Introduction

Depuis plus de dix ans l’Union Européenne demande à la Suisse de conclure un « Accord Institutionnel » qui a pour objectif l’application plus homogène et efficace des divers accords qui les lient. Depuis le rejet par le peuple suisse de l’Espace Economique Européen[1] en 1992, la Suisse négocie avec l’Union Européenne sur la base du Traité de Libre Echange de 1972, développé et mis à jour pour les besoins du 21ème siècle par quelques 120 accords bilatéraux sur une liste impressionnante de domaines, allant du transport aérien à la libre circulation des personnes en passant par la coopération dans le domaine de l’espace ou l’acquisition de matériel militaire.

L’UE, gardienne de l’unicité du droit européen et désireuse d’instaurer les mêmes règles et conditions de concurrence à travers tout le marché unique européen, a pour objectif d’inclure la Suisse dans ce système. La Suisse, pour sa part, toute en souhaitant une intégration optimale au marché européen, désire maintenir son indépendance politique.

Nous sommes en présence de deux visions très différentes de l’intégration économique. D’un côté se trouve l’Union, inspirée par l’harmonisation du droit comme moyen de « construire l’Europe » (tout en la justifiant au nom de l’équité concurrentielle économique) et de l’autre, la Suisse, qui s’est construite tout au long des siècles sur l’idée opposée du respect des droits spécifiques des diverses nations qui la constituent.

Les termes de ce débat sont largement connus. Du côté de l’harmonisation du droit se trouvent les disciples de Jean Monnet et la théorie de « l’intégration fonctionnelle » (comme moyen de « construire l’Europe » en substituant graduellement un droit communautaire unique au droits nationaux européens), rejoints plus généralement par ceux qui croient que la liberté du commerce entre entreprises de pays différents est impossible en l’absence d’un « level playing field », c’est-à-dire, sans harmonisation préalable des conditions de concurrence.

Du côté du respect des droits spécifiques se trouvent ceux qui pensent que la concurrence des institutions (droit, normes, règlementations) est naturelle, bénéfique et favorable à la découverte d’innovations en la matière.  De là découle son corolaire : la libre concurrence entre entreprises nées dans des sphères règlementaires différentes n’est pas faussée du fait de ces différences – elle sert de révélateur des institutions bénéfiques ou néfastes ! Ce qui fausse la concurrence c’est la présence, au sein d’une même sphère règlementaire, d’un privilège ou d’une brimade spécifique, car elle brouille les indicateurs qui différencient les entreprises selon leur efficacité relative. Dans le contexte européen la concurrence des lois et des institutions serait d’autant plus naturelle et bénéfique que les entités productives sont libres de migrer à l’intérieur du marché unique à la recherche de l’environnement institutionnel optimal qui leur convient.

Accessoirement, il semble évident que du côté de l’harmonisation se trouvent ceux qui croient que l’intégration de l’Europe n’avancera que par la centralisation, l’élaboration de directives « top-down » et un certain déficit démocratique inévitable[2], tandis que la Suisse représente une sorte de preuve archéologique du contraire – une nation construite sur le maintien des différences et le respect des expressions politiques subsidiaires et locales.

 

L’Accord Institutionnel : ce qui inquiète les Suisses

Après de longues hésitations helvétiques d’entrée en matière, les négociations avec l’UE se sont déroulées de 2013 à 2018, provoquant à chaque tournant de vives réactions négatives. Finalement, ne voyant pas d’autre issue, le 7 décembre 2018 le Conseil fédéral décide de publier l’Accord Institutionnel qu’il a réussi à négocier sans pour l’instant le soumettre ni aux chambres fédérales, ni au peuple, pour acceptation ou refus. Le débat est donc engagé sur la base d’un texte concret mais pas encore signé.

Pour faire court, il y a quatre questions qui risquent de faire capoter l’entreprise engagée par Bruxelles :

  1. a) La libre circulation de personnes. Étant donné que la Suisse constitue un « îlot de cherté » ou les salaires sont de 2 à 4 fois plus élevés que dans les pays avoisinants, il n’est pas surprenant que la libre circulation des personnes (adoptée en 2002 dans le cadre des Accords Bilatéraux II) ait débouché sur une forte immigration (environ 1 million de personnes sur 10 ans, environ 10 fois supérieur aux estimations initiales). Après une campagne entachée de xénophobie en 2014 les Suisses acceptent une initiative « Contre l’immigration de masse » en flagrante contradiction avec ses engagements envers l’UE. Le problème a été partiellement résolu par une sorte de non-application (peut-être provisoire) de la volonté populaire, mais le conflit demeure et l’Accord Institutionnel ne résout rien. Ce dernier propose un compromis assez technocratique et laborieux qui ne nous retiendra pas ici, mais qui risque d’empoisonner l’atmosphère à l’avenir, surtout à cause de la « clause guillotine »[3].
  2. b) La « reprise dynamique du droit européen. Dans l’optique harmonisatrice de l’UE, il faudrait que la Suisse reprenne automatiquement l’ensemble du droit européen pertinent, présent et à venir, surtout en matière de normes et de règlements techniques, si elle veut continuer à bénéficier de la reconnaissance de l’équivalence de ses propres normes sur le marché de l’Union, et ainsi échapper aux obstacles techniques au commerce, et participer aux marchés de services prévus à l’avenir. L’enjeu est de taille pour l’économie suisse, car il s’agit de préserver un accès privilégié à l’immense marché de l’Union. Jusqu’à présent, la Suisse a pris l’habitude d’adopter les directives européennes sans l’ombre d’hésitation, mais l’UE préfère qu’elle s’engage à le faire en toutes circonstances à l’avenir. Difficile ! Comment promettre une telle automaticité sans bafouer le droit d’initiative populaire ? Les négociateurs suisses ont obtenu une « reprise dynamique » du droit européen au lieu d’une « reprise automatique ». Lisez l’accord pour apprécier la différence…
  3. c) La résolution des différends. La crainte fut grande que Bruxelles insistât sur un rôle prépondérant pour la Cour de Justice de l’UE, mais finalement la résolution des différends serait confiée à un tribunal paritaire ad hoc. Mais le diable est dans le détail : le tribunal devrait « s’inspirer » de la jurisprudence de la CJUE… Déjà les critiques vont bon train – de quel droit ils nous demandent de se soumettre à des juges étrangers ? N’est-ce pas une perte de souveraineté ?
  4. d) L’Article 4 de l’Accord Institutionnel s’adresse aux tribunaux et aux autorités politiques suisses en général : ils devront « tenir compte de la jurisprudence pertinente de la CJUE postérieurement à la signature de l’Accord Institutionnel ». Cette disposition a provoqué un torrent d’objections encore plus émotif dans la presse : nos autorités politiques et juridiques seraient-elles soumises à des juges étrangers ? Quelle idée !

 

La Suisse et le problème des juges étrangers : un peu d’histoire

Les pays membres de l’EEE (Islande, Norvège, Liechtenstein) n’ont pas eu la même réaction. La domination de la CJUE en matière d’interprétation du droit du marché unique n’y a jamais provoqué de débat – du moins pas autant qu’en Suisse.  Pourquoi ?

C’est que les juges étrangers figurent en bonne place dans l’histoire (ou le mythe) de la fondation même de la Suisse. Voici l’histoire telle qu’elle est enseignée à chaque Suisse dès l’école primaire :

A l’aube du 12ème siècle en Europe la féodalité régit les affaires matérielles en la personne de l’Empereur du Saint-Empire, élu par ses paires, secondé par toute une cascade de ducs, de comtes, d’archevêques etc. qui lui doivent loyauté et soumission féodales, tandis que le Pape régit les âmes. Les conflits sont incessants, tant que les diverses frontières de compétence entre ces différents pouvoirs ne sont pas bien définies et que les distances sont – à l’époque – énormes. Trois petites vallées perdues dans les Alpes mènent une existence tranquille, inféodés au lointain comte de Zurich, qui lui est inféodé à l’Empereur, encore plus lointain en Autriche (mais peut-être encore plus inaccessible en croisade…).

Un jour (la date est incertaine) les montagnards d’Uri (une vallée étroite où coule un torrent nommé la Reuss) jettent un pont reliant les deux côtés de leur domaine, ouvrant un nouveau passage à travers les Alpes vers l’Italie.  L’ouvrage était sans doute hardi, car il obtint rapidement le qualificatif de « Pont du Diable ». Ce n’était, bien sûr, pas le seul passage à travers les Alpes. Il y avait le Brenner à l’Est, le Simplon à l’Ouest et le Julier pas trop loin. Mais le Saint Gothard réduisait de beaucoup le temps du voyage en venant du Nord de l’Europe pour aller à Milan, Venise ou Lugano. Grâce aux péages les montagnards (hommes libres, les seigneurs féodaux de la plaine n’ayant aucun intérêt à dominer des vallées en apparence si pauvres) devinrent rapidement très riches.

En 1231, au lieu d’affecter leur nouvelle richesse à des dépenses frivoles, ils envoient une délégation à l’Empereur (le grand Frédéric II) pour « racheter » leur « immédiateté » et pour bénéficier de « l’immédiateté impériale ». C’est-à-dire, ils réclament (en payant comptant) le droit de n’être jugé que par l’Empereur lui-même, ou à défaut (puisqu’il a sans doute autre chose à faire) par leurs pairs, hommes libres de la vallée. L’Empereur à court d’argent accepte la proposition, au grand dam du comte de Zurich, qui ne peut pas faire grand-chose, étant donné la distance et le terrain difficile de cette petite vallée.

L’exemple de la liberté étant contagieux[4] les Schwytzois, voisins d’Uri, demandent et obtiennent de Frédéric II en 1240 sensiblement les mêmes droits, contre un soutien militaire offert à un moment opportun. Unterwald suivra l’exemple. En 1250 Frédéric II s’éteint et sera succédé par Rodolphe I. Celui-ci gouverne la moitié de l’Europe et n’a guère le temps de s’occuper de ses vassaux dans les vallées alpines. Il commence à envoyer des représentants pour exercer le rôle de juge à sa place, reniant l’immédiateté impériale promise par son prédécesseur. Certains de ces « baillis » ne sont même pas de naissance libre [5]! Il double, puis triple les impôts… Excédés, les chefs des trois vallées se retrouvent secrètement la nuit du 1er aout 1291 et signent un pacte de défense « à perpétuité, si Dieu y consent ».  La Suisse est née.

D’autres pactes vont suivre – l’exemple de la liberté étant contagieux – les 3 deviennent 8, les 8 deviennent 12 et ainsi de suite. Les efforts des Empereurs suivants visant à ramener ces dissidents dans la légalité féodale échouent sur le champ de bataille. Les expéditions punitives échouent. A partir de la bataille de Morgarten (1315), où la moitié de la chevalerie de l’Allemagne du Nord périt, les « Confédérés » sont implicitement reconnus par le Saint Empire comme État[6] indépendant.

 

Conclusion

Huit siècles plus tard, les Suisses n’ont toujours pas oublié le lien entre indépendance et juges étrangers. A plusieurs égards, l’Union Européenne, vue par les Suisses d’aujourd’hui, est une sorte de réincarnation du Saint Empire. Elle demande un tribut (la Suisse contribue €1 milliard par année au Fonds de Cohésion) et elle impose son droit et ses juges. Dure réalité après huit siècles…

C’est pourquoi l’avenir de l’Accord Institutionnel est incertain : le bon sens économique contre l’émotion… un peu comme le Brexit.

[1]  Accord qui lie actuellement l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège au marché unique de l’UE au moyen d’un accord de libre-échange destiné à l’origine à accueillir les membres de l’AELE (Association de Libre Echange) qui ne voulaient ou ne pouvaient pas rejoindre la CEE en 1992.

[2]   Tant il semble impossible de faire jaillir démocratiquement la « volonté générale » de 28 pays forts divergents…

[3]   Si la Suisse déroge à un seul des accords bilatéraux II, l’ensemble des 7 accords importants tombe.

[4]   La phrase est de William MARTIN, Histoire de la Suisse :  Essai sur la formation d’une confédération d’états, Payot, Lausanne, 1966, p.28

[5]   « C’était, au moyen âge, pour des hommes libres une humiliation sans nom que de ne pas être jugés par leurs pairs », MARTIN, op. cit., p. 34.

[6]    MARTIN, idem, p. 40.

Victoria Curzon-Price est professeur honoraire de l’Université de Genève. Spécialiste du commerce international, elle s’est intéressée à l’évolution de l’Union Européenne, au protectionnisme et à la concurrence des institutions. Elle a présidé la Société du Mont Pelerin et est membre du Conseil d’Administration d’IREF.
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Journal des Libertés

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