La crise catalane traduit le malaise de la civilisation européenne, parce que dans le conflit entre le pouvoir espagnol et les indépendantistes catalans c’est l’Etat en tant que tel – contre la volonté même des acteurs sur la scène – qui est remis en cause.

Carlo Lottieri est Professeur de philosophie du droit à l’Université de Vérone. Il enseigne également la Philosophie des sciences sociales à la Faculté de théologie de Lugano. Son dernier ouvrage (Un’idea elvetica di libertà, 2017) souligne le contraste entre la fédération Suisse et l’Union européenne.

Apparemment, les indépendantistes ne demandent que la naissance d’un nouvel Etat : ils sont sobiranistas (partisans de la souveraineté catalane) et républicains, et leur projet pourrait donc être interprété comme un prolongement des logiques nationales qui dominèrent le XIXe siècle. N’entendons-nous pas souvent dire que cette crise naît du conflit entre deux nationalismes : l’espagnol et le catalan ?

En réalité, les choses sont différentes. En exigeant de voter sur les frontières et en invoquant un droit qui est au dessus de la Constitution même, les indépendantistes catalans sont en train de contester un des mythes de la culture moderne axée sur une sorte de religion du social combinée avec une idolâtrie du pouvoir étatique[1].

A Barcelone la lutte entre ceux qui réclament le droit de voter (dret a decidir) et ceux qui en appellent à la lettre de la loi écrite – la tension entre démocratie et constitution – est une opposition qui peut détruire les systèmes politiques européens actuels qui sont basés sur une expansion du pouvoir d’Etat par une exploitation systématique des institutions réglementaires opérée par les groupes d’intérêt.

Ainsi, la demande de voter sur les règles du jeu vient-elle contester le pouvoir d’Etat. Face aux institutions légales, les indépendantistes réclament le droit de se dire catalans et ils revendiquent un pouvoir constituant : une liberté originaire. Cette liberté ne s’accommode pas d’une situation fondée sur des droits octroyés et d’une prétendue générosité de la part de ceux qui monopolisent la force, contrôlent le système de justice et disposent de la faculté d’emprisonner les opposants.

Parmi les observateurs et commentateurs du conflit opposant l’Etat espagnol d’un coté, et de nombreuses forces politiques et culturelles de Catalogne de l’autre, on trouve l’alliance de facto de l’establishment européen qui protège le système politique actuel ainsi que le nouveau populisme, animé par une logique chauviniste. Mais pour diverses raisons, ni les uns ni les autres ne comprennent ce qui se passe dans l’Espagne contemporaine.

De fait, la plupart des observateurs pensent à l’Europe comme à un destin unique et à un projet qui consiste à construire un continent centralisé et cohérent[2]. Depuis Emmanuel Kant, toute division est un fruit du malin et le mot «diable» indique exactement une volonté de diviser. Pour les défenseurs du pouvoir institué[3], unité signifie solidarité, communauté, partage[4].

Pour cette raison, la culture contemporaine exprime une claire préférence pour l’unification, favorisant les intégrations forcées et rejetant l’hypothèse d’une structure polycentrique. De ces prémices découle la thèse selon laquelle les Etats nationaux seraient la condition essentielle pour réaliser ce processus qui devrait annuler, en Europe, une trentaine d’institutions souveraines et les fusionner dans une même Union.A partir de cette nouvelle mise en œuvre de la pensée de Thomas Hobbes, on finit par justifier tout genre d’arbitraire: l’usage politique de la justice espagnole, les agressions d’une Guardia Civil qui a attaqué des citoyens pacifiques et saisi les urnes d’un référendum convoqué par les institutions catalanes, l’arrestation d’opposants politiques et de dirigeants d’associations culturelles, en prison depuis plusieurs mois, l’annulation de l’autonomie régionale et l’ingérence constante de Madrid dans le débat politique catalan. En la circonstance, le préjugé favorable aux vastes Etats et aux projets d’unification continentale a conduit de nombreux observateurs à justifier les comportements les plus discutables. De la sorte, l’Union et les gouvernements européens ont observé en silence le théâtre des affrontements, devenant complices de la répression en cours et affirmant que tout conflit entre Madrid et Barcelone devait être considéré comme un problème interne. Toujours prête à se prononcer sur ce qui se passe à Budapest ou à Varsovie, Bruxelles n’a pas jugé nécessaire de s’exprimer sur la violation des droits politiques et civils en Espagne[5].Mais d’où vient cette préférence des Européens pour l’unité et contre l’indépendance, pour la coercition et contre le libre choix? Au cours des deux derniers siècles, les unifications politiques et territoriales ont été défendues en utilisant de nombreux arguments. Souvent, il a été fait référence aux racines historiques et culturelles des populations, mais on a pu insister aussi dans d’autres cas sur l’opportunité d’être plus forts et mieux capables de se protéger grâce à des structures institutionnelles incluant de grandes masses (tout Etat a l’ambition d’être un Machtsstaat). Rien de surprenant d’ailleurs si ce colonialisme interne a conduit très tôt aux colonialismes extérieurs.Au cours du vingtième siècle, après la tragédie de la deuxième guerre mondiale, les Etats nationaux se sont lancés dans la construction d’une fédération européenne. La même logique qui au XIXe siècle avait vidé de toute autonomie les villes et les régions d’Allemagne a inspiré alors l’unification de l’Europe. Aux arguments de nature idéaliste ont été mêlées des considérations plus utilitaires : de nombreux partisans des unions politico-institutionnelles ont soutenu que la destruction des libertés locales et même la réunification des États nationaux dans une seule large union continentale présenteraient des avantages à de nombreux égards.C’est pourquoi, aujourd’hui, les Catalans sont fréquemment désignés comme irrationnels, romantiques et dangereux. De fait, plusieurs tiennent pour absurde l’idée qu’une procédure électorale puisse, dans le cas d’une majorité sécessionniste, conduire à l’émergence d’un Etat indépendant. Tout appel au principe d’autodétermination est ignoré sur la base d’une perspective qui se veut réaliste et responsable, mais qui se base (essentiellement) sur une vision dogmatique du cours de l’histoire. On répète que « le petit » est du passé, que les avantages des économies d’échelle sont considérables et que la concurrence internationale – en raison des avantages des gros conglomérats – devrait nous forcer à éliminer les particularismes.Selon la vulgate, les raisons du libre choix devraient céder le pas à celles du droit positif, quel qu’il soit, et le vote démocratique devrait reconnaître la logique des rapports de force, mais aussi des (prétendus) intérêts économiques, puisque l’émergence de minuscules réalités institutionnelles (une Catalogne indépendante serait plus petite que la Suisse) porterait préjudice aux perspectives des citoyens et des entreprises de ces communautés. Mais cette défense du processus d’unification institutionnelle sur la base d’un calcul d’opportunité est, ainsi que nous allons le montrer, très faible.

 

I. Les bonnes raisons du polycentrisme et de la concurrence entre territoires

L’unification favorise le protectionnisme

Une économie peut progresser s’il y a liberté d’échange et donc si le marché est ouvert et les droits individuels respectés ; en d’autres termes, si la propriété est protégée par le système juridique et s’il y a une ouverte concurrence entre les acteurs[6]. Or les processus d’unification nous conduisent exactement dans la direction opposée en augmentant le pouvoir de la minorité dominante et en générant une concentration énorme de «ressources» politiques. De cette manière, ces processus ouvrent la porte au triomphe d’une petite classe politique sur de vastes espaces, avec toutes les conséquences que nous pouvons en  imaginer[7].

Il est d’ailleurs clair que l’on peut rejeter la thèse de ceux qui défendent l’unification au prétexte qu’elle serait nécessaire à la suppression des barrières douanières. En réalité, les petites entités politiques (Liechtenstein, Monaco, Andorre et même les cantons de la Suisse) sont bien plus ouvertes aux importations et bien plus mondialisées que les puissances économiques nationales. Les systèmes politiques de petite taille dépendent largement de l’extérieur puisque les communautés et les entreprises du territoire ne produisent qu’une faible partie de ce que la société demande. Et c’est précisément pour cette raison que local et global font si bon ménage: glocal, comment on dit souvent.

Si nous nous penchons de plus près sur l’histoire des nations nées au cours du XIXe siècle, il est vrai que l’unification a supprimé les barrières douanières entre Berlin et la Bavière, entre Rome et la Toscane. Et pourtant tout cela n’est qu’une partie de l’histoire. On omet trop souvent de préciser que les Etats nationaux ont octroyé très tôt de nombreuses protections à leurs industries ou agricultures nationales et ont entravé, par exemple, les échanges entre Italie et France, Allemagne et Royaume Uni. De fait, les faibles barrières douanières intra-italiennes et intra-allemandes n’auraient eu que très peu de succès dans une époque – la moitié de XIXe siècle – où l’ouverture des marchés internationaux était le plus souvent la règle (il suffit de rappeler l’accord Cobden-Chevallier). Ainsi les nouvelles politiques protectionnistes pratiquées sur une plus large échelle ont-elles été plus robustes et ont marqué la vie économique de la dernière partie du siècle ; avec les conséquences très négatives que nous savons.

L’échange est l’une des sources fondamentales de la prospérité, et toute barrière douanière est une attaque à la liberté des individus, empêchés de commercer pacifiquement. Mais le meilleur moyen d’éliminer les entraves au commerce international ne consiste pas dans la fusion de nombreuses petites communautés dans une grande entité, qui peut adopter une stratégie autarcique. En fait, l’expérience historique nous montre que seules les grandes entités peuvent se permettre le «luxe» de l’autarcie, alors que les plus petites entités sont beaucoup plus ouvertes car elles ont besoin de coopérer avec l’extérieur et d’en tirer le meilleur parti. Chaque pays de taille limitée rejette donc naturellement les politiques protectionnistes qui le condamneraient au sous-développement. A l’inverse, les conglomérats grands et moyens (États-Unis, Chine et Union Européenne notamment) auront tendance, pour des raisons politiques, à épouser ces politiques protectionnistes[8].

Une Europe non unifiée et composée d’institutions de taille limitée – de la Catalogne aux Flandres, de la Bavière à la Vénétie – se caractériserait par des frontières beaucoup plus poreuses: avec un grand échange entre Européens et une forte ouverture vers l’extérieur. 

 

L’unification engendre le parasitisme

Dans toute société il y a des comportements immoraux visant à exploiter le voisin. La littérature sur le rent-seeking (la recherche de rente) nous montre que le parasitisme est une réalité très courante dans la biologie mais également dans la politique, au point qu’il est impossible d’analyser correctement la vie sociale en ignorant cette dimension. Très souvent les parasites détruisent leurs victimes. Ce résultat en apparence irrationnel est largement la conséquence d’un contexte particulier dans lequel l’exploiteur n’est pas le propriétaire de l’exploité, ce qui l’amène à obtenir le maximum de gain dans le minimum de temps. Ainsi l’exploité est-il condamné à la faillite, mais aussi l’exploiteur lui-même. On retrouve ici une confirmation des thèses bien connues sur la « tragédie des biens en accès libre »[9]. La taille de la communauté politique peut-elle avoir un impact sur l’ampleur du parasitisme? Bien que toute intervention publique puisse donner naissance à ces situations (un clivage entre tax-payers et tax-consumers), il faut tout de même s’attendre à ce que vivre de prébendes et d’argent public soit plus difficile voire impossible dans les petites communautés. Le parasitisme est un phénomène qui trouve un terrain plus favorable au sein de ces structures articulées qui caractérisent les grandes institutions d’Etat où le contrôle social est limité ou absent. Dans les méandres d’un budget national ou européen il est très facile d’obtenir toutes sortes d’aides et de protections. En fin de compte, une institution qui doit répondre à des dizaines de millions de personnes réagit principalement aux jeux de pouvoir de petits et très petits groupes organisés. Dans une petite entité indépendante, au contraire, le parasite sera rapidement démasqué par ses victimes qui réagiront en conséquence. C’est pour cette raison que la pratique de l’exploitation et du parasitisme est plutôt rare au sein des petites institutions dont les budgets ont une plus grande transparence. A l’opposé, dans des pays très peuplés et aux bilans complexes, le jeu de la redistribution des ressources fait qu’il est pratiquement impossible de savoir si l’on est dans le groupe des contribuables (ceux qui donnent plus que ce qu’ils reçoivent) ou dans celui des consommateurs d’impôts (ceux qui reçoivent plus qu’ils ne donnent)[10].C’est pourquoi il n’est pas surprenant que, très souvent, la question du résidu fiscal, c’est-à-dire la différence entre ce qu’une région donne à l’État central et ce qu’elle reçoit avec les services locaux et nationaux, soit l’un des thèmes qui motivent les processus sécessionnistes. Dans le contexte espagnol, la Catalogne – dont la productivité est supérieure à la moyenne nationale – reçoit moins qu’elle ne contribue et cette perte de ressources (estimée à environ 8 milliards d’euros par an) représente une discrimination territoriale difficile à justifier.

En outre, dans les grandes entités institutionnelles résultant des processus d’unification, la classe politique peut aisément entretenir le grand nombre de personnes qui bénéficient de rentes parasitaires. Il lui suffit pour cela de mettre en évidence les avantages de ses interventions et d’en minimiser les coûts (qui sont cachés de diverses manières). Ainsi les hommes de pouvoir transforment-ils des pans entiers de la société en garde prétorienne du régime, déployée pour protéger le système et les privilèges qu’il garantit.

Dans les petites communautés tout est différent. Au sein d’institutions de taille limitée, la responsabilité personnelle demeure vivante grâce à la difficulté d’étendre le système de protection sociale. De cette manière les petites communautés renforcent une solidarité authentique, favorisant l’émergence d’une pression sociale qui pousse chacun à prendre soin des autres et à se soucier du sort des plus malchanceux. Un Etat petit et modeste ouvre la porte à une société forte, responsable, et solidaire.

L’unification nous prive des bienfaits des « effets frontière »

Ce qui protège le mieux la liberté, la propriété et, par conséquent, la prospérité elle-même, est de pouvoir choisir entre différentes institutions. Cela prouve une fois de plus, s’il en était besoin, que la civilisation exige liberté et concurrence, à tous les niveaux. Ce qui est vrai pour les biens et les services l’est également pour les institutions.Il y a maintenant un large consensus parmi ceux qui ont étudié les raisons du succès historique de l’Europe sur le fait que notre continent a eu un succès inégalé parce que, tout au long des siècles, aucune puissance n’a réussi à monopoliser le pouvoir et, en conséquence, n’a pu contrôler les énergies entrepreneuriales[11]. Au Moyen Age, et surtout dans l’Italie du Nord et dans les Flandres, la fragmentation des institutions et la faiblesse structurelle du pouvoir de l’Église et de l’Empire ont jeté les bases d’un pluralisme social qui a favorisé le succès économique des villes indépendantes. La concurrence entre gouvernements locaux a favorisé une faible fiscalité et, en même temps, une réglementation modeste, les individus et les capitaux ayant tendance à fuir les régimes les plus oppressifs et opter pour des systèmes offrant une meilleure protection de la propriété privée.Tout cela est très clair dans les contextes institutionnels où le pouvoir est dispersé. Dans une réalité comme celle de la Suisse, par exemple, le canton de Zoug ne pourrait jamais adopter une taxation «à l’italienne» (ou «à la française»), car si cela devait arriver, il serait très facile et peu coûteux pour les habitants et les entreprises de cette région de se déplacer vers les cantons voisins. La langue et la culture y sont identiques, ce qui rend le coût d’une stratégie d’exit très faible[12].A l’opposé, l’unification politique condamne les peuples à un avenir de misère et de servitude.

 

II. Souveraineté et libre consentement

Si la crise qui bouleverse la vie publique espagnole nous conduit à réexaminer les arguments libéraux en faveur d’une multiplication des Etats, elle est aussi très utile pour comprendre notre temps.Les événements de Barcelone pourraient en effet anticiper des changements profonds. A l’instar de la France, l’Espagne est au cœur de l’histoire de l’Etat européen et de la transformation des institutions politiques qui ont conduit l’humanité, au cours du XXe siècle, à croire que l’Etat est la seule solution possible au problème politique. Au centre de l’histoire espagnole moderne se trouve une monarchie qui, par des conquêtes et des mariages, s’est engagée à construire un pouvoir de plus en plus irrésistible, en utilisant l’Inquisition, les aventures coloniales, les politiques économiques mercantilistes. En tant qu’institution fondée sur le monopole de la violence et sur une métaphysique sécularisée, l’État moderne est une invention espagnole. Pour ces raisons, la crise catalane est cruciale, puisqu’elle pourrait déboucher sur une redéfinition de la manière de penser le rapport entre pouvoir, droit et société civile.

Au cours des cinq derniers siècles, nos institutions se sont continuellement modelées en déclinant l’ancienne puissance monarchique. Après l’âge médiéval, l’État moderne s’est imposé comme un sujet souverain, unilatéralement placé au-dessus de toutes les autres entités. Les hommes d’Etat ont acquis le privilège de lever les impôts et d’imposer leurs services même en l’absence de tout consentement. Quand les monarchies absolues ont décliné, ce même pouvoir souverain a alors prétendu représenter le peuple et il a bâti sur cela sa légitimité. Le pouvoir est devenu représentatif, sans pour autant cesser de maintenir son altérité vis-à-vis de la société civile : il n’a jamais changé sa nature profonde et il n’a jamais renoncé au monopole de la violence légale.

Sur le plan juridico-institutionnel, avec la crise de l’absolutisme, la couronne ne disparaît pas mais elle se déplace. Dans telle ou telle capitale européenne le roi est rejeté ou guillotiné, mais son sceptre n’est pas détruit. Il est remis au parlement, qui est le nouveau souverain. Et au fil du temps, au sein de l’assemblée des domaines réservés ont commencé à apparaître : leur traitement est devenu de plus en plus autoréférentiel, en se soustrayant autant que possible à tout jugement populaire.Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre d’études — depuis celles des « élitistes » italiens jusqu’à celles des économistes de l’école du Public Choice — ait montré par quels mécanismes les institutions démocratiques servent à faire émerger des groupes de faible taille qui détiennent le pouvoir ; de sorte que même dans les régimes représentatifs au suffrage universel le peuple ne gouverne pas mais est gouverné. Et il est également important de se rappeler avec quelle régularité les démocraties modernes se légitiment à partir du consensus, du soutien qu’elles reçoivent de la société, du libre choix exprimé par les électeurs.Ce compromis démocratique entre une souveraineté de matrice monarchique et un processus politique électoral n’est pas facile à mettre en œuvre. Effectivement, un élément est souvent en tension avec l’autre. Et il n’est pas surprenant que l’Etat espagnol soit disposé à remettre en question beaucoup de choses (allant jusqu’à modifier ses modes de fonctionnement sur des questions cruciales). Mais il ne veut pas que la majorité des citoyens d’une région puisse décider si cette région est espagnole ou non.En théorie, dans les systèmes politiques contemporains, la volonté populaire peut tout faire, parce que le consentement est à l’origine de toute institution. Après l’abandon de l’origine sacrée du pouvoir et le déclin du droit naturel, le consensus démocratique apparaît comme la seule formule de légitimation. Dans le même temps, il est clair que dans la logique de l’État le pouvoir constituant est attribué au peuple et immédiatement retiré. Dans le cadre du conflit catalan, les parties qui s’opposent au processus séparatiste ont créé un «bloc constitutionnel» (pour la défense de la Constitution de 1978), alors que les séparatistes sont souverainistes. Les premiers estiment que l’ensemble de la population espagnole a défini une fois pour toutes la structure du pays, alors que les autres soutiennent que le pouvoir constituant est constamment dans les mains du peuple. La thèse est que l’existence d’un peuple catalan peut être décrétée, ou refusée, seulement par les Catalans eux-mêmes.À Barcelone il existe dès lors un contraste dramatique entre l’État et le consensus, entre la constitution et la démocratie, entre la légalité et la légitimité. Les défenseurs de la Nation espagnole tentent de justifier la répression et l’incarcération des opposants politiques en faisant appel à la charte fondamentale rédigée il y a quarante ans et en utilisant le pouvoir judiciaire dans la lutte politique. Les indépendantistes, pour leur part, font appel aux droits pré-politiques (naturels) et croient que c’est aux Catalans d’aujourd’hui, et seulement à eux, de décider dans quelles institutions ils désirent vivre.Pour cette raison, le contraste ne pouvait être plus net, mais il a été aussi le résultat d’un compromis impossible : le pouvoir souverain est devenu représentatif et il a voulu (au moins d’un point de vue rhétorique) se fonder sur le consensus. A ce stade, cependant, il n’y a que deux voies : soit la victoire de la souveraineté espagnole au détriment de toute demande de vote et toute légitimation institutionnelle basée sur le libre choix; ou une vision tout à fait alternative, où les nations sont démystifiées et consensuelles, à l’intérieur de schémas qui peuvent dissoudre toute logique souveraine et obliger l’Europe à tourner la page[13].Cela indique que nous sommes en train d’entrer dans un domaine inconnu: avec le résultat que nous pourrions bientôt nous retrouver à réfléchir – comme cela s’est déjà produit plusieurs fois – sur la façon de libérer le droit du pouvoir et de développer des institutions légitimes reconnues par les individus.Les classes politiques semblent comprendre que chaque vote sur les frontières représente un pas vers l’effondrement de l’Etat et la libération politique. En supposant que les Catalans puissent exercer le droit de se prononcer sur l’avenir de leur pays (choisissant entre Madrid et Barcelone), comment empêcher que dans la foulée les partisans de Tabarnia – la région hypothétique qui unit Barcelone et Tarragone – sortent de la Catalogne ?  Et comment éviter que les villages et les villes de Tabarnia votent à leur tour pour retourner en Catalogne ou pour conquérir une complète indépendance sur le modèle de la Principauté d’Andorre ? Les défenseurs de la souveraineté semblent penser qu’il n’y a plus de souveraineté au sens classique du terme dès lors que les individus ont la double possibilité (i) de décider par eux-mêmes dans un contexte d’état d’exception et (ii) de décider qu’ils sont réellement dans un état d’exception. Le jour où les habitants de la Catalogne recevront la faculté de juger s’ils sont Catalans ou Espagnols (et en retirent toutes les conséquences qu’ils jugent appropriées), ce qui reste de l’absolutisme du XVIIe siècle finira définitivement dans les poubelles de l’histoire.La crise catalane nous parle donc de la crise de l’Etat national et de l’Etat en tant que tel, crise d’une institution qui a détruit les libertés individuelles et, à plusieurs reprises, a transformé des pays en armées agressives. Cette crise en Catalogne fait naître beaucoup de risques ainsi que l’a démontré l’attitude féroce, dure, impitoyable des détenteurs du pouvoir (classe politique et groupes parasitaires). Jusqu’à maintenant, les Catalans ont choisi la stratégie du refus de la violence, de la recherche du dialogue. Il est difficile de dire s’ils changeront d’attitude et quelles conséquences tout cela pourrait avoir. Chaque fois que le pouvoir adopte une attitude intolérante, c’est la  société toute entière qui risque d’être dominée par le chaos et la peur.Ainsi, la dissolution de l’Etat national espagnol pourrait-elle conduire ce peuple vers une situation dramatique dans l’hypothèse où les institutions étatistes et leur clientèle ne seraient pas capables de reconnaître la nécessité d’un changement. Mais elle pourrait aussi conduire vers un ordre social plus ouvert et plus tolérant.

Le futur est ouvert et c’est à nous de faire notre possible pour l’orienter dans la meilleure direction.

[1]    Il faut être conscient du fait qu’on ne peut guère comprendre ce qui s’est passé en Europe au cours des derniers siècles si on ignore le rôle joué par Rousseau, Hegel, Comte et Marx, et leur façon d’interpréter le rapport entre métaphysique et politique.

[2]    Les partisans de cette unification à renforcer parlent souvent de la nécessité de constitutionnaliser l’Europe: non pour limiter le pouvoir des Etats et de l’Union, mais plutôt pour donner une structure unitaire définitive au Vieux Continent. Sur ce point voir, par exemple, Jürgen Habermas, The Crisis of the European Union: A Response, Malden MA, Polity Press, 2012.

[3]    À cet égard, un des textes les plus légalistes est la célèbre réflexion kantienne sur les Lumières: Emmanuel Kant, Qu’est ce que les Lumières?, Paris, Hatier, 2007 (1784).

[4]    Une thèse très commune, par exemple, est celle qui ramène les pulsions indépendantistes à l’égoïsme. Cette thèse, qui semble ignorer à quel point le nationalisme est agressif et impérialiste, est soutenue dans un livret récent consacré à la question catalane: iers siècles si on ignore le rontre les hommes.ation, ‘ ntment estp-doen, pe de cantons est une Europe incompatibl avec ù la faFernando Savater, Contra el separatismo, Barcelona, Planeta, 2017.

[5]    Parmi les très rares voix à s’être réellement opposées à la barbarie espagnole, signalons celle du juge allemand qui a protégé les droits de Carles Puigdemont, contre la volonté d’Angela Merkel qui s’était prononcée pour l’extradition de l’homme politique catalan.

[6]    Cf. Ludwig von Mises, Human Action. A Treatise on Economics, Auburn AL, The Ludwig von Mises Institute, 1998 (1949). Dans une perspective plus historique, qui montre le rapport très étroit entre propriété et civilisation, un ouvrage important est celui de Richard Pipes, Property and Freedom, New York, Albert Knopf, 1999.

[7]    La même thèse selon laquelle une grande union politique pourrait tirer avantage des économies d’échelle est infondée puisqu’il n’est pas nécessaire de réunir politiquement tout un continent pour obtenir un tel résultat. L’Histoire nous a montré que, face à d’éventuelles menaces militaires les ligues, les accords fédéraux et les alliances offrent généralement la meilleure solution : celle qui évite les structures potentiellement menaçantes et les coûts organisationnels exorbitants des bureaucraties qui caractérisent les institutions de grande dimension.

[8]    Il convient également d’ajouter que, au moins depuis l’époque de David Ricardo, il existe parmi les économistes un large consensus sur le fait qu’une politique protectionniste produit beaucoup plus de dommages que d’avantages. Notons cependant, de façon un peu paradoxale, que par l’utilisation de son modèle à deux pays et deux produits, Ricardo faisait indirectement la promotion d’une logique des échanges « internationaux » (spécialisation de l’Angleterre dans le drap et du Portugal dans le vin) suggérant – à tort – que ce sont les nations et non les individus qui échangent.

[9]    Garrett Hardin, The Tragedy of the Commons, Science, 1968, Vol. 162, pp. 1243-1248.

[10]   On trouve cette distinction entre tax-payers (contribuables) et tax-consumers (bénéficiaires) dans les écrits de John C. Calhoun. Cf. John C. Calhoun, “Disquisition on Government” (1851), dans Selected Writings and Speeches, édité par H. Lee Cheek Jr., Washington DC, Regnery, 2003.

[11]   Le texte le plus intéressant à cet égard est celui de Jean Baechler, Les origines du capitalisme, Paris, Puf, 1971.

[12]   Sur l’efficacité des stratégies d’exit, adoptées par ceux qui se déplacent d’une juridiction à une autre, voir ce texte classiiquebrouitrat, our du droit,oimputésus conduire dans un ordre social t par la poeur.é : Albert Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty – Responses  to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge MA, Harvard University Press, 1970.

[13]   L’idée d’une nation fondée sur le consensus se trouve dans la célèbre conférence tenue par Ernest Renan en 1882 (Qu’est-ce qu’une nation?).

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Journal des Libertés

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