à parler de « pandémie politique » – certains pays mettront rapidement fin aux dispositions exceptionnelles prises dans un contexte exceptionnel.

Je ne dispose pas d’une boule de cristal et je ne maîtrise pas l’art de la géopolitique. Mais quelques évolutions pour les mois à venir peuvent être raisonnablement avancées. Les feux de la rampe géopolitique sont sur les deux grandes puissances qui s’affrontent aujourd’hui. Les États-Unis sont en campagne électorale.L‘isolationnisme et le patriotisme plaisent toujours aux électeurs d’Outre Atlantique. C’est la chance de Donald Trump. Il se présente comme le seul politicien américain capable de tenir tête aux Chinois. Car ce sont bien les Chinois qui détiennent aujourd’hui la clé de la mondialisation. Le Parti Communiste n’a pas relâché son emprise sur le peuple, la reconquête de Hong Kong est toujours une priorité. La crise a confirmé l’opacité et la rigidité du système. L‘économie chinoise a sans doute tiré vers le haut les chiffres de la croissance mondiale, mais avec des procédés contraires aux règles les plus élémentaires de la concurrence. L’accueil réservé aux investissements et aux entrepreneurs étrangers ne doit pas faire illusion : le partenariat est à sens unique, et ne saurait être un signe de libéralisation du régime. Mais pour autant les Chinois ne sont pas autonomes : ils ont besoin de marchés extérieurs, et ils sont les premiers importateurs de pétrole et de matières premières. Ils croient s’affranchir de leurs obligations en dévaluant le yuan, mais est-ce une protection durable ?

S’agissant des États européens ils n’ont aucun poids politique actuellement. Le Brexit a rapproché le Royaume Uni des États-Unis ; l’opposition entre le Nord et le Sud ôte toute vigueur à l’Union Européenne, elle-même empêtrée dans sa bureaucratie jacobine. La proposition Merkel-Macron de laisser la Commission européenne emprunter 500 milliards va-t-elle changer sa chance de survie ? Quant à l’euro son avenir est compromis par la volonté de Madame Lagarde de financer massivement de grands investissements, notamment pour accélérer la transition énergétique. Enfin il est difficile de connaître le comportement des dictateurs en place à Moscou et Ankara.

D’autres inconnues demeurent, qui risquent de peser à court terme. Il est difficile de faire un pronostic sur l’impérialisme et le terrorisme islamiques, dont le foyer le plus ardent est l’Iran. La lutte entre chiites et salafistes est loin de se régler ; les Saoudiens et les pays du Golfe sont confrontés à la crise pétrolière aggravée par la décroissance mondiale et les dissensions au sein de l’OPEP. Il est vraisemblable que tout ralentissement durable du commerce mondial serait une rude épreuve pour les pays émergents comme l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud.

Au total, les décideurs politiques me semblent n’avoir guère intérêt à aller plus loin dans leur protectionnisme commercial. Il est plutôt rassurant que le G 20 réuni en Arabie Saoudite le 13 mai dernier ait affirmé à nouveau son hostilité à toutes mesures protectionnistes. Mais s’agit-il seulement d’un vœu pieux ?

Je ne le pense pas. Même très mal disciplinée et empoisonnée par le dirigisme croissant des États, la mondialisation a quelque trente ans d’existence, et le libre échange a fait sa route dans les pays occidentaux depuis quarante ans. Même si l’opinion publique n’en a pas toujours conscience, la mutuelle dépendance des entreprises du monde entier est un fait incontestable, sans commune mesure avec ce qui se passait entre les deux guerres mondiales. Les producteurs et les commerçants ont pris l’habitude de vivre en flux tendus, le coût et la vitesse des transports ayant spectaculairement diminué. Les délocalisations sont quotidiennes, même à l’intérieur des pays. Parallèlement, le progrès technique ne se confine pas à l’intérieur des frontières d’un seul pays, fût-il les États-Unis. Donc, on peut se protéger contre les Chinois, mais pas contre les innovations incessantes. La transmission des innovations ne se fait pas, comme on le dit, par une « chaîne de valeur » – expression qui signifie à peu près la division internationale du travail, une chaîne que les souverainistes veulent briser pour rapatrier la totalité du processus marchand. Mais les innovations se diffusent en réseaux. Tandis qu’une chaîne se brise, cassant net tout le processus, un réseau encombré se répare rapidement et une solution alternative se présente rapidement. En d’autres termes on peut difficilement pronostiquer un retour pur et simple à un protectionnisme généralisé, quoi qu’en disent et quoi qu’en veuillent les gouvernants qui désirent se rendre populaires en prétendant sauver leurs nationaux du risque de la concurrence.

Je crois donc probable que la mondialisation, bien que cahotante, résistera aux stupidités constatées dans la gestion de la « crise sanitaire » (dont on mesurera avec le recul du temps l’exagération et l’aggravation par la plupart des pouvoirs en place). L’économie de marché s’orientera nécessairement vers la mondialisation. Il y faudra sans doute du temps, et il faudra aussi que certaines conditions soient remplies : 

  • La première est que la peur du virus déclinante ne soit pas relayée par la peur écologique, qui s’est faite discrète pendant quelques mois, bien que les Verts n’aient pas hésité à lier virus et changement climatique, virus et société de consommation, virus et capitalisme. La pression des Verts met les États en devoir d’intervenir dans tous les domaines de la vie publique et privée.
  • La deuxième condition est que les pays économiquement vertueux à ce jour ne sombrent pas dans la tentation d’une relance keynésienne échevelée. La vertu économique, comme je l’ai rappelé, consiste à accepter les règles du marché, à rechercher la compétitivité, notamment par l’allègement des interventions de l’État : politique de l’offre, baisse des dépenses publiques, fiscalité incitative, limites du pouvoir syndical, privatisations dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement, de la culture, etc.
  • La troisième est de renoncer aux constructions politiques artificielles, et en particulier de cesser de vouloir faire de l’Union Européenne une entité politique centralisée alors qu’elle n’a d’autre utilité que d’ouvrir un espace de libre échange.
  • La quatrième, et à mes yeux la plus fondamentale, est de retrouver les vertus morales qui vont de pair avec la liberté : l‘esprit de service, le sens des responsabilités, le goût de l’effort et du partage, le respect des autres, la tenue de ses engagements. Les indices de développement humain n’ont cessé de croître au cours des trente années de mondialisation. Il est absolument nécessaire de continuer l’œuvre d’éducation et d’instruction dans toutes les nations, y compris les plus développées. Il est plus facile d’accroître la richesse des nations en quelques années que d’apprendre aux hommes le bon usage de la richesse ; la mondialisation, promesse de paix et de compréhension entre les peuples, serait de nature à hâter ce progrès humain. L’histoire et la science le prouvent : le progrès n’est ni collectiviste, ni socialiste, il est personnel et libéral.

* Je remercie sincèrement Madame Victoria Curzon-Price, professeur à l’Université de Genève, présidente de la Société du Mont Pèlerin (2010-2012), pour les conseils savants et importants qu’elle m’a donnés.

Jacques Garello est professeur émérite de l’Université Aix-Marseille. Président de l’ALEPS de 1978 à 2015, il publie depuis 1981 La Nouvelle Lettre, hebdomadaire. Il a été l’un des créateurs du groupe des Nouveaux Économistes (1977) et a organisé 38 Universités d’Été de la Nouvelle Économie à Aix en Provence.
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Journal des Libertés

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