La sphère publique et ces spécificités
Plusieurs modes de coopération cohabitent dans nos sociétés par lesquels nous satisfaisons nos multiples besoins :
- Les coopérations qui passent par la sphère marchande.
- Celles qui passent par la sphère non marchande (familles, associations, amis). On parle parfois de société civile.
- Et enfin celles qui ont pour cadre la sphère publique.
Évidemment, parler de coopération au sein de la sphère publique est quelque peu problématique puisque cette sphère se distingue des deux précédentes par la possibilité d’un recours éventuel à la coercition. Pour autant il est difficilement envisageable d’imaginer — au moins pour les quelques décennies ou quelques siècles à venir — une société sans État et, même s’il n’est pas interdit d’imaginer une telle société, mon propos ici sera plutôt d’examiner comment organiser aujourd’hui cette sphère publique de telle sorte qu’elle ne puisse nuire à l’épanouissement des autres formes de coopération.
Soulignons d’entrée une seconde caractéristique de la sphère publique, au-delà du recours à la coercition, qui la distingue des deux autres sphères de coopération : la première est « organisée » alors que ces dernières appartiennent à la famille des « ordres spontanés » (pour reprendre une typologie que l’on retrouve chez les économistes dits « autrichiens » — Menger, Hayek, …). Cela signifie que, alors que nous ne pouvons difficilement infléchir l’évolution des marchés et de la société civile qui évoluent « spontanément », nous avons le pouvoir de changer les modes de fonctionnement de la sphère publique. C’est là précisément le travail et la responsabilité des élus et du gouvernement, et, par extension, des électeurs-contribuables.
Cette possibilité d’organiser la sphère publique à son goût explique d’ailleurs la grande diversité des organisations étatiques des différents États souverains. Faut-il rappeler ici que le poids relatif des dépenses publiques dans le PIB des États varie grandement, allant de quelques 35% en Suisse ou aux États-Unis pour atteindre un niveau record en France où les dépenses publiques ont dépassé les 56% du PIB. Et cela sans prendre en compte les divergences dans les réglementations ; réglementations qui pèsent lourd sur les possibilités de coopération dans les autres sphères.
Comment déterminer les buts et les moyens de la sphère publique ?
Les choix en matière d’organisation de la sphère publique se font à plusieurs niveaux. Je relisais récemment des passages de « La Constitution de la Liberté » de Friedrich Hayek (un ouvrage qui se situe dans le temps et dans sa réflexion à peu près à mi-chemin entre sa « Route de la Servitude » et son opus « Droit, Législation et Liberté ») ; ouvrage dans lequel il distingue les choix qui concernent les buts que l’État va poursuivre et les choix portant sur les moyens les mieux adaptés pour atteindre ces buts.
Certes ces choix — celui du but et celui des moyens — sont interdépendants. A quoi bon, à titre d’exemple, se fixer des buts si nous n’avons pas les moyens de les atteindre ou si les moyens existants qui permettraient de s’approcher du but ont tous un coût prohibitif ? (Je pense ici aux (trop) nombreux droits créances.) Mais il n’en est pas moins bon de garder à l’esprit qu’il est possible de débattre à chacun de ces deux niveaux, but et moyen, et de souligner que, même lorsque nous ne sommes pas d’accord sur les buts choisis par la majorité, nous pouvons néanmoins apporter notre contribution à travers une réflexion sur les moyens.
Les débats sur la sphère publique commencent le plus souvent avec la question des buts, ou si vous préférez, des missions qu’il faudrait confier à l’État. L’économiste aborde traditionnellement cette question sous l’angle des « défaillances du marché »: lorsque ni la sphère marchande ni la sphère privée non-marchande (et cette dernière est trop souvent ignorée par la réflexion des économistes) ne permettent de satisfaire un besoin, il est bon, entend-on souvent dire, que l’État prenne le relais. Grâce à son pouvoir de coercition (l’impôt en particulier mais aussi la réglementation), l’État pourra réussir là où les canaux traditionnels de la coopération ont échoué. Cette approche de l’économiste n’est pas sans rappeler évidemment le principe de subsidiarité auquel ont recours certains philosophes pour légitimer l’intervention de l’État.
Que l’approche soit en termes de défaillance du marché ou de subsidiarité, un problème fondamental se pose cependant : comment savoir qui est le mieux placé pour satisfaire ce besoin ? Sur la base de quelles connaissances allons-nous décider de ce qui doit être confié à l’organisation Étatique et de la meilleure façon d’organiser cet État ? Pour répondre à ces questions il est essentiel de ne pas négliger la dynamique entrepreneuriale.
Effets de l’entreprenariat dans les différentes sphères
Trop souvent les débats autour du rôle et des moyens à confier à l’État tombent dans le piège de l’approche « Nirvana » (expression utilisée par Harold Demsetz dans ses travaux sur efficience et information). Ou, pour reprendre une image de Gordon Tullock, les acteurs de ces débats répètent inconsciemment l’erreur de cet empereur romain qui, devant choisir entre deux chanteurs, choisit d’embaucher le second sans l’auditionner tellement le premier lui paraissait détestable ! Les sphères de la coopération volontaire ne donnent pas toujours d’excellents résultats, certes. Mais la question que nous devons alors nous poser est de savoir s’il est possible de faire mieux et comment.
C’est pour répondre à ces questions qu’une référence à l’entrepreneur est essentielle. Sans reprendre toute l’analyse de l’entrepreneur, il faut insister ici sur l’essentiel : l’entrepreneur est une personne qui perçoit une nouvelle façon de satisfaire les besoins de ses concitoyens tout en dégageant pour lui-même un profit, ou, plus largement, tout en améliorant son propre bien-être. Il a donc, ou tout du moins pense avoir, une connaissance que les autres n’ont pas. C’est un découvreur, un innovateur, au moins dans son entourage proche (n’oublions pas en effet que l’entrepreneur se contente souvent de reprendre des solutions efficaces mises en évidence par d’autres. Encore faut-il être attentif à ce que font les autres et avoir l’idée de les imiter !)
Si donc nous désirons répondre avec justesse à la question de savoir ce qui doit être confié à l’organisation étatique et par quels moyens agir, il est crucial de mobiliser l’esprit d’entreprise car il est la clé vers de nouvelles connaissances, vers de nouvelles façons de répondre à nos besoins. Alors comment faire ? L’esprit d’entreprise peut être réintroduit à trois niveaux.
Libérer l’esprit d’entreprise à tous les niveaux
Premier niveau : Donner sa chance à la sphère marchande.
Les secteurs d’activités dans lesquelles les sphères marchandes et associatives voient leurs actions perturbée — quand elles ne sont pas censurées — sont pléthore : le logement, l’énergie de demain, l’environnement, l’assurance maladie, les retraites, l’instruction… Nous sommes ici souvent allés trop vite en besogne et avons conclu prématurément que marché et associations n’étaient pas en mesure de correctement satisfaire nos besoins en la matière (l’empereur romain…). Pourtant, là où il y a un réel besoin dans la population, il y a également une opportunité de profit –- ou de légitime fierté dans le cas d’une association — pour quiconque trouvera le premier un moyen économique de le satisfaire (ainsi que n’ont eu de cesse de le rappeler de brillants économistes comme James Buchanan ou Elinor Ostrom). L’économiste Ronald Coase nous a rappelé, par exemple, comment des initiatives privées avaient conduit à la construction de phares côtiers sur les côtes anglaises, chose que la théorie économique conventionnelle considérait impossible à cause d’un problème de free riding. Mais la réalité est là : alors que l’État semble seul en mesure de fournir ces biens publics que sont les phares côtiers, il s’est avéré que des entrepreneurs ont trouvé, avant l’État, une solution efficace et profitable. Mais notre impatience et notre manque de confiance dans l’esprit d’entreprise nous poussent à choisir l’option « État », même si celle-ci est décevante. En France le cas du logement bon marché est édifiant : plus d’un demi-siècle après le début de l’intervention massive de l’État dans ce secteur nous sommes encore et toujours, à en croire l’État lui-même, dans une situation de pénurie. Manquons-nous d’hôtels, de chaussettes, de voitures, de boulangers, ou de carottes ? Non ! Alors pourquoi ne pas appliquer au logement les méthodes appliquées pour la production de chaussettes, d’hôtels, de voitures de carottes et de pain ? Pourquoi ne pas chercher ce qui entrave l’esprit d’entreprise dans ce secteur plutôt que de se tourner vers l’État ?
Deuxième niveau : L’État finance éventuellement mais ne produit pas
C’est une idée sur laquelle insiste Hayek. L’école, les soins médicaux, la santé ; c’est justement parce que ces secteurs sont vitaux pour la société que nous devons y stimuler l’esprit d’entreprise. Pour paraphraser ce que disait, avec une pointe d’humour, Friedman à propos de la monnaie : ces choses sont trop importantes pour les confier à l’État ! Nous pourrions donc confier aux sphères de la coopération volontaire (marché et associations) la production de ces biens et services, quitte à ce que l’État finance l’accès à ces biens et services pour ceux qui ne seraient pas en mesure de le financer par eux-mêmes. Au lieu de cela nous avons dans bien des cas décidé de tout organiser par en-haut, y compris la production. Et malgré les efforts, parfois sincères, de nos réformateurs nous ne recueillons qu’échecs et désillusions. En particulier, les budgets (et le nombre de fonctionnaires) n’ont cessé d’augmenter sans donner de résultats probants et en étouffant, ainsi que cela a été rappelé, les autres sphères de coopération. Je suis convaincu que l’espoir le plus grand de voir se réduire rapidement la part des dépenses publiques (et par ricochet notre dette et le service qui l’accompagne y compris le fardeau fiscal) réside dans la réintroduction de l’innovation entrepreneuriale dans ces sphères fondamentales.
Incontestablement, des efforts en ce sens ont été faits ainsi qu’en témoigne l’importance des marchés publics. En 2016 ce sont plus de 144.000 contrats qui ont été conclus pour un montant global de 83,871 milliards d’euros.Ce montant est très élevé et pourtant ces chiffresétablis par l’OECP (Observatoire Économique de la Commande Publique) comprennent uniquement les contrats de la commande publique initiaux et supérieurs à 90.000 €. (Cela signifie que les avenants, toujours nombreux, n’ont pas été pris en compte.) Un rapport sénatorial sur la commande publique publié en 2015 estimait quant à lui le poids de la commande publique à pas moins de 400 milliards d’euros pour une année. (Source : http://bit.ly/2knq2Bw).
Il est donc essentiel de veiller à ce que la concurrence entre entrepreneurs soit présente dans l’allocation de ces marchés. Un chantier trop délaissé par les économistes et pourtant crucial si l’on désire que l’esprit entrepreneurial donne tous ses fruits dans ce contexte.
Troisième niveau : L’«État-entrepreneur » grâce à la concurrence institutionnelle.
Parce que nos connaissances sont en évolution permanente, parce que nos besoins sont différents, il n’existe pas de façon « optimale » d’organiser la sphère publique. Mais il est un outil très précieux pour faire évoluer les choses dans la bonne direction : la liberté. La liberté d’innover, d’expérimenter, d’imiter, de se tromper aussi. Comme un entrepreneur cherche sans cesse à améliorer la structure de son entreprise, à renégocier avec ses fournisseurs, ses créditeurs, et s’interroge sur les activités qu’il doit lui-même assumer et celles qu’il doit sous-traiter, de même les gouvernements, en collaboration avec leurs parlements, doivent — ou devraient — sans cesse s’interroger sur le périmètre de leurs missions et sur la meilleure façon de les accomplir. Ils doivent en tous les cas être libres de le faire et c’est la concurrence juridictionnelle qui leur donnera cette liberté.
C’est pourquoi nous devons être plus que tout attachés à la concurrence institutionnelle, à la décentralisation et fuir l’harmonisation. Cela est d’autant plus vital que, sans être un expert de la théorie des choix publics, on comprendra aisément que l’intérêt à court terme de nos dirigeants ne va pas toujours vers la remise en cause de leurs missions ! La pression extérieure peut les y contraindre.
Conclusion
Vu l’état de nos finances publiques et les résultats médiocres de l’Etat en matière de services publics, il est important et urgent d’accroitre l’esprit d’entreprise en travaillant sur ces trois niveaux :
- Donner sa chance au marché et à la société civile (définition des missions),
- Réintroduire — ou mieux introduire — la concurrence dans l’exécution des missions de l’État et,
- Donner la liberté aux États et aux administrations territoriales d’innover en rejetant les appels à l’harmonisation.
L’un de nos anciens ministres, Christian Sautet, affirmait dans les années 1980 :
« L’Europe est aujourd’hui dominée par des social-démocraties qui préfèrent au laisser-faire et à la résignation, l’ambition et la règlementation. »
Ce que lui, comme bien d’autres, n’a pas saisi c’est que le laisser-faire, au sens de libérer les énergies entrepreneuriales, est la meilleure façon de réaliser nos ambitions. La réglementation sera toujours, au mieux, basée sur une connaissance limitée qui sera rapidement dépassée.
Enfin, permettez-moi de souligner que pour que notre pays prenne cette direction l’appui du monde de l’entreprise sera très précieux. Le monde de l’entreprise doit prendre au sérieux le devenir de l’État et ne pas s’y intéresser uniquement pour quémander des traitements de faveur (capitalisme de connivence qui serait mieux décrit d’ailleurs par l’expression « socialisme de connivence » puisque dans ce jeu l’État est à la manœuvre et la sphère privée lui est largement subordonnée). Le monde de l’entreprise a tout à gagner d’une sphère publique plus svelte, plus efficace et plus ouverte à leurs initiatives.
La main invisible et douce du marché (la main de l’entrepreneur) peut adoucir la main visible (et de fer) de l’État. Ne perdons donc pas de temps !
Pierre Garello est Professeur d’économie à Aix-Marseille Université (AMSE) où il co-dirige un Master d’économie du droit. Il est éditeur du Journal des économistes et des études humaines (www.degruyter.com/view/j/jeeh) et Président de l’Institute for Economic Studies – Europe (www.ies-europe.org).
2 Commentaires
Merci pour cet article très clair. Permettez-moi un ajout. Vous faites à juste titre référence aux marchés publics. Praticien de leur utilisation comme directeur d’une autorité administrative, j’ai apprécié les principes de leur code (le CMP), en particulier la prohibition sous menace de sanction pénale de tout lien d’intérêt entre la maîtrise d’ouvrage (la MOA, les buts et les ressources du projet) et la maîtrise d’oeuvre (MOE, la mise en oeuvre). Or il se trouve qu’à l’intérieur de la sphère publique il y a collusion permanente entre MOA et MOE via les corporations d’exécution qui ont colonisé les structures de gouvernances. Appliquons le CMP dans les structures étatiques.
Merci pour porter ce fait à l’attention de tous. Vous avez raison: Pour sortir de l’ornière financière dans laquelle nous nous trouvons il faudrait effectivement commencer par appliquer la loi. Mais le fait qu’elle n’est pas appliquée nous invite également à envisager, à chaque fois que possible, une bascule de ces activités vers le privé.