“You shall not crucify mankind upon a cross of gold.”

William Jennings Bryan (Convention Nationale des Démocrates, Chicago 1896)

 

  1. Le populisme : un objet d’analyse intéressant bien que difficile à cerner

Selon Dani Rodrik l’origine du mot serait la suivante : « ‘Populisme’, écrit-il, est une étiquette large qui englobe un ensemble divers de mouvements. Le terme a été créé à la fin du XIXe siècle, quand une coalition d’agriculteurs, de travailleurs et de mineurs aux États-Unis s’est formée contre le Gold Standard et les institutions bancaires et financières du Nord-Est de l’Union[1] ». La citation que nous avons placée en exergue de cette note est d’ailleurs précisément de l’un des leaders de ce mouvement « populiste » contre le système monétaire du gold standard qui était alors en train de se mettre en place aux États-Unis et qui faisait, d’après les adeptes de ce mouvement, le bonheur des financiers et des commerçants aux dépens du reste de la population.

Il n’y a pas, en économie, de définition plus précise du populisme que ce que nous offre ici Rodrik. Lorsque le terme est utilisé par les économistes c’est donc dans son acception commune selon laquelle le populisme apparaît dans une population lorsqu’un nombre non négligeable d’individus a le sentiment d’un conflit entre les intérêts d’une élite (qui serait éventuellement corrompue) et l’intérêt général, ou encore, entre l’intérêt d’une élite et l’intérêt du citoyen « ordinaire ».

Les deux définitions, qui sont parfois utilisées de façon interchangeable dans le discours vulgaire, ne le sont pas dans les discours de l’économiste[2]. En effet, si ce dernier est tout-à-fait enclin à reconnaître que les intérêts individuels peuvent diverger (surtout lorsque l’on est dans des contextes de redistribution ou d’octroi de privilèges), il insiste en revanche sur le fait qu’il n’existe pas de définition précise de l’intérêt général pas plus qu’il n’existe de mécanisme susceptible de faire émerger ce fameux « intérêt général » (cf. le Paradoxe de Condorcet ou encore le théorème d’impossibilité de Arrow).

D’ailleurs les économistes se laisseront aisément aller à penser que le populisme repose sur des perceptions et des compréhensions du monde qui sont biaisées ou fausses. En d’autres termes, les partisans d’un mouvement populiste auraient une mauvaise analyse de ce qui est dans leur propre intérêt. Par exemple, ils évalueront mal les bénéfices et les coûts associés à une politique protectionniste ou encore à telle ou telle politique en matière d’immigration. Dans cette lignée, Dornbusch et Edwards – sans prendre de gants – vont jusqu’à faire de ce trait l’une des caractéristiques essentielles du populisme qu’ils définissent comme la mise en œuvre de politiques qui sont approuvées par une majorité de citoyens mais qui, en fin de compte, nuisent aux intérêts de cette majorité[3].

Pour autant – voire même, précisément pour cette raison – le phénomène est intéressant à étudier avec les outils traditionnels de l’analyse économique et en particulier en s’appuyant sur le corpus d’analyses que l’on rassemble sous l’appellation d’analyse des choix publics. L’une des hypothèses clé de l’analyse des choix publics est que les candidats aux mandats électoraux cherchent à maximiser leurs chances d’être élus. Le populisme pourra donc désigner, par extension, la stratégie électorale de certains candidats ou élus consistant à reprendre le discours populiste ; stratégie qui s’avèrera payante dès lors que des convictions populistes sont répandues chez une portion importante des électeurs. Ainsi Acemoglu et ses co-auteurs[4] expliquent-ils que, en présence d’un mouvement populiste, l’homme public accroîtra ses chances d’être élu en prenant des positions qui s’éloignent de celles de « l’électeur médian » dans le but de montrer qu’il ne partage pas les mêmes intérêts (qu’il n’est pas à la botte) des plus riches et de façon générale, de l’élite[5].

Pour les auteurs s’inscrivant dans ce courant de pensée, le populisme est un phénomène qui illustre les faiblesses inhérentes du régime démocratique, et il a d’autant plus de chances de prendre de l’ampleur que le régime institutionnel général du pays (contrôles des actions des politiques, indépendance des juges, séparation des pouvoirs, etc.) sera défaillant.

 

  1. Un regain d’intérêt bien compréhensible pour le populisme

Les dernières décennies ont vu incontestablement une montée du populisme dans nos démocraties et cela n’a pas échappé à de nombreux chercheurs, y compris à quelques économistes… L’un d’entre eux, Rodrik, a récemment tenté de mesurer cette montée en puissance du populisme. Sa technique a consisté à compter les voix allant aux partis populistes (en Amérique latine et en Europe). Cela donne la figure ci-dessous qui montre clairement une tendance : les voix populistes qui faisaient des scores avoisinant quelques points de pourcentage dans les années 1970 s’approchent aujourd’hui des 25%[6].

Au-delà d’une simple évaluation, l’ambition de la plupart des études économiques récentes vise d’une part à classer les différentes formes de populisme et d’autre part et surtout à expliquer l’émergence de ce phénomène. Côté typologie, comme indiqué plus haut, il est fréquent de distinguer les populismes de gauche (plutôt en Amérique latine) et ceux de droite (plutôt en

 

 

La montée du populisme

Source : Rodrik (2017, page 34). Le graphique montre le pourcentage de voix réalisé par les populistes pour les pays Européens et Américains ayant au moins un parti populiste

 

Europe). Côté explication, l’économiste voit souvent dans la mondialisation l’une des causes premières du populisme. C’est le cas par exemple de Dani Rodrik qui explique que le populisme est une réaction à des chocs de mondialisation et que selon la forme particulière que prend ce choc de mondialisation, le populisme penchera tantôt « à droite » ou tantôt « à gauche »[7] :

« Il est plus facile pour les politiciens populistes de se mobiliser autour de clivages ethno-nationaux/culturels lorsque le choc de la mondialisation se manifeste avant tout ouvertement sous la forme d’immigration et de réfugiés. C’est en grande partie l’histoire des pays avancés d’Europe. En revanche, il est plus facile de mobiliser sur des critères revenus/classes sociales lorsque le choc de la mondialisation prend principalement la forme d’échanges commerciaux, de financement et d’investissements étrangers. C’est le cas de l’Europe du Sud et de l’Amérique latine. »

Si le nombre d’articles traitant explicitement du populisme est donc en hausse, il faut toutefois souligner qu’il n’y a rien de vraiment surprenant pour l’économiste dans le phénomène populiste. De fait, de nombreux pans d’une littérature plus ancienne peuvent s’appliquer – et ont d’ailleurs été parfois d’ores et déjà repris – dans une analyse du populisme. En voici quelques-uns :

  • En théorie du commerce international, de nombreux économistes déplorent depuis de nombreuses décennies l’abandon progressif des accords multilatéraux de commerce (tels qu’ils étaient pratiqués après la seconde guerre mondiale) au profit d’accords bilatéraux (voir par exemple les travaux de Jagdish Bhagwati). Cet engouement pour les accords bilatéraux aux dépens de principes universels traduit bien le sentiment très présent chez les populistes que la liberté des échanges est en conflit avec les intérêts d’une grande partie de la nation. On ne peut laisser entrer par exemple dans le pays des produits qui détruisent nos emplois.
  • Toujours en théorie du commerce international, on trouve toute une série de travaux sur la supposée « race to the bottom ». La question est ici de savoir si la libre concurrence internationale ne ferait pas du tort à tout le monde – pays et régions avancées mais aussi pays et régions pauvres – et ne devrait donc pas être limitée pour le plus grand bien de tous. On peut classer dans cette catégorie les discours sur le « dumping social ». Bien qu’il y ait peu d’arguments logiques ou empiriques pour soutenir la thèse d’une « race to the bottom », le débat demeure vif jusqu’à aujourd’hui.
  • En droit de la concurrence on débat encore et toujours d’un éventuel conflit d’intérêt entre les grands groupes (souvent des multinationales) et les citoyens (« la nation »). Rappelons-nous que l’un des arguments qui ont conduit au vote de la loi qui allait ouvrir l’ère moderne du droit de la concurrence – la loi portée en 1890 par le sénateur Sherman – était précisément la menace que, d’après le Sénateur, le développement rapide de « trusts » dont la puissance financière était immense faisait peser sur la démocratie. Et puis, il y a quelques mois à peine, nous avons eu le rejet par la Commission Européenne du projet de fusion entre Alstom et Siemens. Là encore ce qui était au cœur des débats était de savoir si la fusion serait en faveur des consommateurs (l’avis du Ministre français de l’économie) ou surtout en faveur des deux géants (l’avis de la Commission).
  • Dans un tout autre domaine, on peut rattacher à la réflexion sur le populisme le débat sur la responsabilité sociale des entreprises qui a pris son envol aux États-Unis dès les années 1950. Si le lien peut paraître étrange, force est de constater qu’au cœur de ces théories se trouve une fois encore un potentiel conflit d’intérêt entre les propriétaires actionnaires et les parties prenantes à la vie de l’entreprise (salariés, voisins, futures générations, etc.)
  • Peut également être rattaché à une réflexion sur le populisme le débat sur les innovations technologiques : une recherche effrénée de gains de productivité permet de réaliser de « super profits » mais pourrait-elle également conduire à la dégradation du niveau de vie du plus grand nombre ?
  • De toute évidence le débat sur le Brexit fait mention d’un conflit entre les intérêts du peuple britannique et celui des instances (des élites) européennes.
  • En théorie des choix publics enfin, l’idée qui est à la base du populisme, à savoir l’existence d’un conflit entre d’une part les intérêts de certains acteurs de la sphère marchande et de la sphère politique et d’autre part « l’intérêts du plus grand nombre », a fait l’objet d’innombrables études et développements. Citons à titre d’exemples le fameux ouvrage de Mancur Olson sur la « La logique de l’action collective » (1965) et son analyse des groupes de pression, ou encore les travaux de Gordon Tullock sur le marchandage parlementaire et la recherche de rente, ou encore ceux de Stigler et Peltzman sur « la capture du régulateur » : autant de travaux sur la façon dont ce que l’on peut appeler une élite (en tous les cas un groupe de taille modeste qui a accès aux sphères du pouvoir politique) cherchera rationnellement à tourner les institutions démocratiques en sa faveur. Avec la montée des États-Providence, le capitalisme libéral aurait ainsi laissé place progressivement à un « crony capitalism » – capitalisme de connivence[8]. Dans leur « Théorie politique du populisme », Acemoglu et ses co-auteurs évoquent la possibilité que, de façon paradoxale, la capacité des grandes entreprises et de façon plus générale de l’élite, à « corrompre » les élus et gouvernants se retourne contre eux. L’idée est ici que, répondant aux sirènes du populisme, les candidats et élus seraient poussés à opter pour des politiques qui vont à l’encontre des intérêts de l’élite afin de donner aux électeurs des gages de leur éloignement et de leur indépendance à l’égard de cette élite[9].

 

  1. Spécificité et difficulté d’une analyse économique du populisme

L’individualisme méthodologique est le sceau de l’approche économique : il faut rechercher la logique des choix et tenter de comprendre comment ces logiques se combinent pour donner naissance à des phénomènes sociaux tels que le populisme. C’est sur la base de telles hypothèses qu’ont été érigées, entre autres, les réflexions sur les choix publics : tenter de comprendre l’évolution de nos démocraties à partir d’une réflexion sur le comportement rationnel d’un électeur, un candidat, un élu, un lobbyiste ou encore un administrateur public.

Cela dit, les choses se compliquent rapidement lorsque l’on adopte une telle approche. En effet, il n’est jamais facile de dire en quoi consiste un comportement logique, rationnel, surtout dès que l’on s’éloigne de la fiction d’un monde où les actes possibles et les conséquences de ces actes seraient parfaitement connus. En d’autres termes, pour que sa méthode soit perspicace et efficace (qu’elle conduise à des prédictions ou des explications correctes), l’économiste doit ajouter, par-dessus l’hypothèse de rationalité, des hypothèses sur la formation des croyances et/ou plus simplement, sur les connaissances que possède le décideur rationnel.

Les citoyens analysent-ils correctement la situation économique et sociale dans laquelle ils se trouvent ? Comprennent-ils les enjeux de politiques que l’économiste lui-même a bien souvent du mal à analyser ? Certains chercheurs vont même plus loin en s’interrogeant sur la capacité des consommateurs-citoyens à savoir ce qui est bon pour eux (Cass Sunstein et Richard Thaler, Nudge : comment inspirer la bonne décision, Pocket, 2012). Poussant la réflexion dans une autre direction, Brian Caplan, dans un ouvrage très repris, remet en question, mais d’une autre façon, l’hypothèse de rationalité (The Myth of the Rational Voter, 2008). La critique de Caplan n’est d’ailleurs pas nouvelle. Friedrich Hayek écrivait déjà : « [L]e comportement rationnel n’est pas une prémisse de la théorie économique, bien qu’on présente souvent la chose ainsi. La thèse fondamentale de la théorie est au contraire que la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister. » (F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, Vol. 3, L’ordre Politique d’un Peuple Libre). Or précisément le contexte des élections et de la décision politique n’est pas un contexte de concurrence. Dans la même veine, Ronald Coase écrivait :

« Je me suis souvent demandé pourquoi les économistes, entourés de tant d’absurdités, sont si prompts à adopter l’idée que les hommes agissent de manière rationnelle. C’est peut-être parce qu’ils étudient un système économique dans lequel la discipline du marché garantit que, dans un contexte commercial, les décisions sont plus ou moins rationnelles. L’employé d’une société qui achète quelque chose à 10 dollars et le vend à 8 dollars ne le fera probablement pas longtemps. Quelqu’un qui, dans un cadre familial, agit de façon équivalente peut rendre sa femme et ses enfants misérables tout au long de sa vie. Un politicien qui gaspille les ressources de son pays à grande échelle peut réussir une belle carrière[10]. »

 

Cette analyse n’est pas nouvelle. Brian Caplan cite Descartes (Discours de la méthode, 1ère partie) :

« Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. »

Pour résumer, la méthode de l’économiste consiste à appréhender le phénomène du populisme comme étant la résultante de comportements rationnels, mais en reconnaissant également que des individus, même doués de raison, n’ont pas toujours les incitations nécessaires pour exercer leur jugement. Une fois encore, expliquer le populisme en suivant cette méthode s’avère être un véritable défi. Que l’on se doit de relever. Pour le relever sans doute faudra-t-il enrichir nos analyses et cela peut passer par un « retour au source ». Il est difficile d’expliquer le monde avec seulement les outils de la Richesse des nations. Sans doute faut-il y ajouter une bonne dose de la Théorie des sentiments moraux[11]. Quelles décisions dans une société peuvent-elles être laissées à des calculs rationnels sans crainte de conséquences inattendues (les interactions dans la sphère marchande, par exemple), et quelles décisions devraient-elles plutôt s’en remettre à des « règles de juste conduite » qui sont moins sujettes à des renversements d’opinion provoqués par des discours charismatiques mais démagogues ?

 

  1. L’analyse économique se dresse-t-elle contre le populisme ?

Trois dimensions se retrouvent dans la plupart des croyances qui fondent le populisme :

1) une méfiance qui peut aller jusqu’à une animosité à l’égard d’une élite qui est accusée d’utiliser tous les rouages possibles, toutes les ficelles que mettent à sa disposition des institutions démocratiques – y compris le lobbying, voire la corruption – dans le but de s’enrichir,

2) un rejet de la mondialisation (du cosmopolitisme) et du libéralisme économique auquel se superpose souvent

3) une préférence pour un gouvernement autoritaire jugé seul capable de rééquilibrer les pouvoirs et de protéger les nationaux.

L’économiste, nous l’avons vu, est en général soucieux du premier point. La démocratie est de fait un mécanisme fragile et il importe de rester prudent. La vigilance que peut exercer la société civile est la bienvenue puisque nos démocraties ont besoin de veilleurs de nuits (les watchdogs) ! Mais, mis à part ce point, l’analyse économique est en conflit avec l’idéologie sous-jacente dans les points 2) et 3).

Premièrement, l’économiste demeure très largement favorable au libre-échange (même si c’est à des degrés divers). Certes, nombreuses sont les études qui relèvent les difficultés engendrées par la mondialisation, par la rapidité du changement technologique, par l’évolution du marché du travail. Mais s’il importe de comprendre et de trouver des mécanismes qui rendent ces ajustements les moins douloureux possibles, tourner le dos à la mondialisation serait jeter le bébé avec l’eau du bain. Secondement, une grande majorité d’économistes demeure très attachée à la démocratie, même si, là encore, il faut sans cesse en relever les multiples travers et sans doute l’encadrée par des « métarègles » qui protègent les libertés individuelles.

En bref, s’il y a au départ des points d’intersection entre les idéologies populistes et l’analyse économique, celles-ci divergent ensuite très rapidement.

Pour autant on ne peut pas nier l’existence parmi les économistes d’un groupe, certes marginal, dont l’idéologie est davantage compatible avec celle des populistes. Ces économistes marchent sur les traces de penseurs – habituellement classés par les historiens de la pensée chez les socialistes – qui mettaient eux aussi en avant les conflits d’intérêt plus que les harmonies au sein d’une société libérale. Les deux plus connus sont sans doute les deux Allemands, Friedrich List et Karl Marx[12]. Dans son « Système national d’économie politique », List se faisait l’avocat d’un protectionnisme (organisé autour d’une Union douanière, le Zollverein) qui viendrait protéger et faire grandir la jeune nation allemande sans que cette dernière n’ait à craindre la concurrence des partenaires occidentaux. Quant à Karl Marx il est sans doute inutile de rappeler que sa lecture entière de l’histoire du capitalisme s’articulait autour d’un conflit, pour lui inévitable, entre différentes classes sociales ; conflit qui ne trouverait son dénouement que dans l’abandon du système capitalise. Comment ne pas lire entre les lignes l’opposition entre l’élite et le peuple si chère aux populistes ?

Pour l’économiste – mais il n’est bien entendu pas le seul – qui se place d’un point de vue normatif, il faut donc combattre les erreurs du populisme. Dans la mesure où l’économiste rencontre un certain succès dans son analyse des mécanismes du populisme, ses travaux pourront naturellement être intégrés dans la réflexion de toutes celles et ceux — juristes, philosophes, politiques, sociologue – qui s’interrogent sur ce phénomène.

Le populisme se traduisant le plus souvent dans les faits par l’adoption de lois et règlements sensés améliorer le bien-être commun, il est clair que l’économiste peut aider à « vérifier » ou au moins « évaluer » les affirmations supposées légitimer ces interventions. Est-il vrai que telle ou telle politique produira les effets annoncés ?

Mais au-delà d’une nécessaire coopération pour analyser les effets des politiques proposées par les populistes, il y a sans doute un travail « de fond » – auquel l’économiste peut contribuer mais qui doit impliquer une communauté beaucoup plus large de penseurs – pour redonner sens aux droits individuels et à la responsabilité. Prenons le cas, par exemple, du protectionnisme. On peut s’interroger sur l’impact économique et social de cette politique, mais on peut, et l’on doit, également s’interroger au nom de quel droit une majorité peut-elle interdire à un individu toute forme de commerce avec un autre individu sous prétexte que ce dernier habite de l’autre côté d’une frontière ? La réponse est sans doute complexe car dans certains cas extrêmes on peut concevoir une telle limite à la liberté individuelle. Mais lorsque ces interdictions deviennent le quotidien, au nom d’une « nécessaire redistribution des cartes », alors c’est la société tout entière qui est fragilisée.

Le populisme ne reculera que si les discours émanant de différentes disciplines (dont le droit et l’économie, mais pas uniquement) convergent sur quelques valeurs essentielles dont celles de la liberté et de la responsabilité individuelles.

[1]  Rodrik, Dani, “Populism and the Economics of Globalization” (June 26, 2017). HKS Working Paper No. RWP17-026. http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2992819.

[2]  Ainsi que nous allons le voir, l’intérêt général n’est évidemment pas la même chose que l’intérêt du citoyen ordinaire. Si une chose rapproche les deux concepts toutefois, c’est bien notre incapacité à les définir avec un quelconque degré de précision.

[3]  Dornbusch, Rudiger W. et Edwards, Sebastian, “Macroeconomic Populism in Latin America” (May 1989). NBER Working Paper No. w2986. https://ssrn.com/abstract=227211

[4]   Daron Acemoglu, Georgy Egorov et Konstantin Sonin, “A Political Theory of Populism,” The Quarterly Journal of Economics (2013), 771–805. doi:10.1093/qje/qjs077.

[5]   Dans la théorie des choix publics, la position de l’électeur médian est celle qui partage la population des électeurs en deux parties égales : ceux qui en veulent « plus » que cet électeur médian (par exemple, plus de redistribution) sont aussi nombreux que ceux qui en veulent « moins ». Le théorème de Black démontre que dans un contexte « ordinaire », le candidat maximise ses chances d’être élu en « collant au plus près » aux préférences de cet électeur médian. La présence du populisme introduirait donc un biais dans les stratégies (les programmes) des élus. Les auteurs expliquent ainsi la montée des gouvernements populistes d’Amérique latine (Hugo Chávez, les Kirchners en Argentine, Evo Morales en Bolivie, Alan García au Pérou ou Rafael Correa en Equateur) qui ont en général mis en œuvre des politiques à gauche de l’électeur médian. Mais on peut également ainsi que nous le verrons identifier des populismes à droite de l’électeur médian.

[6]   Voir Rodrik (2017) pour plus de détails sur la méthodologie employée pour arriver à ces chiffres et en particulier la liste des partis considérés comme « populistes » dans cette étude.

[7]   Rodrik, op.cit., p. 2.

[8]   On peut s’interroger si l’appellation « socialisme de connivence » ou « crony socialism » ne serait pas plus appropriée pour décrire le phénomène puisqu’il consiste à abandonner les règles de base du système libéral, à savoir l’égalité de tous devant le droit, pour distribuer faveurs et privilèges.

[9]   Acemoglu, op. cit., p. 774.

[10]   Ronald H. Coase, “Comment on Thomas W. Hazlett: Assigning Property Rights to Radio Spectrum users: Why Did FCC License Auctions Take 67 Years,”; Journal of Law and Economics, Vol. 41, 577-580. Ce passage est repris dans l’ouvrage de Brian Caplan.

[11]   Nous faisons ici référence aux deux ouvrages majeurs d’Adam Smith : Théorie des sentiments moraux (1759) et Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

[12]   Dans ses conférences à la London School of Economics sur l’histoire de la pensée économique, le célèbre économiste Lord Robbins affirmait que List se trouvait juste derrière Marx dans la liste des auteurs qui ont le plus influencés la pensée occidentale dans la première partie du XXe siècle.

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Journal des Libertés

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