Il n’est pas si fréquent qu’un intellectuel s’engage dans l’arène politique comme le fait François-Xavier Bellamy en prenant la tête de la liste « Les Républicains » aux prochaines élections européennes. Son dernier ouvrage, Demeure, permet de mieux saisir sa philosophie politique qui est très conservatrice et très peu libérale.

FX Bellamy s’interroge sur le mouvement dont nos sociétés semblent s’être éprises pour courir toujours et de plus en plus vite sans même savoir ou seulement chercher à savoir où elles vont. Ce débat a déjà eu lieu entre Parménide pour lequel « Chercher une vérité suppose d’affirmer que le mouvement n’est qu’une illusion » (p.27) et Héraclite qui fonde le relativisme en affirmant qu’aucune vérité n’est possible puisque tout change sans cesse. Mais pour l’auteur, c’est finalement Héraclite qui va gagner dans « l’affirmation du changement comme loi fondamentale » (p.59). Les prototypes actuels de cette errance dans le vide du mouvement seraient les anywhere, ces jeunes qui ont adopté le monde comme demeure, c’est à dire qui n’en ont plus aucune.

 

La peur du mouvement

Il s’inquiète en tout de la « mobilité universelle », cause, dit-il de la crise écologique que la modernité a engendrée à force de vouloir construire le ciel sur la terre et qui « est donc l’effet logique d’une économie du mouvement » (p.230). Il affirme que « En réalité le progrès technique n’existe pas » (p.99) car finalement les progrès amènent des nuisances qui nous font regretter les transports paisibles d’autrefois, l’artisanat qu’a fait mourir l’industrie, la vie des champs et les savoir-faire ancestraux, la mondialisation à laquelle on peut aisément renoncer en favorisant les circuits courts de la distribution… Il est tombé dans la nostalgie passéiste et utopiste. Il regrette les demeures anciennes que se transmettaient les générations et déteste les moyens de transport d’aujourd’hui trop rapides pour admirer le paysage alors que « nous n’avons jamais consacré autant de temps chaque jour à nous déplacer » (p.99). Il oublie sans doute qu’il fallait une journée de chevauchée pour faire l’aller-retour au chef-lieu du département quand on habitait en ses confins. Il méconnaît que bien peu avaient des maisons de pierre tandis que beaucoup vivaient dans des conditions que nous considérerions aujourd’hui comme de très grande pauvreté.  Il insiste tant sur le caractère éphémère de beaucoup d’objets contemporains, voire sur l’obsolescence qu’il croit trop souvent programmée, qu’il en vient à considérer facile de constater que le « progrès technique » a pour premier effet, non pas de nous enrichir, mais de nous appauvrir : « Mettez un smartphone tout neuf dans un coffre-fort pour éviter qu’il ne s’abîme, protégez-le le mieux possible : malgré tout, en quelques années, il aura perdu presque toute sa valeur initiale » (p.103) observe FX Bellamy. Il oublie sans doute qu’un cheval avait lui aussi une vie et une mort, que le marché incite aussi des constructeurs à fabriquer des produits conçus pour durer ainsi qu’en témoigne la stratégie gagnante de Michelin, qu’autrefois, sans conserve, ni frigidaire et congélation, les produits frais se dégradaient plus vite… Le progrès est que nous avons désormais le choix de pouvoir acheter des objets vite obsolètes ou d’autres plus robustes et de pouvoir revenir à la nature si nous voulons, mais qu’autrefois les Hommes étaient souvent assignés à « demeurer » dans leur état de misère dont le progrès, précisément, les a sortis.

Le règne du mouvement que dénonce FX Bellamy, parce qu’il se traduit « par une domination inédite de l’économie – et d’une économie absolument dominée par le marché » (p.203), est aussi celui qui a permis de créer une richesse partagée, même si c’est inégalement, par le plus grand nombre. Il faut sans doute avoir vécu dans une famille privilégiée depuis des générations pour croire que la vie était plus facile avant. L’ancienne pauvreté partagée des campagnes est idéalisée et l’ « étranglement économique du salarié » contemporain est caricaturé. Les paysans ont été chercher des métiers misérables d’ouvrier en ville au XIXe siècle pour échapper à des vies plus misérables encore à la campagne. L’auteur dénonce la marchandisation des services « de présence » que prenaient autrefois en charge les familles auprès des vieux ou des jeunes. Il faudrait alors aussi contester l’école privée qui prend en charge les enfants dont les familles pourraient s’occuper et les Ephad bien sûr ! « La seule maxime qui reste à la politique, regrette-t-il, est l’injonction de tout faire pour libérer le mouvement, pour défaire les immobilismes, pour déconstruire les barrières, pour ‘laisser faire et laisser passer’ » (p.217). Si seulement il pouvait avoir raison. Mais sa vision est aveugle de ne pas voir que l’État, français en particulier, ne sait pas libérer sans soumettre plus encore à des règlementations infinies et des fonctionnaires omnipotents. Non, Monsieur Bellamy, rassurez-vous, l’État n’a pas abdiqué, mais soyez inquiet car il est de plus en plus insidieux et vous ne l’avez pas vu.

Il en appelle avec raison à relativiser le progrès et résister à ce qu’il peut avoir parfois de vain. Mais il est si excessif qu’il anéantit la pertinence du raisonnement. Il regrette que « plus le rythme du progrès accélère, plus s’accélère avec lui ce délaissement du réel » (p.105). Mais le réel s’imposait autrefois à la grande majorité comme celui d’un labeur laissant peu de place à l’appropriation de la vie. Certes, le progrès génère le risque de nouveaux asservissements, mais il libère de beaucoup d’anciennes dépendances.

 

La triple confusion

En effet, l’humanité ne progresse pas de manière continue, elle connaît des élans et des ressacs. C’est vrai qu’elle abandonne parfois l’essentiel, la personne humaine pour laquelle seul le progrès a de l’intérêt et du sens. Mais FX Bellamy jette le bébé du progrès avec l’eau du bain, au risque de figer le monde. FX Bellamy est sans doute victime d’une triple confusion.

 

Morale et politique

Il pense que le mouvement des hommes n’a de sens que pour conduire « vers un but qui lui-même échappe au mouvement » (p.158). « Nous devons aspirer à avancer vers quelque chose qui n’avance pas, qui ne change pas, qui ne se transforme pas – à  progresser toute notre vie s’il le faut vers ce qui demeure » dit-il encore (p.159).  C’est peut-être là que gît l’incompréhension. Il ne s’agit pas de vouloir renier le passé et nous le rejoignons volontiers sur l’idée que l’élan de la vie de chacun n’a de sens que s’il est ordonné à la recherche de la vérité, donc d’un but, à la poursuite du beau et du bien.  Mais, la difficulté est que personne ne connaît avec certitude ces valeurs transcendantales et ne peut que les supputer, les deviner, les approcher, le plus souvent d’ailleurs par approximations négatives, en écartant progressivement ce qui apparaît faux, qui est plus facile à cerner que le vrai. La fin de la vie publique n’est pas celle de nos vies privées sauf à confondre la politique avec la morale, voire presque avec sa foi, en oubliant d’ailleurs qu’elle-même enseigne que l’Homme a été conçu pour croître (Saint Irénée, 28,1).

Oui, bien sûr, nous sommes totalement d’accord avec FX Bellamy pour nous effrayer de ceux qui veulent abolir la mort, s’affranchir de la nature, déconstruire le genre, livrer l’homme au seul désir ; nous pouvons croire avec lui que « la conscience humaine ne vise à rien de moins que l’éternité » (p.162), mais le débat reste ouvert et fait l’objet de plus d’inquiétudes que de certitudes. L’auteur sait qu’il s’agit d’« une quête infinie pour nos intelligences, une recherche qui ne sera jamais achevée » (p.161). Mais alors pourquoi entretient-il l’ambiguïté sur les frontières ?

 

Bien et justice

Pourquoi laisse-t-il penser qu’il serait si facile de pratiquer la justice, « une justice qui dans son principe, écrit-il, ne change pas… », alors que le juste est si difficile à saisir qu’il mérite toujours d’être dit avec la main tremblante ? La difficulté tient à a confusion du bien et du juste. « Ce qui fait une communauté humaine, ce qui fonde la polis, c’est le fait, dit-il, de mettre en commun notre idée du bon et du juste » (p.221). Certes, il admet que l’appréciation de chacun soit divergente et que l’expérience du dialogue est nécessaire pour tenter d’approcher au mieux ces notions de bien et juste qui dit-il « ne fluctuent pas avec les circonstances, mais … sont difficiles à atteindre » (p.222). Mais ce disant, il renie le droit naturel ancien, romain, évoluant et s’améliorant sans cesse dans l’analyse permanente et successive des cas concrets.

Il confond surtout le juste et le bien qui ne sont pas de même nature. La justice assure entre les hommes des relations d’égalité d’échange, arithmétique ou géométrique selon les cas. Il n’y a de justice qu’entre deux ou plusieurs personnes et la justice a besoin, le cas échéant, de faire appel à la force publique pour être appliquée. En ce sens, elle relève en effet de la polis qui ne saurait exister sans justice. Il en va tout différemment du Bien qu’il appartient à chacun d’exercer à l’égard de soi-même comme à l’égard des autres. L’Autorité peut faire régner le droit et empêcher le mal que peuvent commettre les hommes à l’égard d’autrui, mais elle ne peut pas leur imposer de faire le bien, éminemment subjectif et propre à chacun.

L’homme est en devenir ainsi que déjà le notait Pindare au Ve siècle avant notre ère en s’adressant au tyran de Syracuse Hiéron 1er « Deviens qui tu es, quand tu l’auras appris » (Pythiques, II). Et Pindare demandait pour lui-même : « O mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible » (Pythiques, III). Sauf que le champ des possibles est probablement infini. C’est pourquoi il faut du mouvement aussi. Et le rôle de l’Etat est précisément de faire en sorte que le plus possible, les Hommes disposent de cette liberté de conservation autant que de mouvement à la recherche de la vérité.

 

Le politique et l’économique

Pour sa part, bien sûr, le marché n’est qu’un moyen et FX Bellamy a raison de rappeler que tout ne peut pas s’acheter et que l’homme n’est pas un produit comme un autre. Mais il a tort de prétendre que la croissance n’était justifiée que lorsqu’elle trouvait « sa logique même dans l’expérience de la pauvreté » et qu’elle serait donc désormais presque inutile, comme si la rareté des ressources ne continuait pas d’exiger que l’économie soit toujours nécessaire pour en favoriser la meilleure production et la meilleure allocation. Le combat légitime contre la perte de sens des sociétés contemporaines ne saurait se réduire à sa condamnation du marché qui selon lui n’est plus désormais « en vue du produit, mais le produit en vue du marché ». Il n’a pas compris en effet que le marché n’est pas seulement un service de distribution des biens, comme le ferait un réseau logistique, mais qu’il est bien plus un immense réseau informel où se rencontrent les demandes et les offres pour s’adapter continument les unes aux autres de manière toujours imparfaite et néanmoins plus parfaite qu’aucun autre système ne l’a fait jusque-là. Et finalement, c’est ce marché là, facteur d’initiatives innombrables et imprévisibles, qui a permis de sortir le monde de la pauvreté où il végétait.

Attention à ne pas casser les ressorts de la richesse en voulant retrouver l’immobilité d’un monde perdu dans lequel plus personne ne voudrait revivre. Certes, comme il le dit (p.172), il ne faut pas réduire le politique à l’économique, mais il ne faut pas non plus que le politique absorbe l’économique comme il en a la tentation. Le meilleur moyen de répondre au défi qu’il évoque est que le politique laisse les hommes gérer leurs affaires économiques plutôt que de s’en mêler.

Retenons plutôt de FX Bellamy son message éthique dont le monde contemporain a d’autant plus besoin qu’il est soumis à une agitation permanente et souvent vaine comme il a raison de le dire. Le marché n’exclut pas d’apprendre encore à contempler avant que de tout transformer, d’être attentif à préserver le caractère unique de l’homme et de garder le sens de l’aventure de nos libertés.  Souhaitons, s’il réussit en politique, qu’il revienne à des considérations plus appropriées et moins confuses des fonctions du politique et des mérites du marché. La politique n’est pas un musée, elle a moins vocation à « sauver » comme il le dit (p.134) qu’à favoriser la liberté des hommes qui transmettent et évoluent.

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Journal des Libertés

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