Nous avons un rapport au temps et donc à l’histoire bien étrange. Certes le court terme nous envahit, à travers les petits écrans, à travers le calendrier électoral. Mais cela ne nous dispense pas de nous inquiéter du plus long terme.  Nous voyons le monde se déchirer, nous entendons des discours de haine et, si nous parvenons à ne pas tomber dans le désespoir et le fatalisme, nous nous impatientons : combien de temps encore pour que l’on voit la lumière ? Si lumière il y a…

Cette lumière ne peut exister que si nous pouvons replacer les drames contemporains dans l’histoire longue. C’est ce que nous avons essayé modestement de commencer dans ce numéro du Journal des libertés, en ouvrant un dossier intitulé « Islam et libertés ». Nous avons tenté de prendre du recul pour mieux comprendre ce drame qui menace la paix et la liberté dans le monde entier : l’Islam en guerre, l’Islam en cause, l’Islam en question, et avec lui les religions, les répressions, les législations.

Dans ce drame se sont inscrites les dures réalités des guerres et du terrorisme, on ne saurait les ignorer ou les minimiser. Les guerres n’ont jamais cessé et le terrorisme, qui n’a pas toujours frappé « les infidèles », s’est horriblement développé, de New York à Beyrouth en passant par Paris et Bamako, Daech et Boko Haram. Ces réalités, ces images insupportables vont-elles nous inspirer seulement peurs et révoltes du moment, ou doivent-elles nous appeler à rechercher leur sens dans l’histoire, dans l’histoire de l’Islam sans doute, mais aussi dans l’histoire des religions, des sociétés, des cultures et de la civilisation ? 

Bon nombre des contributions de ce numéro du Journal concernent de près ou de loin la problématique « religion et tolérance ». Sur ce thème je crois qu’une approche libérale peut s’enrichir de la lecture des écrits de John Locke.  On sait en effet que la question de la tolérance n’a cessé de le préoccuper (et il y avait de quoi !) et que sa position sur ce sujet a évolué jusqu’à devenir sans doute la graine de laquelle a jailli le second des « Traités du gouvernement civil » ; un repère incontournable pour toutes celles et tous ceux qui appellent de leur vœux une société d’individus libres, responsables et dignes.

C’est donc ce que j’ai entrepris de faire alors que nous préparions ce numéro : me replonger dans la lecture de John Locke. Or il se trouve que traînait sur mon bureau (électronique) un petit ouvrage assez récent de Erik Mack : The Essential John Locke[1]. Je ne peux m’empêcher de partager ici quelques extraits de son Chapitre 7 intitulé « Tolérance ».Je passe la parole à Eric Mack.

Locke a écrit sur la tolérance religieuse sur une période de plus de quarante années. Dans ses premiers essais non publiés, « Two Tracts on Government » (1660/61), il défendait le droit du monarque d’établir et de faire respecter une doctrine et des pratiques religieuses dans son royaume. Il arrivait à cette conclusion qu’il est légitime pour un souverain d’établir une telle uniformité en se basant sur deux prémisses : que l’uniformité des croyances et pratiques religieuses est essentielle à l’ordre social et qu’une telle uniformité peut être établie et maintenue au sein de la société grâce au pouvoir coercitif du souverain. La première de ces prémices a été ébranlée lorsque, dans le cadre d’une mission diplomatique à Clèves en Allemagne en 1665, Locke découvrit des calvinistes, des luthériens et des catholiques qui vivaient en harmonie les uns avec les autres. La seconde de ces prémisses a été rejetée lorsque Locke en est venu à croire que les gouvernants et les citoyens doivent apprendre à vivre avec des gens dont les opinions religieuses les offensent parce qu’il n’y a aucun moyen moralement acceptable ou efficace de supprimer la dissidence religieuse.

Locke a explicitement approuvé la tolérance religieuse en 1667 lorsqu’il a composé (sans le publier) son « Essai sur la tolérance », qui annonçait clairement les doctrines libérales classiques de ses deux Traités et sa Lettre sur la tolérance. De plus, Locke a poursuivi avec une seconde Lettre (1690) puis une troisième (1692) toujours concernant la tolérance (la troisième lettre dépasse les 300 pages) dans lesquelles il a développé et défendu les points de vue déjà présents dans Lettre sur la tolérance. Il travaillait sur une quatrième lettre quand il mourut en 1704.

Bien que la Lettre sur la tolérance soit consacrée à la liberté de religion, toute la gamme du libéralisme classique de Locke y est à l’œuvre. […]

La raison fondamentale pour laquelle la croyance ou le culte religieux ne peuvent pas être supprimés ou punis par le magistrat est que, même si une croyance religieuse est erronée ou une forme de culte indue, ni le fait d’entretenir cette croyance ni la pratique de ce culte viole les droits de quiconque :

« [U]n homme ne viole pas le droit d’un autre par ses opinions erronées ou la manière indue de son culte, et ne porte pas préjudice aux affaires des autres par sa perdition… Chaque homme… a une autorité suprême et absolue pour juger par lui-même. Et la raison pour laquelle il en est ainsi est qu’aucun homme n’est concerné par cette conduite ni ne peut en souffrir quelque préjudice. » (Lettre sur la tolérance)

Oui, John Locke a pris le temps d’observer et de réfléchir. Sa pensée a évolué et, fort heureusement, cela lui a permis de contribuer à l’avènement d’un monde apaisé, pluriel et respectueux des droits de chacun. Au grand étonnement de certains, à commencer par Voltaire qui, dans ces Lettres d’Angleterre, quelques décennies plus tard, remarque 

Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire… (Lettres philosophiques, « Sur les Presbytériens », 1734).

Locke et Voltaire, chacun à sa façon, nous font gagner du temps en nous indiquant la direction dans laquelle il nous faut chercher les clés d’une meilleure compréhension de l’histoire ; clés qui nous permettront d’ouvrir des portes sur des horizons meilleurs. Quelque trois siècles plus tard c’est ce même objectif que nous avons poursuivi dans les pages de ce numéro.


[1] Erik Mack, The Essential John Locke, Fraser Institute, www.fraserinstitute.org, 2019.

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