de Jean-Philippe Delsol
Éditions Desclée de Brouwer, 2022 (375 p.)
« Le libre arbitre est la capacité de l’homme à choisir ce qu’il veut penser, dire et faire » Dans son introduction (p.7) Jean-Philippe Delsol a le mérite de donner une définition précise d’un concept discuté depuis des siècles par les théologiens, les philosophes, les historiens, voire les économistes et les juristes. Cette discussion va prendre la forme d’un « récit épique » nous prévient l’auteur. Mais, tout au long de son ouvrage (375 pages) Jean-Philippe Delsol tient le lecteur en haleine, et sa conclusion me semble sans appel, précieuse pour les libéraux, limpide pour l’honnête homme du 21ème siècle. Sa démarche est une interrogation, une construction, une incitation.
L’interrogation est fondamentale : la liberté de l’être humain est-elle totale, conditionnelle, relative ou illusoire ? Libre arbitre ou déterminisme ? Libre arbitre ou coercition ?
Pour répondre, Jean-Philippe Delsol nous propose une construction historique, et fort érudite. Il y a pendant des siècles une réponse théologique : la relation entre Dieu et les hommes, c’est la religion qui explique ce que peut être le comportement des êtres humains. Puis dans les temps modernes viennent les philosophes, une certaine laïcisation s’instaure et on va chercher la réponse du côté de la nature de l’être humain, avec une opposition entre optimistes et pessimistes. Finalement, à l’époque actuelle on peut s’interroger sur ce qu’il reste du libre arbitre. La coercition, celle des États mais aussi bien celle de nos neurones, n’est-elle pas la règle ?
C’est ici que Jean-Philippe Delsol incite les hommes d’aujourd’hui à se libérer, parce que la civilisation ne peut exister sans libre arbitre : « l’essor du monde occidental est l’histoire de la liberté » (p.152).
J’ai évoqué l’érudition de l’auteur. D’une culture générale moyenne (celle d’un économiste), je n’ai cessé de découvrir des personnages et des idées que je ne connaissais pas. Ce livre est une véritable découverte, on s’étonne à chacune de ses pages, comme dans un roman policier. Mais la trame demeure très serrée. Elle est d’abord bâtie autour de la religion. Jean-Philippe Delsol juge les quatre religions monothéistes : la juive, la catholique, la protestante et l’islamiste. Le libre arbitre occupe une place ambiguë dans la religion juive, parce que Dieu laisse les hommes libres mais exige des hommes qu’ils viennent à lui « Si vous venez à moi, je reviendrai à vous » (p.43). Au demeurant l’alliance me semble passée avec le peuple élu plutôt qu’avec les individus. La religion chrétienne instaure la liberté face au péché. Mais le péché est avant tout originel car, bien que fait à l’image de Dieu, l’être humain n’est pas Dieu : il ne peut tout connaître, et s’il recherche la Vérité, il ne peut l’atteindre, sinon à travers Dieu, c’est-à-dire à travers l’amour des autres. L’homme est donc libre, mais responsable « toute la responsabilité du mal qu’ils font incombe aux hommes » (p.53). Avec le protestantisme la grâce de Dieu accompagne nécessairement l’action humaine. La dispute entre Luther et Érasme, la position nuancée de Calvin, occupent dix pages passionnantes de Jean-Philippe Delsol (pp. 92-102). Mais la position protestante sur la prédestination n’est pas sans rappeler celle de Saint Augustin chez les catholiques, et en réalité c’est Saint Thomas d’Aquin qui tranche : l’être humain est libre dans sa recherche de la vérité, mais il ne peut la découvrir qu’à travers son histoire personnelle au contact du bien et du mal (cela me permet de faire allusion à la phénoménologie et au personnalisme d’un philosophe célèbre appelé Karol Wojtyla). Enfin, aucun doute en ce qui concerne l’Islam : « L’Islam ne tolère pas le moindre arbitre » (p. 89) Sans doute l’évolution de l’islamisme aurait-elle changé avec Averroès, mais il a été écouté par l’Occident (Saint Thomas) et pas par les Musulmans. Il y a eu cependant des penseurs musulmans hérétiques, comme Mullà Sadra au 17ème siècle qui oppose les conflits temporels impliqués par le Jihad au conflit moral permanent que représente la quête spirituelle de l’homme (p. 90). Jean-Philippe Delsol reviendra plus tard sur l’Islam pour démontrer comment le déterminisme exclut tout progrès.
Moins averti de l’histoire de la philosophie, j’ai beaucoup appris sur l’apport des philosophes au cours des temps modernes, et sur les fameuses « Lumières ». Descartes remplace la référence à Dieu par une réflexion sur la nature de l’être humain. L’homme est comparé à une machine ; il se comporte suivant le programme qui lui a été donné. (p. 121). Viennent ensuite en revue d’une part les philosophes anglais inspirés par le protestantisme, avec une place importante pour Hobbes et Hume, qui inspirera à son tour Adam Smith, et d’autre part Kant et sa liberté rationnelle : l’homme est libre quand il se comporte conformément à la raison, qui est universelle. Voltaire est encore plus clair « la doctrine contraire à celle du destin est absurde ». Le drame intellectuel est que ce glissement progressif vers le déterminisme s’accélère avec le 19ème siècle : Hegel, puis Auguste Comte, puis Marx (l’homme serait simple produit du mode de production, c’est-à-dire de la transformation de la matière). Fort heureusement, nous dit Jean- Philippe Delsol, il y a les économistes autrichiens, dans la lignée de Carl Menger, Mises et Hayek. (p. 181) Merci Jean-Philippe, vous réparez ainsi un oubli à mes yeux important sur la philosophie d’Adam Smith (p. 178) : dans la « Théorie des Sentiments moraux », le père de la science économique met en évidence le sentiment d’empathie : l’être humain n’a aucun espoir de vivre seul (« animal social » cher au 18ème siècle), il a donc besoin d’aller vers les autres et de savoir ce qu’ils pensent et ce dont ils ont besoin pour satisfaire ses propres besoins. Ainsi le propre de l’être humain est d’échanger, et dans l’échange les deux parties trouvent leur intérêt puisque chacun a sa propre idée de la valeur du bien qu’il désire et de celui dont il veut se défaire : subjectivité de la valeur.
Mais le déterminisme ne va-t-il pas l’emporter grâce aux progrès de la science, et en particulier des sciences de la connaissance et de la neurologie ? Ne sommes-nous pas déterminés par notre cerveau ? (p.295). Jean-Philippe Delsol n’y croit pas beaucoup « l’intelligence artificielle n’est pas intelligente » (p. 306). On ne peut revenir à l’homme-machine de Descartes.
Progressivement, Jean-Philippe Delsol nous amène où il veut en venir : la nature de l’être humain. Il a en propre de rechercher le bien et « le libre arbitre amplifie le bien » (p. 333). Ce qui anime en permanence l’être humain est la recherche de la vérité, mais il n’est pas Dieu, donc ne peut atteindre la vérité, c’est la raison pour laquelle il est faillible. Mais il y a loin de l’erreur à l’irresponsabilité : « La connaissance de nos fins n’est jamais d’évidence. Elle mérite d’être explorée sans cesse dans la quête inévitable de la vérité ».
L’ouvrage se termine donc sur une interrogation : que penser du jugement de la Cour de cassation qui a innocenté le crime de Kobili Traoré qui a tué sa voisine juive de 65 ans Sarah Halimi au prétexte qu’il était sous l’emprise de la drogue et qu’il souffrait de troubles psychiatriques ? Voilà donc quelqu’un qui n’a pu avoir son libre arbitre ! Cette interrogation démontre comment l’histoire de la pensée se trouve toujours associée à l’histoire des faits. Pour avoir associé dans mon cours d’histoire des Idées et des faits économiques, j’ai repéré les passages de l’ouvrage de Jean-Philippe Delsol dans lesquels il associe étroitement débat sur le libre arbitre et grands évènements, de la chute de l’empire romain aux guerres mondiales en passant par la découverte du nouveau monde, et la Révolution française. Cette interrogation permet aussi de comprendre pourquoi il est légitime de parler de civilisation en se référant à l’Occident. Car, par rapport à d’autres cultures barbares, l’Occident, par un processus d’essais et d’erreurs, a finalement permis à l’être humain de vivre dignement parce que sa vie, sa liberté et sa propriété sont respectées. Aujourd’hui l’Occident porte-t-il encore les valeurs de la civilisation ? Il faut que les libéraux s’en occupent sérieusement, l’ouvrage de Jean-Philippe Delsol nous y incite.
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