* Ce titre fait allusion Ă  l’ouvrage de Jasay, Justice and its Surrondings, qui n’a pas Ă©tĂ© traduit en français mais pourrait l’ĂȘtre sous le titre « La justice et son univers Â».

Le 23 janvier 2019, Ă  l’ñge de 93 ans, dĂ©cĂ©dait Anthony de Jasay, un « FrĂ©dĂ©ric Bastiat Â» de notre temps[1]. Bien que vivant en France depuis 1962 et communiquant en français pour le besoin de ses affaires quotidiennes, Jasay s’est plus frĂ©quemment adressĂ© Ă  son public anglais qui Ă©tait plus large que son public français. Cela, couplĂ© Ă  des vues anti-Ă©tatistes, peut expliquer que le travail de Jasay soit plutĂŽt sous-apprĂ©ciĂ© dans son pays de rĂ©sidence[2].

A l’instar de Bastiat Ă  qui l’on doit des concepts comme celui du « chemin de fer nĂ©gatif [3]» — une voie ferrĂ©e faite exclusivement de dĂ©tours destinĂ©s, au nom de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, Ă  protĂ©ger les voies et moyens de transport traditionnels — Jasay Ă©tait maitre dans l’art d’aller au cƓur de problĂšmes complexes. MĂȘme les esprits les plus difficiles Ă  impressionner se souviendront de cette affirmation : « une constitution est pareille Ă  une ceinture de chastetĂ© dont la dame dĂ©tiendrait la clĂ© Â». Mais un lectorat international d’érudits se souviendra de Jasay non seulement pour ses « bons mots Â», mais surtout comme l’auteur de livres importants explorant les relations entre l’État et l’individu.

Ceux qui ont eu le plaisir de nouer des relations personnelles avec lui garderont le souvenir d’un gentleman poli et, comme moi, chĂ©riront ce souvenir[4]. Mais ici ce n’est pas son jeune ami — qualificatif qui dans mon groupe d’ñge est un concept tout relatif — qui s’adresse Ă  vous, mais plutĂŽt l’éditeur de plusieurs volumes de ses ƒuvres complĂštes et le tĂ©moin des trente derniĂšres annĂ©es de sa carriĂšre intellectuelle. Puisqu’à mon grand regret je ne suis pas francophone, j’apprĂ©cie beaucoup qu’Ă  l’initiative de Pierre Garello mon texte initialement rĂ©digĂ© en anglais ait pu ĂȘtre traduit dans la langue maternelle de Bastiat mais aussi dans la langue de l’Ă©pouse française bien-aimĂ©e de « Tony Â», Isabelle. J’espĂšre que cette traduction invitera d’autres Ă  dĂ©couvrir les Ă©crits de ce grand philosophe du monde.

Un philosophe du monde libéral

Lorsqu’en 1953 Robert Heilbroner faisait pour la premiĂšre fois rĂ©fĂ©rence aux « philosophes du monde »[5], c’était pour dĂ©signer les auteurs classiques de l’économie politique (Heilbroner 2011). Jasay mĂ©rite lui aussi ce titre de « philosophe du monde Â» non seulement parce qu’il Ă©tait lui-mĂȘme Ă©conomiste, mais aussi parce qu’il Ă©tait un philosophe politique qui avait su garder les pieds sur terre. NĂ© en 1925 dans une famille de la noblesse terrienne hongroise, il avait entamĂ© des Ă©tudes d’ingĂ©nieur agronome lorsque les communistes prirent le pouvoir. ÉmigrĂ© en Australie, il suit alors des cours du soir Ă  l’UniversitĂ© pour apprendre l’économie tout en travaillant durant la journĂ©e. GrĂące Ă  ces cours et grĂące Ă  sa lecture des Ă©crits d’Alfred Marshall, il obtient une bourse qui lui permet de rejoindre l’Angleterre oĂč il deviendra quelque temps plus tard chargĂ© de cours d’économie au Nuffield College d’Oxford. MalgrĂ© des publications dans des revues acadĂ©miques de haut niveau (par exemple, Jasay 1958), les perspectives de carriĂšre Ă  l’Ă©poque ne rĂ©pondaient pas aux aspirations de Jasay qui, en 1962, choisit de quitter l’universitĂ© pour se lancer dans la banque d’investissement en France. AprĂšs son passage dans le secteur bancaire, il prend sa retraite alors qu’il n’est qu’au milieu de la cinquantaine et se fixe en Normandie pour se consacrer Ă  ces activitĂ©s intellectuelles qui l’intĂ©ressaient au plus haut point.

En 1985 il publie The State. Cet ouvrage va immĂ©diatement faire de lui un « philosophe-Ă©conomiste Â» libĂ©ral de premier plan (Jasay, 1998). Ce premier livre d’un « jeune homme de 60 ans Â» a fait l’effet d’un coup de tonnerre qui frappe Ă  l’improviste. James M. Buchanan, qui mieux que quiconque Ă©tait au fait des derniĂšres avancĂ©es dans le domaine de la « philosophie Ă©conomique Â», profondĂ©ment perplexe de ne jamais avoir entendu parler de l’auteur d’un livre qu’il estimait de premiĂšre classe, fut le premier Ă  battre tambour[6].  En 1986, alors que je rendais visite Ă  Buchanan alors au Center for Study of Public Choice (Fairfax, Virginie), mes oreilles auraient dĂ» ĂȘtre sensibles aux multiples rĂ©fĂ©rences faites Ă  cet ouvrage. Malheureusement, je ne prĂȘtais pas attention Ă  « ce que disait l’ancien Â», et ce n’est que plus tard, lorsque Buchanan m’incita Ă  faire le compte rendu du deuxiĂšme livre de Jasay — Social Contract, Free Ride : A Study of the Public Goods Problem (Jasay 1989) — que j’ai Ă  mon tour attrapĂ© le virus. Ce compte rendu me permit d’entretenir un contact personnel avec Jasay et, aprĂšs avoir coĂ©ditĂ© ses Ɠuvres complĂštes de James Buchanan (Buchanan 1999) pour le Liberty Fund[7], j’ai commencĂ© Ă  rassembler et Ă©diter des articles et essais d’Anthony de Jasay pour cette mĂȘme institution.

Mon propre parcours intellectuel n’a d’intĂ©rĂȘt ici que pour expliquer pourquoi j’ai choisi de prĂ©senter la philosophie politique anti-Ă©tatiste d’Anthony de Jasay Ă  la lumiĂšre des « fondements logiques de la dĂ©mocratie constitutionnelle [8]» tels que les a posĂ©s Buchanan. En situant de la sorte Jasay sur la carte intellectuelle de la pensĂ©e politique libĂ©rale moderne, j’espĂšre parvenir Ă  introduire quelques-unes de ses idĂ©es essentielles tout en apportant un Ă©clairage nouveau sur l’éternelle tension entre les idĂ©aux d’autonomie individuelle et de dĂ©mocratie ; tension omniprĂ©sente dans la pensĂ©e politique libĂ©rale occidentale.

L’anti-contractualisme de Jasay contre le contractualisme de Buchanan

Buchanan et Jasay — tous deux des « libĂ©raux classiques Â» et non pas des « sociaux-dĂ©mocrates Â» si l’on se rĂ©fĂšre Ă  une terminologie Etats-Unienne — sont convaincus que l’action de l’État doit ĂȘtre contenue. Dans la logique de Buchanan, une dĂ©mocratie constitutionnelle confie conceptuellement l’autoritĂ© ultime en matiĂšre de fabrication des rĂšgles Ă  la dĂ©cision collective de tous les membres du « demos Â» — avec toutefois une touche individualiste. Pour Buchanan en effet un État « constitutionnellement dĂ©mocratique Â» est lĂ©gitime dans la mesure oĂč ses rĂšgles — et les institutions Ă©tatiques qui les incarnent — ont leur origine dans un consentement unanime qui procĂšde selon des rĂšgles, le tout dans l’ombre d’un droit de veto individuel. Dans sa critique de Buchanan, Jasay souligne que cette mĂ©thode consistant Ă  dĂ©crire ce qui, par sa nature mĂȘme, est coercitif — l’exercice du pouvoir de l’État — « comme si Â» cela rĂ©sultait d’un consentement unanime empĂȘche toute stigmatisation de l’action publique. Elle tend Ă  abaisser les dĂ©fenses des personnes soumises au pouvoir coercitif de l’État et ouvre ainsi la voie Ă  l’acceptation de politiques Ă©tatiques expansionnistes.

Buchanan entend contribuer de maniĂšre constructive Ă  l’amĂ©lioration de la « dĂ©mocratie constitutionnelle Â» en dotant, de façon thĂ©orique, les individus d’un droit de veto, puis en exposant les consĂ©quences pour notre Ă©valuation des institutions Ă©tatiques d’une telle perspective dĂ©mocratique qui se veut respectueuse des individus. Il pense qu’en regardant ainsi le monde politique les thĂ©oriciens — et indirectement les citoyens ordinaires — seront conduits Ă  former des opinions politiques bienveillantes Ă  l’égard de la protection des libertĂ©s individuelles par l’Etat tout en tenant compte de la nĂ©cessitĂ© d’une action collective en son sein.

Jasay, de son cĂŽtĂ©, pense qu’il est nĂ©cessaire de faire prendre conscience de la nature coercitive de l’exercice du pouvoir de l’État, qui n’est pas fondĂ© sur le consentement. C’est lĂ  selon lui l’une des tĂąches essentielles de la thĂ©orie politique. Cultiver l’idĂ©e selon laquelle l’autodĂ©termination individuelle est supĂ©rieure Ă  la possibilitĂ© de prendre part Ă  la prise de dĂ©cision collective est, selon lui, la meilleure façon d’exprimer son respect pour l’autonomie individuelle. Cette tĂąche, ainsi que celle consistant Ă  dĂ©noncer les usages alternatifs de pouvoirs fonciĂšrement coercitifs, sont les contributions premiĂšres de la philosophie politique.

Deux camps chez les libéraux

Bien que quelques universitaires, notamment Michael Munger, aient soulignĂ© les mĂ©rites et les relations Ă©troites qu’entretiennent les approches de Jasay et de Buchanan, la plupart des libĂ©raux engagĂ©s dans cette rĂ©flexion prend parti pour l’une ou l’autre des deux positions. D’un cĂŽtĂ© l’on retrouve les constructivistes contractualistes qui sont impressionnĂ©s par les mĂ©rites et les chances des dĂ©mocraties constitutionnelles de type occidental fonctionnant dans le cadre de l’état de droit [rule of law]. A l’instar de Buchanan, ils s’attachent avant tout Ă  justifier la structure de base et les limites du gouvernement dans une dĂ©mocratie constitutionnelle. D’un autre cĂŽtĂ©, se regroupent ceux pour qui tout gouvernement « limitĂ© Â» a tendance Ă  devenir illimitĂ©. Bien qu’ils souscrivent gĂ©nĂ©ralement Ă  l’affirmation laconique de Buchanan « Mieux en Occident ! Â», ils se mĂ©fient non seulement de la possibilitĂ© que la dĂ©mocratie constitutionnelle devienne illimitĂ©e — un risque dont les partisans du contractualisme Ă  la Buchanan sont parfaitement conscients ; mais ils croient aussi pour la plupart d’entre eux — et comme de Jasay — qu’en recherchant la source du lĂ©gitime, tant en thĂ©orie politique qu’en politique, dans les mĂ©canismes de la prise de dĂ©cision dĂ©mocratique, on court le risque de biaiser sĂ©rieusement l’Ă©valuation de la politique quotidienne en faveur de l’intervention gouvernementale. Ces libĂ©raux craignent qu’en dĂ©crivant les pouvoirs des gouvernements dĂ©mocratiques « comme si Â» ils Ă©taient fondĂ©s sur le consentement, on ne subvertisse Ă  long terme une attitude critique envers la coercition Ă©tatique qu’ils considĂšrent comme nĂ©cessaire au maintien durable d’un gouvernement limitĂ©[9]

Sur la question des mĂ©rites relatifs des vues libĂ©rales avancĂ©es par mes deux amis dĂ©funts, je suis « dĂ©cidĂ©ment indĂ©cis Â». Avec Jasay, je partage le rejet du contractualisme en gĂ©nĂ©ral — y compris la variante communautaire ou dĂ©mocratique que Buchanan a dĂ©veloppĂ©e conjointement avec Gordon Tullock dans leur Calculus of Consent (Buchanan et Tullock, 1962). Avec Buchanan, je reste sceptique sur les chances de succĂšs de Jasay lorsqu’il cherche Ă  apporter une solution au « problĂšme des biens publics Â» en gĂ©nĂ©ral et au « problĂšme hobbesien de l’ordre[10] Â» en particulier en termes d’auto-assistance interindividuelle. Certes l’État, y compris sous la forme d’une dĂ©mocratie constitutionnelle, peut avoir une tendance innĂ©e Ă  transcender les rĂšgles qui lui sont imposĂ©es dans le but de limiter son action lĂ©gitime, mais l’anarchie ordonnĂ©e que Jasay envisage peut elle aussi ĂȘtre violemment perturbĂ©e Ă  tout moment.

Ainsi que le montre une riche littĂ©rature — aujourd’hui largement empirique[11] — les dĂ©mocraties constitutionnelles occidentales ont rĂ©ussi Ă  contenir la violence dans la sociĂ©tĂ©, y compris la violence exercĂ©e par l’État et Ă  travers lui, mieux que toute autre alternative organisationnelle connue. Pour autant, l’accent mis par Jasay sur le rĂŽle des opinions qui soutiennent ou au contraire sapent les institutions politiques est d’une importance particuliĂšre compte tenu de l’accumulation de preuves en faveur de l’organisation dĂ©mocratique constitutionnelle : l’observation de notre vie politique confirme qu’une reconnaissance naĂŻve de la lĂ©gitimitĂ© de la prise de dĂ©cision dĂ©mocratique est l’un des plus grands risques pour l’État de droit dans une dĂ©mocratie constitutionnelle de type occidental. En tant qu’adeptes du mode de vie occidental, nous ferions bien d’écouter Jasay lorsqu’il nous rappelle qu’une rĂšgle dĂ©mocratique de reconnaissance qui nous incite Ă  considĂ©rer les dĂ©cisions dĂ©mocratiques comme intrinsĂšquement lĂ©gitimes peut en fait se transformer en une rĂšgle de soumission qui facilite l’exercice discrĂ©tionnaire du pouvoir de l’État dans une dĂ©mocratie constitutionnelle.

L’encadrement de l’État par Jasay

L’État peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le dĂ©veloppement d’un argument ad hominem adressĂ© Ă  ses lecteurs. ConsidĂ©rant l’État, un rĂ©seau d’institutions, « comme s’il s’agissait d’une personne avec un esprit Â» (introduction Ă  la deuxiĂšme Ă©dition), Jasay commence son livre par la question suivante : que feriez-vous si vous Ă©tiez l’État ? En rĂ©pondant Ă  la question nous aurons tendance Ă  adopter la perspective d’un despote bienveillant. Nous commencerons Ă  penser comme si nous pouvions fixer les rĂšgles du jeu de la vie et dĂ©placer les individus comme des pions sur un Ă©chiquier. Bien que nous sachions tous qu’en tant qu’individus nous ne sommes pas « l’État Â», nous sommes enclins Ă  songer Ă  ce qui, dans l’idĂ©al, serait bien ou mal comme si nous Ă©tions aux commandes et que nous pouvions faire bouger la sociĂ©tĂ© selon « notre Â» bon vouloir. Bien que nous soyons tous conscients de la remarque de Lord Acton selon laquelle « le pouvoir tend Ă  corrompre et le pouvoir absolu Ă  corrompre absolument Â», nos pensĂ©es sont corrompues par des fictions universalistes qui nĂ©gligent le pluralisme dominant dans le monde rĂ©el des interactions humaines.

Dans ses Ă©crits, Jasay s’indigne frĂ©quemment de la sanctification de certaines opinions faisant rĂ©fĂ©rence Ă  un accord universel, Ă  des normes Ă©thiques universelles, des droits politiques universels, etc. Mais Ă  ses yeux, les intentions qui s’expriment Ă  travers la fiction d’un possible consensus dĂ©mocratique universel sont particuliĂšrement dangereuses. Elles fournissent le terreau fertile dans lequel les opinions qui facilitent la croissance de l’État s’Ă©panouiront. Et cela se fera indĂ©pendamment du fait que les gens qui ont de telles opinions croient ou non exprimer des vĂ©ritĂ©s normatives objectives.

Inventer le bien et le mal

Comme la plupart des philosophes du monde, Buchanan et Jasay rejettent toute prĂ©tention Ă  une connaissance objective du bien et du mal en matiĂšre pratique. Bien que certains de leurs adeptes autoproclamĂ©s croient aux revendications du savoir telles qu’avancĂ©es en particulier par les thĂ©oriciens traditionnels des droits naturels, pour Buchanan et Jasay les normes du bien et du mal, du bon et du mauvais, etc. ne sont pas des caractĂ©ristiques de l’univers qui peuvent ĂȘtre « dĂ©couvertes Â» par les mĂ©thodes habituelles de l’enquĂȘte[12].  De plus, mĂȘme si certaines personnes peuvent ĂȘtre convaincues que certaines formes institutionnalisĂ©es de comportement devraient exister, ni la conviction ni la prĂ©tention sous-jacente Ă  la connaissance ne suffira Ă  apporter dans le monde les expressions comportementales de cette « connaissance prescriptive Â»[13]. Comme Jeremy Bentham l’a dit laconiquement dans sa discussion sur les « erreurs anarchiques Â»: « La revendication d’un droit n’est pas plus un droit que la faim n’est du pain. Â» (Bentham 1843)

Pensons Ă  l’exemple familier des rĂšgles de circulation. Historiquement, les gens sont tombĂ©s sur des conventions locales concernant le droit de passage sans ĂȘtre guidĂ©s par une connaissance prĂ©alable du « bon ‘droit de passage’ Â». Sans surprise, jusqu’Ă  la fin du XVIIIĂšme siĂšcle, l’Europe a Ă©tĂ© un patchwork de municipalitĂ©s et de rĂ©gions oĂč, pour certaines d’entre-elles, la conduite Ă  droite Ă©tait accidentellement devenue « la bonne chose Ă  faire Â» alors que dans d’autres localitĂ©s, les gens devaient conduire Ă  gauche selon les pratiques locales Ă©tablies. Compte tenu de cette diversitĂ©, Buchanan et Jasay admettraient tous deux que l’« harmonisation Â» des rĂšgles a des effets positifs, mais rejetteraient une « imposition napolĂ©onienne Â» de rĂšgles uniformes, mĂȘme si c’est pour des raisons sensiblement diffĂ©rentes.

Le critĂšre d’unanimitĂ© tel que l’utilise Buchanan suppose qu’un changement de rĂšgles ne puisse ĂȘtre lĂ©gitime que dans la mesure oĂč il amĂ©liore la situation de tous. Pour ce faire, on doit ĂȘtre en mesure de compenser les coĂ»ts de la transition vers la nouvelle rĂšgle qui incombent Ă  ceux qui doivent changer leurs habitudes[14]. Cependant, cette exigence d’une compensation permettant d’atteindre, suite Ă  un changement de rĂšgles, un Ă©tat Pareto-supĂ©rieur (c’est-Ă -dire, dans lequel le bien-ĂȘtre de chacun est amĂ©liorĂ© par rapport Ă  la situation engendrĂ©e par la rĂšgle prĂ©cĂ©dente) appelle une justification. Il semble bien ici que Buchanan, bien qu’adepte autoproclamĂ© des conceptions hobbesiennes de l’Ă©tat de nature, impose ses contraintes contractuelles pour l’Ă©tablissement de rĂšgles lĂ©gitimes, en contradiction avec sa propre hypothĂšse hobbesienne selon laquelle, avant l’ascension de l’ordre social aucune contrainte normative n’existait (Buchanan 1975).

D’un point de vue relativiste, la rĂšgle par laquelle Buchanan entend accrĂ©diter les productions de lois et de rĂšglements constitutionnellement dĂ©mocratiques n’est pas une convention qui serait endogĂšne au jeu de pouvoir hobbesien. En tant que contrainte universelle, elle s’apparente davantage Ă  un Ă©quivalent fonctionnel de la loi naturelle. Contrairement Ă  une pluralitĂ© de « rĂšgles locales Â», elle s’apparente plutĂŽt Ă  l’imposition napolĂ©onienne, de l’extĂ©rieur, d’une contrainte uniforme sur tous les droits de passage.

Pour Jasay, il ne saurait y avoir d’interdiction d’agir fondĂ©e sur des rĂšgles si ce n’est en prĂ©sence de conventions de comportement ou d’institutions « crĂ©Ă©es par les hommes Â» qui forgent ces obligations par prudence Ă  l’égard des comportements habituels de sanction. Les individus qui recherchent l’« harmonisation Â» peuvent y parvenir sans l’Etat et le feront le plus souvent pacifiquement sous la menace d’une violence « localisĂ©e Â». Contrairement Ă  Buchanan et contre l’esprit de notre temps, Jasay ne peut concevoir aucun acte comme intrinsĂšquement mauvais. Y compris des actes violents d’auto-dĂ©fense par lesquels les humains trouvent en gĂ©nĂ©ral les moyens de domestiquer la violence par la violence. Anticipant une vaste et rĂ©cente littĂ©rature Ă©conomique expĂ©rimentale sur ce que l’on appelle la « punition altruiste Â», Jasay a soulignĂ© que l’ordre social Ă©merge lorsque les gens parviennent Ă  coordonner leurs rĂ©ponses rĂ©tributives — souvent violentes. En cas de succĂšs, une telle coordination rendra le recours Ă  la violence imprudent par la menace de reprĂ©sailles violentes.

Pour Jasay, la violence peut ĂȘtre Ă  la fois la maladie et le vaccin (Jasay 2001). L’auto-dĂ©fense violente Ă  laquelle a recours la victime, selon un code d’honneur contextuellement « localisĂ© Â», peut se manifester instantanĂ©ment et rĂ©duire la violence plus efficacement que ne le feront des sanctions administrĂ©es de façon centralisĂ©e qui interdisent de se faire justice de ses propres mains. Bien qu’il semble que Jasay — comme chacun d’entre nous — ait sous-estimĂ© Ă  quel point la violence a diminuĂ© dans les sociĂ©tĂ©s organisĂ©es par l’État (Pinker 2012), l’accent qu’il met sur l’auto-assistance et le rĂŽle de la rĂ©tribution dans la crĂ©ation d’un ordre social reste Ă  prendre en compte pour les temps Ă  venir[15]. Pour Jasay, les gens peuvent faire bien plus sans l’aide de l’État que ne le supposent les classes bruyantes. Il pense que se rĂ©fĂ©rer avec franc-parler Ă  des « opinions d’intĂ©rĂȘt Â» peut finalement conduire Ă  des rĂ©sultats plus bĂ©nĂ©fiques pour l’Ă©panouissement de l’ĂȘtre humain que le discours ambiant qui se rĂ©fĂšre Ă  des « opinions sur les droits Â».  L’universalisme Ă©thique est une illusion, tout comme l’est son substitut, le consentement universel. Les valeurs sont plurielles, tout comme les conventions qui sont les crĂ©ations des individus. En donnant aux menaces mutuelles de violence un rĂŽle essentiel dans le jeu de pouvoir qui conduit Ă  la crĂ©ation d’un ordre, Jasay — en opposition flagrante avec les fondements normatifs que Buchanan cherche pour la dĂ©mocratie constitutionnelle — a menĂ© l’anti-normativisme et le rejet des droits naturels de Hobbes Ă  leur conclusion logique. 

En guise de conclusion

La toute derniĂšre chronique mensuelle d’Anthony de Jasay pour la Library of Economics and Liberty Ă©ditĂ©e par le Liberty Fund avait pour titre : « Il n’y a pas de droits naturels Â»[16]. Il y parle des droits faits de la main de l’homme et de leurs relations avec la fiction contractualiste qui peut façonner les opinions de telle sorte qu’elles se retournent contre l’ordre social libĂ©ral. Presque exactement un an plus tard — aveugle, mal entendant, souffrant d’une santĂ© chaque jour plus fragile et perdant le contrĂŽle de l’un de ses bras — il gardait une pensĂ©e claire. Pour longtemps encore, tous, y compris ceux qui Ă  l’image de l’auteur de ces lignes n’adhĂšrent pas Ă  toutes les idĂ©es d’Anthony de Jasay, pourront tirer grandement profit d’une rĂ©flexion sur la pensĂ©e de ce bel esprit.

RĂ©fĂ©rences :

Pages web particuliĂšrement pertinentes

https://www.econlib.org/articles-by-author-and-letters/?selected_letter=J#AnthonydeJasay

https://libertyfund.org/books?author_reversed=Jasay%2C+Anthony+de

https://www.independent.org/publications/tir/toc.asp?issueID=82

https://www.libertyfund.org/

Publications imprimées

Acemoglu, D., & Robinson, J. A. (2013), Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity and Poverty (1st ed.), London: Profile Books.

Bentham, J. (1843), Anarchical Fallacies, J. Bowring, (ed.) (Vol. 2). Edinburgh: William Tait.

Bouillon, H., & Kliemt, H. (eds.), (2007). Ordered Anarchy. Jasay and his surroundings, Hampshire/ England: Ashgate Publishing Limited.

Buchanan, J. M. (1975), The Limits of Liberty, Chicago: University of Chicago Press.

Buchanan, J. M. (1999), The collected works of James M. Buchana, Indianapolis, IN: Liberty Fund.

Buchanan, J. M., & Tullock, G. (1962), The Calculus of Consent. Ann Arbor: University of Michigan Press.

de Jasay, A. (1958), « Making Currency Reserves ‘Go Round’,” Journal of Political Economy, 66(4), 353–356.

de Jasay, A. (1989). Social Contract – Free Ride. A Study of the Public Goods Problem, Indianapolis: Liberty Fund.

de Jasay, A. (1998), The State, Indianapolis: Liberty Fund.

de Jasay, A. (2001), « Violence: the disease and the vaccine, » Institute of Economic Affairs, 21(1).

de Jasay, A. (2002). Justice and its Surroundings, Indianapolis: Liberty Fund Inc.

Heilbroner, R. L. (2011), The worldly philosophers: The lives, times and ideas of the great economic thinkers, Simon and Schuster.

Hobbes, T. (1682), Behemoth or The Long Parliament (Tönnies, Ferdinand.), Chicago: Chicago University Press.

Hume, D. (1985), Essays. Moral, Political and Literary, Indianapolis: Liberty Fund.

Kliemt, H. (1993), « On Justifying A Minimum Welfare State, » Constitutional Political Economy, 4(2), 159–172.

Letwin, S. R. (1997), The Gentleman in Trollope: Individuality and Moral Conduct (Common Reader ed edition.), Pleasantville, N.Y.: Akadine Press.

Mackie, J. L. (1977), Ethics. Inventing Right and Wrong, Harmondsworth.

Mackie, J. L. (1982), « Morality and the Retributive Emotions, » Criminal Justice Ethics, 1982, 3–10.

Mokyr, J. (2002), The Gifts of Athena, Princeton and Oxford: Princeton University Press.

North, D. C., Wallis, J. J., & Weingast, B. R. (2013), Violence and Social Orders: A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History (Reprint.), Cambridge et. al.: Cambridge University Press.

Parsons, T. (1968), « Utilitarianism. Sociological Thought, » in D. Sils & R. K. Merton (Eds.), International Encyclopedia of Social Sciences. New York und London.

Pinker, S. (2012), The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined (Reprint.), New York Toronto London: Penguin Books.


[1]     Le parallĂšle est fait par David Hart qui Ɠuvre pour rendre les travaux de Bastiat plus accessibles Ă  une audience internationale largement anglophile et qui a Ă©galement pendant de nombreuses annĂ©es Ă©ditĂ© une chronique mensuelle de Jasay sur le site du Liberty Fund, http://bit.ly/2mi3cf9.

[2]     Le climat politique et intellectuel en Allemagne est Ă©galement plutĂŽt hostile aux idĂ©es libĂ©rales. Il y a cependant plusieurs traductions d’écrits de Jasay en langue allemande. Il y a de mĂȘme plusieurs traductions en italien et en espagnol alors qu’à ma connaissance on ne compte qu’une traduction en langue française : le premier ouvrage de Jasay, L’Etat.

[3]     In Sophismes Ă©conomiques, Chap. 17. http://bit.ly/2mo97zt.  

[4]     Un gentleman tel qu’on le trouve dĂ©crit dans les Ɠuvres du romancier prĂ©fĂ©rĂ© de Jasay, Anthony Trollope, et qui fait l’objet d’une discussion par Shirley Letwin (Letwin, 1997).

[5]     NDLR : Le titre exact de son fameux ouvrage est The Worldly Philosophers : The Lives, Times and Ideas of the Great Economic Thinkers, traduit en français sous le titre Les grands Ă©conomistes.

[6]     Michael Munger, dans un bel hommage Ă  de Jasay, a parfaitement rĂ©sumĂ© l’apprĂ©ciation exposĂ©e dans les Ă©crits de Buchanan. http://bit.ly/2kpaGwl. . 

[7]     Une fondation amĂ©ricaine dont l’objet est de rendre la pensĂ©e libĂ©rale accessible Ă  travers la publication d’ouvrages (ouvrages publiĂ©s Ă©galement dans un format numĂ©rique accessible sur l’Internet) et de prolonger l’examen critique de la pensĂ©e libĂ©rale par le dĂ©bat. Voir https://libertyfund.org/ .

[8]     Sous-titre du fameux ouvrage de Buchanan et Tullock (1962).

[9]     “The power of the mighty hath no foundation but in the opinion and belief of the people.” (Hobbes (1682/1989), p.16).

[10]   BaptisĂ© ainsi par Parsons (1968).

[11]   Voir par exemple North et al. (2013) ou Acemoglu et Robinson (2013).

[12]   Le titre d’un grand traitĂ© moderne est Ethics — Inventing Right and Wrong (J.L. Mackie, 1977).

[13]   Pour un concept de « connaissance prescriptive Â» qui soit Ă  la fois proche mais distinct, voir Mokyr (2002)

[14]   La chose est intĂ©ressante si l’on considĂšre les perdants suite Ă  des innovations, des changements technologiques, les Ă©changes internationaux, etc. Le contrat social tel que le conçoit Buchanan est basĂ© sur l’hypothĂšse plausible qu’avec des rĂšgles appropriĂ©es en place, les pertes et gains espĂ©rĂ©s par des groupes impactĂ©s diffĂ©remment s’équilibreront le plus souvent au cours d’une vie. Cependant, lorsque tel ne sera pas le cas, la constitution — plutĂŽt que la politique quotidienne — devrait fournir les impĂŽts et subventions permettant de compenser. Ces aides devraient autant que possible prendre la forme d’une « aide populaire Â» (demogrant) ou d’un « revenu de base Â». Voir pour les dĂ©tails Kliemt (1993).

[15]   Voir John L. Mackie (1982).

[16]   http://bit.ly/2kn4jtq

About Author

Journal des Libertés

Laisser un commentaire