1723. Il y a trois cents ans naissait dans la petite ville écossaise de Kirkcaldy celui que j’appellerais volontiers le prince des sciences humaines, Adam Smith. « Prince des sciences humaines » car à aucun instant de ses longues réflexions il n’a oublié que son sujet d’analyse était l’être humain et que pour comprendre l’humain il faut tenter de le saisir dans toute sa richesse et toute sa complexité.
C’est à partir de cette connaissance de l’humain qu’il a pu si brillamment nous éclairer sur nos comportements au sein d’un groupe, d’une communauté, et sur l’évolution des règles de « juste conduite » – tel était en effet le thème de son premier best-seller, La Théorie des Sentiments Moraux, 1759. C’est à partir de cette même connaissance de l’humain que Smith, quelques années plus tard, a pu mettre en évidence les ressorts de la richesse, ou comment accroître nos capacités à satisfaire nos besoins – dans son célébrissime opus Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1976. La force de la pensée de Smith, ce qui en fait aussi sa pertinence, est de bien connaître l’homme, ses qualités, ses capacités créatrices mais aussi ses faiblesses. Et c’est ce qui le conduisit à préférer « le système de la liberté naturelle » à tout autre système de vie en société.
Ce « système de la liberté naturelle » Smith ne l’a pas inventé. Il est le fruit d’un long processus d’essais et d’erreurs ; d’une concurrence institutionnelle qui a eu pour théâtre principal l’occident chrétien. Il s’articule autour de la propriété, des droits de la personne et d’un gouvernement limité. Bien entendu ce système n’est pas parfait – rien n’est parfait en ce monde – mais il convient à notre « espèce » ; il permet de faire fructifier nos talents, grands et petits, il nous invite à coopérer et facilite cette coopération et, très important, il endigue notre capacité de nuisance. C’est ce système de la liberté naturelle qui a permis « le grand enrichissement » de l’occident à partir du XVII° jusqu’à nos jours – je reprends ici l’expression de l’économiste historienne, Deirdre McCloskey.
Cela étant, puisqu’aucun système n’est parfait il en est ainsi du système préconisé par Adam Smith et il n’est donc pas déraisonnable, a priori, de chercher à l’améliorer. C’est d’ailleurs, plus ou moins, ce à quoi se sont essayés tous les penseurs, intellectuels, philosophes et autres économistes depuis Adam Smith. L’effort est légitime. D’autant plus légitime que, nous le savons, les systèmes ne sont jamais figés. Le droit, par exemple, est vivant : même s’il suit des principes généraux, il doit s’ajuster, s’adapter à un monde que nous réinventons sans cesse. Malheureusement, l’histoire nous a enseigné que l’amélioration que l’on désire apporter au système peut vite mettre ce dernier en péril, pour peu que l’on perde de vue la nature de l’être humain. (Sans parler de ceux qui voudraient que l’homme s’adapte au système qu’ils appellent de leurs vœux plutôt que de rechercher un système qui convienne à l’homme.)
Le numéro vingt du Journal des libertés – printemps 2023 – revient justement sur certains épisodes récents de notre histoire qui, lus à la lumière de la sagesse de Smith, illustrent parfaitement comment l’aveuglement de nos élites, leur orgueil, menace le futur de notre société. Ainsi Jean-Pierre Chamoux nous offre-t-il une analyse « à chaud » de la faillite de FTX et de son fondateur ambitieux, Sam Bankman-Fried ; épisode où l’on voit s’exprimer à la fois, le génie, la créativité mais aussi la déraison qui conduit à la chute. Pourtant, la leçon que J.P. Chamoux tire fort justement de cet épisode n’est pas, contrairement à ce que beaucoup aurait attendu, qu’il est urgent de limiter davantage les libertés dont jouissent les acteurs du secteur financier, mais plutôt qu’il est normal et essentiel que chacun assume les risques qu’il prend sans faire payer aux autres les conséquences de leur orgueil démesuré. François Facchini aborde quant à lui l’une des marottes de nos intellectuels contemporains : réaliser l’égalité des chances et des revenus en alourdissant les droits de succession. Voici une parfaite illustration de la démarche consistant à imaginer un monde que l’on pense (sans l’avoir expérimenté) meilleur et à sacrifier des libertés essentielles – en l’occurrence la propriété – pour y parvenir. Mais, justement parce qu’elle fait fi d’une dimension essentielle de l’être humain, cette marche forcée vers l’égalité a toutes les chances de nous rapprocher d’un enfer ainsi que l’explique F. Facchini.
Les plus courageux des lecteurs du Journal se lanceront dans le texte, plus austère bien qu’adouci par des références historiques passionnantes, de George Selgin. Et leurs efforts seront récompensés car plusieurs enseignements majeurs peuvent en être tirés. Le premier, le plus direct, est que nos choix politiques successifs – ou tout simplement notre passivité ! – font que nous vivons à présent avec un système monétaire des plus instables. Le deuxième enseignement est que l’État a utilisé, pour mettre en place ce système pervers, sa stratégie préférée : dans un premier temps il clame – sur la base de rumeurs plus que de faits – l’instabilité et le danger d’un monde libre (en l’occurrence celui de la banque libre) et ensuite il se présente comme l’unique rempart contre toutes ces catastrophes supposées inévitables (en l’occurrence le rempart consiste à monopoliser l’émission de monnaie, réglementer les banques, rendre obligatoire l’assurance des dépôts et octroyer à la banque centrale toutes sortes de privilèges). G. Selgin nous explique en quoi cette stratégie est illégitime car reposant sur une lecture déformée de l’histoire, un mythe. Mais la contribution la plus originale de son analyse est peut-être ailleurs. Il nous explique en effet dans ce texte de quelle façon la science économique – en tous cas, une certaine science économique – est venue prêter main forte aux ambitions des États en la matière. De fait, deux économistes, Diamond et Dybvig, se sont vu remettre la plus haute distinction dans leur discipline (le « prix Nobel ») pour avoir prétendument démontré la nécessité de ce rempart dressé par la force publique. Pour montrer l’erreur de ces économistes de renom, George Selgin nous prend par la main et nous fait en quelque sorte pénétrer dans leur modèle, leur monde. Et, justement, nous y découvrons un monde qui s’éloigne dangereusement de la réalité, où les individus sont des robots, incapables de chercher ou simplement de mettre en place les innovations contractuelles qui leur permettraient de mieux gérer les risques, incapables de discerner. Un monde construit de telle façon que les individus laissés libres risquent gros et que l’État soit en mesure de nous protéger de tous ces malheurs. (Un autre article de ce numéro, celui de David Stadermann et Rainer Eichenberger, revient précisément sur cette hypothèse d’infaillibilité de l’Etat.)
Il ne s’agit pas ici, pas plus que dans l’article de G. Selgin, de dresser un procès contre la modélisation. Lorsque l’on cherche à comprendre et expliquer une réalité complexe, il est normal d’aller à l’essentiel et d’omettre délibérément de nombreux détails. Mais il faut prendre garde de ne pas oublier l’essentiel ! Or, force est de constater que la science économique que nous proposent ces brillants économistes – et, dans une large mesure, la science économique de ces deux derniers siècles, à quelques belles exceptions près – n’est plus une science humaine car elle a tout simplement oublié ce qu’est l’être humain, avec toutes ses forces et ses faiblesses.
Sans doute la grande chance de Smith a-t-elle été d’être philosophe avant d’être économiste. Il est grand temps de retourner sur les pas de Smith pour éviter de nouvelles catastrophes et saisir de nouveau tous les mérites du « système de la liberté naturelle ».