L’idée européenne a fait bien du chemin, depuis le temps où elle était un espoir, jusqu’à notre époque d’incertitudes ou de désillusions. Les faits qui ont amené ce basculement sensible sont assez connus. Mais les moyens de réconcilier le passé avec le présent, dans le cadre même du libéralisme, manquent généralement.

A cet égard, la tradition libérale française pourrait s’enrichir en intégrant des éléments présents dans deux grandes conceptions de l’Europe d’inspiration libérale qui ont été défendues au cours des siècles. Toutes les deux le furent pour promouvoir et établir la paix sur le continent européen ; mais elles débouchent sur des propositions bien distinctes. Celle qui, historiquement, fut la seconde, mais qui a supplanté la première, est celle que Michel Chevalier par exemple défendait dans le Journal des économistes à la veille de la guerre franco-prussienne de 1870 : il s’agirait de construire une fédération européenne à l’image des États-Unis d’Amérique, avec un corps électif, une monnaie commune, et un titre de citoyen européen au-dessus des citoyennetés nationales. (« Les États-Unis de l’Europe et la paix internationale », Journal des économistes, juillet 1869.)

Pour comprendre la valeur de l’autre alternative proposée, il faut s’en retourner longtemps en arrière, et lire le premier vrai théoricien de l’union de l’Europe, son père fondateur en quelque sorte.

L’abbé de Saint-Pierre et son œuvre

L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) est un homme de science reconverti dans les questions morales et politiques ; c’est ce qui explique son ton raisonneur et ses méthodes de démonstration empruntées à la géométrie euclidienne. Son pacifisme découlait de la situation de son temps et des réflexions qu’il avait menées. Le temps était aux guerres incessantes et aux traités de paix à répétition : après des chamboulements terribles, des pertes en hommes et en capitaux, on trouvait un équilibre provisoire, instable et insatisfaisant, qui faisait repartir tout ce beau monde en bataille, à la moindre occasion.

Contrairement aux pacifistes que nous pourrions appeler moralistes, l’abbé de Saint-Pierre ne proposait pas une énième ode à la paix. Il ne s’attachait pas uniquement à montrer que la paix était morale et juste, et la guerre injuste et barbare. Il construisit un système d’institutions capables de la garantir, et en fournissait l’architecture détaillée.

Son idée centrale est celle de l’extension des protections de l’état de droit à l’échelle plus vaste des nations et du monde. Car pourquoi les nations sont-elles en guerre ? C’est peut-être une question morale assez vaste. Pourquoi les hommes eux-mêmes nourrissent-ils entre eux des dissensions, des haines, des ressentiments ? Pourquoi parfois commettent-ils les uns contre les autres des violences ? C’est, naturellement, qu’ils ont des différends. Mais alors pourquoi lorsque deux citoyens d’un pays sont en désaccord ne leur vient-il pas le plus habituellement la pensée de vider leur querelle dans le sang ? C’est qu’ils ne le pourraient pas impunément ; c’est qu’il existe une force supérieure à la leur, qui les soumettrait et leur imposerait son jugement.

C’est pour disposer d’un tel arbitre, d’une telle protection, que les hommes ont formé des sociétés organisées. Avant cette forme d’arbitrage, il existe des sociétés, car l’homme est né social (d’abord il a une parentèle, c’est une première société), mais elles sont sans arbitres, sans arbitrage. Les hommes commettent des violences les uns à l’égard des autres ; les plus faibles, femmes et enfants notamment, sont tenus dans une forme de soumission presque complète, qui seule les garantit des fatigues et des malheurs qui tiennent à la vie sans protection ; les plus forts eux-mêmes sont sans cesse sur leurs gardes, épiant leurs ennemis, prenant des précautions remarquables pour ne pas être assassinés pendant leur sommeil.

Mais un jour, pour cesser l’ère des violences, on se choisit un arbitre, on place les rapports humains sous la sauvegarde d’une autorité supérieure ; en bref, on se donne des lois et surtout un exécuteur de ces lois. Alors, si les querelles ne cessent pas tout à fait, le plus souvent elles ne se vident plus par la violence. Alors on vit paisiblement, de travail, de commerce ; on cultive les arts.

La même chose se passe plus tard entre tribus, clans ou villages : d’abord on ne reconnaît aucune loi, on se bat à mort pour tout différend ; mais enfin on fait société, on se place sous la sauvegarde de lois communes, et la violence cesse presque entièrement.

Pour cesser l’ère de la guerre perpétuelle, il ne s’agit pas d’autre chose, explique l’abbé de Saint-Pierre, que de répliquer à l’échelle des nations ce progrès qui a eu lieu tour à tour entre les individus d’une même tribu primitive, puis entre diverses tribus ou villages. Car la paix perpétuelle, ce n’est pas autre chose que l’état de droit enfin étendu aux limites de l’humanité elle-même.

Dans le fameux « Projet de paix perpétuelle » dont il a livré successivement plusieurs versions, l’abbé de Saint-Pierre s’attache à démontrer que l’extension de l’état de droit à l’échelle européenne, est avantageuse, possible et praticable.

Ainsi, il conçoit plusieurs versions d’une charte ou constitution qui préciserait les modalités de règlement des différends et entérinerait le principe de la conservation à l’identique des frontières nationales.

« Les grands alliés, dit l’article 3, pour terminer entre eux leurs différends présents et à venir, ont renoncé et renoncent pour jamais, pour eux et leurs successeurs, à la voie des armes, et sont convenus de prendre toujours dorénavant la voie de conciliation par la médiation du reste des grands alliés dans le lieu ordinaire de l’assemblée générale. » (Abrégé du projet de paix perpétuelle, 1729, p. 27.)

 Et comme il faut des moyens matériels de garantie, ils sont aussi fournis, et l’article suivant dit :

« Si quelqu’un d’entre les grands alliés refuse d’exécuter les jugements et les règlements de la grande alliance, négocie des traités contraires, fait des préparatifs de guerre, la grande alliance armera et agira contre lui offensivement jusqu’à ce qu’il ait exécuté lesdits jugements ou règlements, ou donné sûreté de réparer les torts causés par ses hostilités et de rembourser les frais de la guerre suivant l’estimation qui en sera faite par les commissaires de la grande alliance. » (Idem, p. 30.)

En suivant ces modalités, les souverains d’Europe en resteraient à leurs propres frontières, sans agrandissement d’aucune sorte. Cette immuabilité des frontières, sorte de grand statu quo, était posée par les articles 2 et 4 du Traité fondamental, pour lesquels Saint-Pierre offrait ces éclaircissements :

« Le principal effet de l’Union est de conserver toutes choses en repos en l’état où elles se trouvent… Il faut un point fixe pour borner le mien et le tien. Or, en fait de territoire, la possession actuelle est un point très visible. » (Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. I, 1713, p. 291, 299.)

Pour renforcer la sécurité générale de l’Europe et garantir la liberté du commerce, l’abbé de Saint-Pierre instituait encore dans son projet une véritable confédération européenne, qu’il nommait indifféremment Corps européen, Société européenne, ou Union européenne. L’institution même, sorte de parlement où les représentants des différentes puissances européennes se réunissent, serait une Diète européenne, un Congrès ou un Sénat.

Les représentants des différentes nations européennes siègeraient au sein d’un parlement, donc, dont la mission première serait de préserver la paix. La ville du siège de cette assemblée serait choisie de façon qu’elle soit au centre de l’Europe. La Confédération serait financée par des contributions égalitaires des différents pays membres, pour un total de budget fixé à 25 millions de livres. Une banque européenne maintiendrait des réserves. Enfin on aurait la possibilité de réviser la constitution si nécessaire.

Ce parlement européen aurait pour seul objet de garantir la paix et la liberté du commerce ; il n’aurait pas vocation à produire des lois nationales ni à intervenir dans la politique des républiques et des monarchies qui auraient accepté de se réunir en Union.

Un modèle à étendre

Dans les différentes versions qu’il a fait publier, l’abbé de Saint-Pierre ne parle que de l’extension à l’Europe de cette organisation chargée de maintenir l’état de droit au-delà des membres d’un même petit corps politique. Mais sa pensée première n’est pas européenne : elle est mondiale.

La révision et la réécriture de son projet découlaient en droite ligne des critiques qu’il avait reçues. Son idée première d’une organisation proprement internationale, d’une paix pleinement internationale, était repoussée comme une chimère. Le propos de la princesse Palatine l’illustre dans une lettre du 28 juin 1711, quand elle raconte que le pauvre abbé « fait projets sur projets pour arriver à la paix perpétuelle. Il veut écrire tout un livre là-dessus. Voici son premier cahier ; mais je doute qu’il achève l’ouvrage ; on s’est bien moqué de lui déjà. » (Correspondance de Madame, Duchesse d‘‘Orléans, 1880, t. II, p. 86.)

Aussi l’abbé de Saint-Pierre s’est-il progressivement recroquevillé, vraisemblablement sous la pression des critiques, qui accusait son utopisme. Les manuscrits préliminaires dont nous disposons, et qui aujourd’hui sont conservés à la Bibliothèque nationale de France et aux États-Unis (Harvard), nous montrent que son système se développe primitivement avec une grande aisance et beaucoup de justesse théorique, dans les liens plus larges d’une confédération mondiale semblable aux Nations Unies.

Dans son premier mémoire imprimé de 1712, il parle encore d’une union qui comprend l’Europe et s’étend à l’espace méditerranéen — Turquie et Maroc sont cités — et va jusqu’à la Moscovie. Mais déjà l’année suivante il ne s’agit plus d’une union mondiale, ni d’une union européenne au sens large, mais d’une confédération européenne stricto sensu. Et il s’en explique :

« Mes amis m’ont fait remarquer que, quand même dans la suite des siècles la plupart des souverains d’Asie et d’Afrique demanderaient à être reçus dans l’Union, cette vue paraissait si éloignée, et embarrassée de tant de difficultés, qu’elle jetait sur tout le projet une apparence d’impossibilité qui révoltait tous les lecteurs ». (Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. I, 1713, p. xix-xx. )

 Mais il n’abdique pas complètement et suggère aux pays asiatiques de créer une confédération entre eux, similaire à la confédération européenne.

Penser l’Europe ou penser le monde ?

Parmi les tous premiers théoriciens de la paix que compte l’histoire du libéralisme français, un auteur à l’identité incertaine et controversée apporte encore des gages à cette idée. Afin de garantir la paix mondiale, l’équilibre des puissances, et le maintien de chacun dans ses frontières, dans un système où les souverains « se contentent des limites de leur seigneurerie », celui qu’on nomme Émeric Crucé imagine aussi une organisation internationale qui maintienne le respect du droit à l’échelle des nations. (Le Nouveau Cynée ou Discours d’État représentant les occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté de commerce pour tout le monde, 1623, p. 191)

L’idée, pour lui aussi, est de réunir en un même lieu les représentants de chacun des pays du monde, afin que dans cette assemblée ils puissent délibérer sur les différends qui pourraient survenir entre eux. Ainsi, en cas de querelle de territoire, « les ambassadeurs de ceux qui seroient interessez exposeroient là les plaintes de leurs maistres, et les autres deputez en jugeroient sans passion. » (Ibid., p. 60) La discussion des représentants des différents pays s’engagerait, et après un processus très démocratique une décision finale serait prise par l’assemblée. Elle serait contraignante, et aurait force de loi, car dans la logique même du système « tous lesdicts Princes jureroient de tenir pour loy inviolable ce qui seroit ordonné par la pluralité des voix en ladicte assemblée, et de poursuivre par armes ceux qui s’y voudroient opposer. » (Ibid., p. 73)

Dans l’agencement de cette assemblée internationale, le cadre premier était clair. Quant aux difficultés qui naissaient de l’étude des questions de détail, elles étaient aisées à résoudre, pensait l’auteur. Il faudrait arrêter le choix d’une ville où tenir ladite assemblée : Crucé raisonne à ce sujet avec précaution, et arrête son choix en fonction de critères essentiellement géographiques, étant donné qu’« il seroit necessaire de choisir une ville, où tous les souverains eussent perpetuellement leurs ambassadeurs, afin que les differens qui pourroient survenir fussent vuidez par le jugement de toute l’assemblee. » (Ibid., p. 60) Aussi choisit-il Venise, car « le lieu le plus commode pour une telle assemblee c’est le territoire de Venise, pour ce qu’il est comme neutre et indifferent à tous Princes : joinct aussi qu’il est proche des plus signalees Monarchies de la terre » (Ibid., p. 61)

Au bout se trouve un monde sans contrainte, où les idées, les marchandises et les hommes traversent librement les nations et les continents. Car, comme chez l’abbé de Saint-Pierre, la paix et la liberté du commerce vont de pair dans l’ouvrage de Crucé.

« Quel plaisir seroit-ce, s’exclame-t-il, de veoir les hommes aller de part et d’autre librement, et communiquer ensemble sans aucun scrupule de pays, de ceremonies, ou d’autres diversitez semblables, comme si la terre estoit, ainsi qu’elle est veritablement, une cité commune à tous ? » (Ibid., p. 36)

Or ceci, c’est l’extension des protections de l’état de droit à l’échelle internationale qui le permet.

Il n’y a pas de guerre de commerce, pas de guerre de religion ou de civilisation dans ces entreprises, car Crucé comme Saint-Pierre entend qu’on se tolère et qu’on se respecte. « Dans le projet, on laisse chacun dans sa religion », dit l’abbé. (Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. II, 1713, p. 127.)

L’essentiel est de construire la paix par les seules institutions qui puissent la garantir, et pour le reste de laisser pleine liberté au commerce, pleine tolérance aux idées. C’est une idée qui a peut-être des mérites et une actualité ; car n’est-ce pas aussi ce que nous voulons ?

About Author

Benoît Malbranque

Benoît Malbranque est spécialiste de l’histoire de la pensée libérale française. Il participe aux travaux de réédition et de recherche menés par l’Institut Coppet, sous la direction de Mathieu Lane. Dernièrement, des ouvrages de Benjamin Constant, de Gustave de Molinari, des Physiocrates ont été réédités. Un grand dictionnaire est aussi en préparation. institutcoppet.org

Laisser un commentaire