La proposition pionnière d’Ingemar Ståhl datant de 1979 : abolir l’argent liquide pour renforcer l’État-providence suédois. Géniale prophétie ?
Il ressort clairement des développements récents que les autorités gouvernementales, à bien des égards, ne sont pas parvenues à obtenir un contrôle total sur les citoyens de notre pays. Cela est particulièrement vrai si l’on considère les problèmes liés à la propagation de ce que l’on appelle les marchés gris et noirs et l’augmentation qui lui est associée du nombre de transactions échappant encore à l’impôt.
Il ne s’agit pas seulement d’un problème d’efficacité dans le sens où les citoyens – influencés par la propagande en faveur de l’évasion fiscale que diffuse la bourgeoisie de droite et par les attaques impitoyables contre l’ambition que nourrit notre société de construire une douce Maison du Peuple (folkhem)[1] basée sur une planification centrale à long terme – se livrent à des activités dont les bénéfices économiques sont douteux pour la société. Cela présente également un problème important de justice sociale, d’équité et peut-être même d’égalité des sexes.
Faire confiance au fisc
Il s’agit avant tout de créer une relation de confiance entre les citoyens et les inspecteurs des impôts. Ces derniers devraient former un groupe avec lequel les citoyens seraient capables de discuter de leurs problèmes économiques et auquel ils pourraient demander conseil avec une grande ouverture et une totale confiance.
Il est particulièrement important que les inspecteurs des impôts aient la possibilité à la fois d’expliquer et de persuader les citoyens les moins solidaires – sans aucun doute un groupe en déclin – de la nécessité de céder la majeure partie de leurs revenus à une société qui, grâce à une planification gouvernementale à long terme fondée sur la solidarité, pourra parvenir à une utilisation plus efficace et équitable de ces revenus que celle à laquelle les individus auraient pu arriver s’ils avaient eux-mêmes utilisé ces revenus.
Cependant, le système fiscal suédois a un problème évident, ou peut-être juste un défaut. Cela concerne l’incapacité à enregistrer un nombre important de transactions. Il est donc toujours possible pour un particulier d’effectuer une transaction sur le marché noir en la soustrayant à la vue et aux oreilles de notre société[2]. Quelques mesures très simples pourraient être introduites pour remédier à cette anomalie évidente. Il s’agit d’apporter des ajustements administratifs mineurs au système existant plutôt que d’introduire toute une série de nouvelles mesures.
Nous avons tous un numéro d’identification personnel
Chaque citoyen suédois se voit attribuer un numéro d’identification personnel (personnummer) par l’administration fiscale. La Suède a acquis une forte réputation internationale pour le rôle de premier plan qu’elle a joué dans ce domaine[3]. Toutes les sociétés enregistrées disposent déjà de leur propre numéro d’organisation (organisations-nummer). En fait, ce sont seulement les organisations à but non lucratif, les fondations et les pouvoirs publics qui ne sont pas tenus d’avoir un numéro d’organisation. Il y a tout au plus 100 000 personnes morales qui ne possèdent pas un tel numéro d’identification. Mettre un terme à cette anomalie ne représente certainement pas une lourde tâche administrative.
Le principe central qui sous-tend la proposition que je vais exposer ici – proposition qui est sans aucun doute venue à l’esprit de nombreux citoyens responsables — c’est que chaque transaction doit être enregistrée, en précisant le vendeur, l’acheteur et la nature de la transaction ainsi que le poids et la valeur de la transaction.
Il s’agit donc de fournir un enregistrement informatique, par exemple, de mon numéro d’identification personnel (38 06 02-0859), du numéro d’organisation du supermarché local (56 78 34-8215) et un code indiquant la nature de la transaction (groupe de produits 1106, pain nature, poids 0,8 kilo, valeur 4,20 SEK)[4]. Toutes ces informations sont actuellement disponibles.
Pour simplifier les choses, il serait avantageux que chaque citoyen reçoive une carte citoyenne de débit basée sur son numéro d’identification personnel[5]. Lorsque celle-ci sera utilisée pour un achat, le numéro d’identification personnel du citoyen sera scanné automatiquement. Dans un souci de rationalisation, la plupart des caisses enregistreuses des supermarchés seront équipées d’ordinateurs et de scanners automatiques d’ici 1984.
Une fois par mois, les grands centres de transactions, tels que les grands magasins, transmettront les données au registre national des transactions du Conseil national des impôts (Riksskatteverket). Les centres de transaction de moindre importance ne seront pas soumis à ces exigences mensuelles. Il suffira qu’ils remettent des listes manuscrites une fois par trimestre. Normalement, les vendeurs ont la responsabilité légale d’enregistrer les transactions. Cette obligation existe déjà pour les institutions financières telles que les banques commerciales et, dans une certaine mesure, le fisc profite d’ores et déjà de cette opportunité.
Le service d’enregistrement de l’Office National des Impôts sera donc en mesure d’effectuer des calculs informatiques mensuels qui fourniront des informations sur les dépenses, les revenus et les variations des soldes nets de chaque personne physique ou morale en Suède.
Des douceurs gratuites le samedi !
Bien entendu, cela impliquera un volume de données informatiques relativement important. Cependant, cela ne semble pas écrasant ou ingérable, notamment parce que les avantages sont nombreux, comme nous le verrons ci-dessous. Au total, on peut estimer qu’entre 30 et 40 milliards de transactions par an sont réalisées par des personnes physiques (dix transactions par jour et par citoyen) et à peu près autant par des personnes morales. Il semblerait approprié que les petits achats tels que le journal du soir ou les friandises du samedi qui coûtent moins de dix couronnes ne soient pas soumis à l’obligation d’enregistrement.
À la suite de ce changement, qui n’est en réalité rien d’autre que la rationalisation d’un système existant, l’administration fiscale bénéficiera d’un aperçu non seulement des revenus des individus, mais également de leurs dépenses et de l’évolution de leurs avoirs en actifs.
Il sera pratiquement impossible de faire des achats dans l’économie souterraine puisque les revenus et les dépenses doivent s’équilibrer, permettant des changements dans la richesse nette. De la même manière, un contrôle plus strict de la fiscalité sur la valeur ajoutée sera mis en œuvre.
Une nouvelle forme de fiscalité
Le système ouvre également la possibilité à tout un spectre de nouvelles formes de fiscalité théoriquement intéressantes. Un impôt progressif sur les dépenses devient une possibilité pratique[6]. Une TVA pourrait être prélevée en Suède sur l’achat de devises étrangères voire sur tout achat effectué à l’étranger. L’impôt sur les gains en capital pourrait être rendu plus strict et étendu pour inclure les biens et effets personnels.
Il sera également possible de travailler avec certains taux d’imposition dans le cadre de la politique de taux de change où des taxes sur les importations et les exportations peuvent être perçues et modifiées pour contribuer au solde de la balance courante.
Les achats effectués par des étrangers en Suède ne devraient poser aucun problème. Le vendeur individuel relèverait en principe le numéro de passeport de l’acheteur qui s’harmoniserait automatiquement avec le registre des transactions nationales. De nombreux étrangers seront certainement fascinés par cette approche rationnelle du système suédois et demanderont des cartes de débit citoyennes temporaires.
Il faudra toutefois accepter l’existence d’un certain nombre de fuites dues à des achats mineurs en espèces. Le déficit de dépenses dû à ces achats pourrait être comblé au moyen d’un abattement défiscalisé dont le montant serait, par exemple, équivalent à l’achat d’un journal une fois par jour ou d’une barre de chocolat une fois par semaine.
Une meilleure qualité de vie
Les avantages du système proposé ne se résumeront cependant pas uniquement à l’amélioration du système fiscal. Il y aura également toute une série d’effets positifs qui seront diffusés dans toute la société. Avant toute chose, il y a un sentiment de satisfaction généralisé, équivalant à une amélioration de la qualité de vie, résultat d’une amélioration de la coopération entre les pouvoirs publics et les citoyens. Ces améliorations aideront à leur tour la société à atteindre ses objectifs en matière de justice sociale et en relation avec l’idée du folkhem suédois.
Un autre effet tout aussi remarquable est que le rapport périodique du registre national des transactions permettra aux citoyens d’améliorer leur planification économique. Dans le long terme, il est concevable que de nouvelles améliorations de la qualité de vie puissent être réalisées en permettant au Conseil National de la Politique de Consommation (Konsumentverket) de faire une analyse statistique des données inscrites au registre national des transactions afin d’identifier les personnes dont on pourrait dire qu’elles ont des « profils de consommation » inappropriés d’un point de vue social.
Cela pourrait donner lieu à de vastes programmes de sensibilisation et de prévention. Dans de nombreux cas, une conversation entre le ménage et le Conseil National de la Politique de Consommation ou le Conseil municipal local des consommateurs devrait suffire. Pour les cas plus déviants et problématiques, la société devra peut-être intervenir par le biais d’une protection plus serrée du consommateur.
Soumettre un plan de consommation
Une fois le système expérimenté, il semblerait approprié que chaque ménage soumette chaque année son plan de consommation. Une fois le plan approuvé par le Conseil national de la politique de consommation (Konsumentverket) – éventuellement après l’intervention d’un conseiller à la consommation ou du bureau municipal de la planification de la consommation – le plan peut être mis en œuvre. La comparaison automatique entre les données enregistrées dans le registre national des transactions et les plans de consommation approuvés permettra de détecter à un stade précoce d’éventuels écarts et, le cas échéant, des mesures appropriées devront être prises. Il est évident que le registre national des transactions offre des possibilités nettement accrues pour la planification à long terme de la consommation et, par extension, de la production.
Il est également possible d’améliorer la planification des consommateurs dans des domaines ciblés. Par exemple, le Conseil national de la santé et de la protection sociale (Socialstyrelsen) a depuis longtemps assumé la responsabilité de la consommation en pain de la population suédoise. Le Conseil manque néanmoins de moyens techniques pour mener à bien des études de suivi approfondies. Le registre national des transactions pourra pallier ce manque. Par conséquent, il n’y aura aucune difficulté à affecter un code spécifique pour les transactions de pain et à les présenter séparément. Il sera dès lors possible de contrôler si l’on se rapproche de l’objectif de consommation de six à huit tranches de pain par jour[7].
Le système proposé est également en mesure de garantir que les consommateurs qui sur- ou sous-consomment seront automatiquement invités à consulter leur service de santé local où ils seront examinés et conseillés par une équipe de spécialistes. L’équipe pourrait être constituée, selon les cas, d’un spécialiste des soins de bases, un spécialiste des troubles métaboliques, un conseiller médical en bien-être, un diététicien, une infirmière locale et un représentant du syndicat des travailleurs municipaux (Kommunalarbetarförbundet).
Les pharmacies publiques suédoises sont déjà en train d’introduire ce type de registre de transactions. Les possibilités d’extension à de nouveaux domaines font que l’on est en mesure d’obtenir rapidement des informations sur les différents effets secondaires de la consommation.
De la même manière que les années 1970 sont devenues la décennie des conditions de travail, les années 1980 pourraient, sous l’influence des mesures préconisées ici, devenir la décennie de la prise de conscience des enjeux liés à la qualité de la consommation.
Résoudre le mystère du lait
Le registre national des transactions ouvre des opportunités insoupçonnables pour la recherche en sciences sociales et comportementales. Nous pourrons comparer les modes de consommation de différents groupes et dans différentes régions. Qui boit du lait et pourquoi ? Cette question trouvera enfin sa réponse.
La compilation longue et coûteuse d’un grand nombre de nos statistiques officielles serait remplacée par un traitement simple et routinier des données du registre national des transactions.
Déductions du Système national des retraites complémentaires (ATP)
L’évasion fiscale et les délits contre les biens deviendront enfin beaucoup plus faciles à combattre grâce à la mise en place de ce registre national des transactions. En principe, trois types de crimes sont envisageables : un déficit de dépenses, un excédent de dépenses et des transactions non enregistrées. Un déficit de dépenses peut résulter de la consommation à l’étranger ou des achats au marché noir (évitant ainsi le paiement de la TVA ou, pire, en utilisant une main d’œuvre non imposée).
La présentation d’un plan de voyage accompagné de la documentation appropriée devrait contribuer à résoudre le problème de la consommation à l’étranger. L’impôt suédois pourrait de la sorte être immédiatement prélevé. La présomption concernant les autres types de consommation non enregistrée est qu’elles constituent une infraction pénale. Dans ce cas, une surtaxe peut être automatiquement imposée par voie électronique. La somme pourrait être déduite du capital de l’individu ou, in fine, de son capital retraite complémentaire (ATP)[8].
Un excédent de dépenses apparaît dans le registre lorsqu’un individu a reçu des revenus étrangers non imposés ou perçoit des revenus dits noirs. Dans ce cas, un impôt suédois ou une majoration d’impôt seront imposés ainsi qu’on le fait en présence d’un déficit des dépenses. La seule différence sera que les taxes concernées prendront la forme de charges sociales et d’impôt sur le revenu.
Il faudra plus de policiers, bien sûr !
Les transactions non inscrites au registre national constituent évidemment un crime grave. Elles surviennent principalement lorsque des individus échangent des biens ou des services sans enregistrer le paiement. Une fois découvert, un tel commerce devrait être puni lourdement. Il faut s’attendre à ce que cela entraîne une certaine augmentation des surveillances policières, l’ouverture des correspondances particulières et des mises sur écoute téléphonique. On pourrait également à partir du registre des transactions avoir recours à l’inspection des maisons qui serait effectuée par des contrôleurs spécialement sélectionnés.
Il faut toutefois souligner que ces mesures de contrôle n’affecteront pas les citoyens honnêtes et loyaux. Elles visent uniquement les fraudeurs fiscaux avérés ou présumés.
Il n’y a aucune raison pour que ce type de mesures, qui sont dans l’intérêt de la société dans son ensemble, ne soit pas compatible avec les principes d’un État de droit. Le système juridique n’a pas pour objectif de protéger les criminels qui sabotent les fondations institutionnelles de la société.
L’argent liquide est une preuve pénale
En raison de l’expansion constante des systèmes de surveillance électronique, il faut s’attendre à ce que les transactions sans numéraire deviennent de plus en plus la norme. Les achats de journaux, de bonbons et de chocolat continueront d’exister à titre d’exceptions dans le petit « cercle libre » en dehors du système d’enregistrement des transactions. Cela signifie aussi que la détention d’un montant important de liquidités fera naître des soupçons d’actes criminels ou d’intentions criminelles. Le comportement solidaire des citoyens aura vite fait de démasquer toute personne riche en liquidités comme saboteur du système des transactions enregistrées.
D’autres formes de comportement antisocial peuvent également être plus facilement réprimées par le système du registre des transactions. Les criminels qui ont commis des vols pourraient être plus facilement détectés à travers les irrégularités constatées dans leur mode de consommation. Il est également probable qu’il deviendrait plus facile de retrouver les toxicomanes. De cette façon, des efforts de recherche supplémentaires devraient permettre d’identifier les profils de revenus et de dépenses qui sont fortement corrélés à divers types de comportements criminels. L’examen systématique des profils de revenus et de dépenses permettra de rationaliser significativement le travail de la police.
Adieu la distillation illicite !
Le débat houleux sur la tenue d’un registre des achats d’alcool serait automatiquement résolu. Par ailleurs, un contrôle pourrait s’exercer sur les activités illicites de distillation et de production de vin. Un ménage qui achète du pain, du sucre et de la levure susciterait immédiatement de forts soupçons.
Les questions de « l’épuisement fiscal » et de la fraude fiscale ne doivent plus agir comme des freins à la croissance continue de l’État Providence. Ce que les Khmers Rouges n’ont pas été capables de réaliser à cause de leur retard technologique pourra être mis en œuvre grâce à l’ingéniosité technique et aux prouesses culturelles du Suédois au cours des cinq prochaines années[9]. Nous avons déjà franchi une étape décisive en adoptant les techniques informatiques modernes et le numéro personnel d’identification.
De toute évidence, le système d’enregistrement des transactions nous apportera des avantages substantiels et dans une grande variété de domaines. Il convient donc de l’introduire sans plus tarder. 1984 semble déjà trop tard.
[1] Le terme folkhem, la maison du peuple, est une métaphore pour désigner l’État-providence suédois, proéminant dans l’idéologie du Parti Social-Démocrate depuis l’entre-deux-guerres. Les éléments centraux en sont une protection sociale ambitieuse, des politiques visant à réduire les inégalités, un système de retraite géré par le gouvernement, un service de santé universel et un accès gratuit à l’enseignement supérieur.
[2] Dans le débat public suédois, le terme « société » (samhället) est souvent utilisé comme synonyme de l’État ou du gouvernement. Ståhl adopte ici cet usage même si, en tant qu’économiste, il tenait à faire une distinction claire entre la société et le gouvernement.
[3] La Suède a introduit en 1947 un système de numéros d’identification personnels couvrant chaque citoyen. C’était le premier pays au monde à le faire. Cette mesure était liée à un changement dans le système fiscal. Le numéro de sécurité sociale utilisé aux États-Unis est similaire au système suédois d’identification personnelle bien que certains citoyens américains n’en aient pas.
[4] Le numéro d’identification personnel d’Ingemar Ståhl révèle qu’il s’agit d’un homme né le 2 juin 1938 dans la ville de Stockholm.
[5] Ståhl propose ici l’idée du medborgarköpkort, littéralement une carte d’achat citoyenne. Aujourd’hui, cela équivaudrait à une carte de débit délivrée à chaque citoyen.
[6] Un impôt progressif sur les dépenses, c’est-à-dire un impôt sur la consommation, a fait l’objet d’un débat en Suède durant la seconde moitié des années 1970.
[7] En 1976, l’organisation commerciale de l’association suédoise des boulangeries (Brödinstitutet) a lancé une campagne basée sur le slogan « Le Conseil national de la santé et de la protection sociale veut que nous mangions 6 à 8 tranches de pain par jour. » La campagne a donné lieu à un débat houleux sur l’implication de l’État dans la vie des citoyens.
[8] La pension ATP a été introduite en 1960 dans le cadre du système de retraite public.
[9] Ståhl fait ici référence à la politique de Pol Pot, chef des Khmers rouges, consistant à abolir l’argent après sa prise de pouvoir au Cambodge en 1975.
Postface à « Bientôt 1984… »
par Lars Jonung
Ingemar Ståhl (1938-2014) a débuté sa carrière d’économiste dans les années 1960 en travaillant pour un grand nombre de comités gouvernementaux traitant de questions diverses telles que l’enseignement supérieur, l’énergie, la défense, l’investissement dans les infrastructures ou l’indexation des prêts. Il a, entre autres choses, proposé et conçu le système suédois d’aide financière aux étudiants alors qu’il occupait un poste d’expert auprès d’un comité gouvernemental dirigé par Olof Palme (devenu par la suite Premier ministre de Suède). A cette époque, il entretenait des liens étroits avec le Parti Social-Démocrate.
Au départ, Ståhl faisait de la micro-économie appliquée, spécialiste de l’économie du bien-être Pigouvienne et de l’analyse coûts-bénéfices. Sa carrière universitaire a connu une progression exceptionnellement rapide, étant nommé professeur d’économie à l’Université de Lund en 1971 à l’âge de 33 ans. Jeune professeur dans les années 1970, il était fasciné par la croissance rapide du secteur public en Suède et la forte hausse des taux d’imposition marginaux qui l’accompagnait.
Son expérience de conseiller politique l’a rendu de plus en plus pessimiste quant à l’utilité pratique de l’économie du bien-être. Graduellement, il adhéra et adopta l’approche de l’école du Public Choice. Selon lui, l’économiste universitaire devrait abandonner son rôle d’ingénieur social et servir plutôt d’ « éveilleur des consciences », mettant en évidence les incitations politiques qui motivent les choix de politique économique. Il a introduit l’analyse des choix publics en Suède, en résumant le sujet dans des articles populaires.
Il se tournait ainsi vers une vision favorable au marché. Pour lui, l’État-providence était devenu trop important et devait être réduit. Mais il était pessimiste sur la possibilité de réduire les effectifs du secteur public en raison du soutien populaire dont il bénéficie dans tous les partis.
En 1979, Ståhl était devenu un économiste renommé en Suède[1]. C’est à la veille du Nouvel An de cette année qu’il publie l’article republié ci-dessus, intitulé « Bientôt 1984… », dans Svenska Dagbladet, un quotidien de premier plan. Il se pliait de la sorte à une tradition suédoise qui consiste à préparer un bilan de fin d’année façon boule de cristal, réflexion sur ce que l’avenir nous réserve.
Dans sa nécrologie de Ståhl, présentée devant l’Académie Royale des Sciences en 2014, Assar Lindbeck décrit Ståhl avec ces mots :
Ingemar avait un talent exceptionnel pour voir les liens entre différents phénomènes. Surtout, il avait une grande capacité à voir les problèmes de la société sous des angles non conventionnels. Les conversations avec Ingemar étaient pour cette raison particulièrement enrichissantes[2].
En effet, l’article de 1979 est une belle illustration de cette aptitude de Ståhl. Par-delà le 1984 de George Orwell, Ståhl a probablement puisé son inspiration pour la proposition d’une économie sans espèces (sans cash) dans les travaux sur la monnaie de l’économiste Knut Wicksell qui fut le premier à analyser en profondeur le fonctionnement d’une telle économie. Dans Intérêts et Prix, Wicksell (1898) a étudié deux cas extrêmes de systèmes monétaires : l’économie avec des espèces et sans aucune facilité de crédit, et l’économie de crédit pure, sans espèces[3].
La satire de Ståhl de 1979 autour de l’abolition de l’utilisation de l’argent liquide précédait de plusieurs décennies les discussions actuelles sur la nécessité de réduire l’utilisation des espèces, notamment celles alimentées par l’ouvrage publié en 2016 par Kenneth Rogoff, La malédiction du cash[4].
On trouve des similitudes tout aussi bien que des différences entre le plan de Ståhl et celui de Rogoff. La principale similitude réside dans l’objectif de réduire l’évasion fiscale et les activités criminelles. C’est le premier des deux arguments majeurs de Rogoff en faveur d’un retrait de la circulation des billets de plus forte valeur qui serviraient principalement à alimenter l’économie souterraine.
Le second argument avançait par Rogoff est que la suppression progressive des espèces permettrait aux banques centrales de mener avec plus de succès des politiques monétaires de taux négatifs. Le public ne serait plus en mesure de réagir aux taux négatifs en thésaurisant des liquidités, ce qui rendrait les taux directeurs négatifs plus efficaces.
Pour des raisons évidentes, Ståhl n’a pas avancé cet argument en 1979, alors que les taux d’intérêt nominaux étaient élevés. Toutefois, cela cadrerait parfaitement avec son point de vue selon lequel de nouveaux types de mesures politiques peuvent être adoptés dans une économie sans espèces, comme un impôt progressif sur les dépenses, de nouvelles formes de politiques de change – et des taux d’intérêt banque centrale négatifs.
Pareillement à Ståhl, Rogoff (2016, 94) suggère encore que le gouvernement « fournisse à chaque particulier l’accès gratuit à un compte avec carte de débit et un smartphone doté des fonctions de base », similaire à l’idée de Ståhl d’une carte de débit citoyenne. Tous deux envisagent ce que Rogoff (2016, 98) qualifie « d’inclusion financière universelle ». Ils autoriseraient également un « cercle libre » – le terme utilisé par Ståhl – dans lequel des achats mineurs pourraient se faire en espèces, du moins dans un premier temps.
Ståhl recommande une allocation gratuite allant jusqu’à 10 couronnes suédoises, soit environ trois à quatre dollars d’aujourd’hui, tandis que Rogoff suggère « jusqu’à quelques centaines de dollars ou équivalent dollars, voire peut-être un peu plus » (Rogoff 2016, 93). A terme, ils envisagent un économie sans espèces ou presque[5].
Tous deux suggèrent une période de plusieurs années pour réduire le recours aux espèces.
Selon le plan de Ståhl, il faudra tout au plus cinq années pour atteindre l’échéance de 1984. Rogoff est plus prudent, estimant que le laps de temps nécessaire est d’au moins 10 à 15 ans (Rogoff 2016, 92). Rogoff (2017, 166) suggère au moins 50 ans pour passer à une économie où les seules espèces seraient les pièces de monnaie.
Alors que Ståhl promeut de manière satirique l’État-providence global, la proposition de Rogoff se concentre sur les États-Unis et a une portée plus limitée. En éliminant les liquidités, l’idée n’est pas d’améliorer le fonctionnement de l’État-providence mais de restreindre les activités criminelles et d’améliorer l’efficacité de la politique monétaire. Rogoff ne va pas aussi loin que Ståhl dont l’idée centrale est de faire en sorte que l’administration fiscale puisse, par voie électronique, retracer toutes les transactions et les enregistrer. Il adopte une analyse plutôt partielle, même s’il déclare « que les avantages globaux que la société tirera de l’élimination progressive de la monnaie sont susceptibles de l’emporter sur les coûts par une marge considérable » (Rogoff 2016, 8).
Pour résumer, Ståhl par cette satire veut nous mettre en garde contre un avenir sans cash où le gouvernement aurait l’entière capacité de contrôler les activités de chaque citoyen tandis que Rogoff propose un avenir sans cash, avec moins de criminalité et d’évasion fiscale et une efficacité accrue pour la banque centrale. Les deux ont le même objectif – une meilleur société – bien qu’ils empruntent des chemins différents pour atteindre cet objectif. Ståhl craint que la société ne se détériore en limitant l’utilisation du cash, alors que Rogoff imagine que ce serait l’avènement d’un monde meilleur.
L’article de Ståhl n’a suscité aucun commentaire ni débat au cours des mois qui suivirent sa parution, à en juger par la base de données de tous les principaux journaux suédois disponible à la Bibliothèque royale de Stockholm. Mais au cours des décennies qui ont suivi, et particulièrement ces dernières années, la Suède a évolué plus rapidement vers une économie sans espèces ou en tous les cas une économie avec moins de liquidités que dans tout autre pays. Le volume de liquidités en circulation a été réduit de moitié depuis 2007. De nombreux magasins et restaurants refusent les espèces. Comme l’argent liquide est utilisé moins fréquemment, les délits liés à l’argent liquide, tels que les attaques de banques, de transporteurs de fonds ou de taxis, ont fortement diminué dans les années 2010. Aucune attaque de transports de fonds n’a été signalée à la police en 2018. Le nombre de vols dans les magasins est en chute libre[6].
La Suède deviendra probablement la première société quasiment sans espèces – non pas à cause de la politique d’interdiction des espèces comme le suggérait Ståhl, mais grâce à l’évolution rapide des nouvelles technologies de transaction et des nouveaux systèmes de paiement qui font des espèces une alternative inférieure. Il s’agit d’un processus spontané, largement motivé par les forces du marché plutôt que par des interventions politiques directes. En tant que fervent partisan des solutions de marché, Ståhl aurait apprécié ce processus.
À l’avenir, avec l’adoption générale de techniques de paiement plus avancées, la malédiction de l’argent liquide sera probablement moindre[7]. Les mesures préconisées par Rogoff pourraient dès lors devenir superflues si les États-Uniens venaient à emprunter la même voie que les Suédois.
Références
Bordo, Michael, et Lars Jonung. 1987. The Long-Run Behavior of the Velocity of Circulation: The International Evidence. Cambridge, UK: Cambridge University Press.
Dowd, Kevin. 2019. “The War on Cash Is About Much More than Cash.” Economic Affairs 39(3): 391–399.
Hummel, Jeffrey Rogers. 2017. “The War on Cash: A Review of Kenneth Rogoff’s The Curse of Cash.” Econ Journal Watch 14(2): 138–163. https://bit.ly/46rZjVM
Jonung, Christina, et Lars Jonung, eds. 2018. Ingemar Ståhl—en ekonom för blandekonomin. Stockholm: Dialogos.
Jonung, Christina, et Lars Jonung, eds. 2020. Ingemar Ståhl: A Market Liberal in the Swedish Welfare State. Stockholm: Dialogos. https://bit.ly/3RH8oWM
Jonung, Lars. 1978. “The Long-Run Demand for Money: A Wicksellian Approach.” Scandinavian Journal of Economics 80(2): 216–230.
Jonung, Lars. 2019. “Ingemar Ståhl 1938–2014: A Portrait of a Political Economist in the Swedish Welfare State.” Working Paper 2019:19. Department of Economics, Lund University (Lund, Sweden). https://bit.ly/3REgXBt
Laidler, David. 2006. “Woodford and Wicksell on Interest and Prices: The Place of the Pure Credit Economy in the Theory of Monetary Policy.” Journal of the History of Economic Thought 28(2): 151–159.
Orwell, George. 1949. Nineteen Eighty-Four: A Novel. London: Secker & Warburg.
Rogoff, Kenneth S. 2016. The Curse of Cash. Princeton, N.J.: Princeton University Press.
Rogoff, Kenneth S. 2017. “Response to Jeffrey Rogers Hummel’s Review of The Curse of Cash.” Econ Journal Watch 14(2): 164–173. https://bit.ly/3PEJSmz
Sveriges Riksbank. 2019. “Payments in Sweden 2019. November.” Sveriges Riksbank (Stockholm). https://bit.ly/3PLK3fY
Wicksell, Knut (1898). Interest and Prices: A Study of the Causes Regulating the Value of Money. [Geldzins und Güterpreis original version in German 1898], translated by R. F. Kahn, London: Macmillan.
[1] Pour un portrait de Ståhl, voir Jonung (2019) et Jonung and Jonung (2018; 2020).
[2] Communication personnelle avec Assar Lindbeck.
[3] Pour des interprétations du système wicksellien de crédit pur, voir Bordo et Jonung (1987) et Laidler (2006).
[4] Voir Hummel (2017) pour une revue critique des travaux de Rogoff avec la réponse de Rogoff (2017). Voir aussi Dowd (2019).
[5] Même si Rogoff (2016) prend soin de replacer ses idées dans le contexte de contributions antérieures à l’économie monétaire, il est étonnant qu’il ne prête aucune attention aux travaux de Wicksell sur le système de crédit pur. En outre, l’analyse développée par Wicksell (1898) dans Interest and Prices sert à présent de fondement intellectuel pour les politiques de ciblage de l’inflation; une stratégie commune à toutes les banques centrales aujourd’hui. Quand Rogoff (2016) préconise dans la deuxième partie de son ouvrage la réduction des liquidités pour renforcer l’impact des taux négatifs des banques centrales, il adopte implicitement le cadre monétaire de Wicksell pour formuler son argument.
[6] Statistiques tirées du rapport Payments in Sweden 2019 publié par la Riksbank. Voir aussi Rogoff (2016, 107) à propos de la marche de la Suède vers une société sans cash.
[7] Les arguments en faveur de taux d’intérêt négatifs sont affaiblis par l’expérience suédoise de tels taux au cours de la période 2015-2019. Si la Riksbank a abandonné cette expérience ce n’est pas parce que l’argent liquide empêchait la banque centrale de mettre en œuvre une politique efficace.