Un seul titre pour trois essais différents : un récit romanesque de la construction européenne, un jugement sur les institutions européennes actuelles, une profession de foi souverainiste.

C’est le « roman historique » qui a fait l’effet d’une bombe, largement commentée dès le 6 mars, date de la publication. La révélation, preuves en mains, de la façon dont l’Europe a été construite peut surprendre, voire scandaliser : ce sont les Américains qui ont voulu organiser l’Europe au mieux de leurs intérêts et ont trouvé des complices à leur solde : Jean Monnet, Robert Schuman et Walter Hallstein. Il s’agit d’un véritable complot, et Villiers propose une véritable enquête policière : derrière les apparences qui sont les personnages ? Peu reluisants : Schuman « le sacristain » qui n’a jamais su s’il était allemand ou français, qui a été ministre de Pétain et qui sous l’occupation rejoint Metz sous la botte nazie. « Que va-t-il faire dans cette galère allemande ? » (p.67) Jean Monnet, « le banquier américain » intime de Roosevelt, installé à Londres, émissaire de Washington quand se réunit à Alger le Gouvernement Provisoire de la République Française présidé par le Général Giraud (1943), puis tournant sa veste en rejoignant De Gaulle à la Libération (ce qui lui vaut d’être le premier Commissaire au Plan en 1946), épousant à Moscou Silvia « la mariée de la Place Rouge » : « Jean Monnet s’est trouvé ainsi au point de rencontre de la Révolution bolchevique et de la haute finance anglo-saxonne » (p.94). Eminent juriste de l’Université de Rostock en 1933, le Professeur Hallstein est membre de deux associations hitlériennes, et apporte son soutien à Hans Frank, ministre chargé de la culture du « Grand Reich européen ». Fait prisonnier en 1944, Hallstein est emprisonné dans l’île de Fort Getty, au large de Rhodes Island, la « dénazification et la rééducation du peuple allemand commençaient ici, aux Etats Unis, où l’on allait former l’élite du futur pour l’Europe » (p.188), et Hallstein découvre la pensée libérale de Hayek. Jean Monnet le choisira pour mener, au nom de l’Allemagne, les négociations du plan Schuman. Il sera secrétaire d’Etat sous Adenauer et le premier président de la Commission Européenne. Angela Merkel lui rendra hommage devant le Parlement à Strasbourg le 13 novembre 2018 (p.205).

Mais en quoi consiste ce complot ? D’une part « les milieux économiques [américains] rêvent d’écouler le flux de leurs produits sur un marché élargi, un néo-marché américain, débarrassé des droits et contingents douaniers » (p.104), d’autre part « le combat américain contre l’influence soviétique passait par l’arrimage politique, économique, militaire et stratégique de l’Europe occidentale aux Etats Unis et aussi par le biais de l’américanisation du Vieux Continent » (p.128).

En conclusion « la construction européenne fut en réalité une formidable opération planifiée depuis Washington par un petit groupe de décideurs » (p.124). Le secret de l’opération est bien gardé : le financement de Schuman et Monnet se fait par l’intermédiaire de fondations et entreprises privées, l’aide de la CIA est assurée, des gens sont recrutés pour les opérations d’influence. L’ensemble est aux ordres de Washington.

Homme de poésie et de mise en scène, Philippe de Villiers excelle ici dans le suspens, il campe avec précision les personnes qui l’aident dans son enquête : il connaît beaucoup de personnalités politiques, tels Villepin, Couve de Murville, Debré, les gens de sa famille et ses proches amis partagent avec lui confidences et dîners. Ainsi les premiers chapitres s’enchaînent-ils comme ceux d’un roman policier – mais écrit comme à Sciences Po : bravo.

Mais pour autant le roman est-il « historique » ? L’auteur parle sans cesse des Américains comme s’ils étaient fidèlement représentés par l’équipe de Roosevelt et ses soutiens dans le monde des affaires. Consciemment ou non, il flatte l’anti-américanisme, au demeurent paradoxal, d’une majorité de Français : US go home. En réalité Roosevelt et son équipe sont des démocrates radicaux, socialistes et planificateurs. De plus, tout le peuple américain, et une grande partie des Européens, sont engagés dans la guerre froide, et le plan Marshall, sur lequel l’auteur est assez discret et qu’il ramène indûment au plan Schuman, a été une initiative qui a permis de contenir la poussée communiste (hélas déjà réussie dès 1946). Enfin et surtout, Villiers semble totalement ignorer le rôle joué par les « autres » pères de l’Europe, ces chrétiens démocrates dont Adenauer et Gasperi, flanqués il est vrai par Robert Schuman : ils ont rejeté les luttes fratricides, cherché à retrouver les racines chrétiennes de l’Europe, à rapprocher les peuples en les amenant à travailler ensemble, à échanger, à oublier les injustices et les barbaries.

Philippe de Villiers semble également oublier ce que les Allemands ont réalisé, notamment grâce aux dirigeants libéraux de l’école de Fribourg : le miracle économique de Ludwig Erhard, ministre puis Chancelier, la décentralisation politique inspirée par Walter Eücken.  La construction européenne :  ce ne sont pas les administrations créées par Jean Monnet, c’est le traité de Rome avec les cinq libertés fondamentales : produits, capitaux, services, entreprises, personnes. Voilà aussi de quoi fausser le jugement de Philippe de Villiers sur l’Europe actuelle.

Ce jugement est abrupt : l’Europe de Bruxelles fait le lit d’une mondialisation qui tue les nations. Or cette thèse est contraire à la logique, mais surtout à la réalité.

Dans la partie historique de son ouvrage, Philippe de Villiers soutenait que l’Europe avait été construite pour amorcer un gouvernement mondial politique et économique. Les impérialistes américains des années 1950 visés par Villiers voulaient instaurer un « gouvernement mondial » (p.161), et cela correspond aussi au projet de la trilatérale de Bilderberg « cercle le plus select de l’élite américano-européenne, du plus haut business et de la géopolitique » (p.163). Maintenant que la mondialisation est un fait depuis la chute du mur de Berlin, qu’en est-il ?

La réalité est que socialistes et dirigistes, tels Jacques Delors ou Michel Rocard, ont soutenu et renforcé l’Europe de Bruxelles (de Maastricht à Lisbonne). Ils se sont rendu compte que l’étatisme au niveau national serait condamné du jour où la mondialisation mettrait en concurrence les Etats eux-mêmes. Il fallait donc déplacer le pouvoir central du niveau national au niveau européen pour « harmoniser » et éviter « la concurrence dommageable », empêcher le dumping fiscal, social, monétaire, sauver l’État-Providence et construire la forteresse Europe. Mais Philippe de Villiers n’aime pas ce comportement. A juste titre il accuse les « saint simoniens » d’instiller le « poison lent » de l’État supranational. Sur ce point il recevra certainement l’aval des libéraux, et dans son discours de Bruges Margaret Thatcher était claire : « Nous n’avons pas fait reculer l’État dans notre pays pour le voir installé à Bruxelles ».

Mais Villiers reproche aussi à ces « saint-simoniens » de poursuivre leur dessein en prônant « le marché bienfaisant et l’extension indéfinie des droits individuels » (p.128). Ces saint-simoniens auraient-ils trahi Jean Monnet et seraient-ils devenus ultralibéraux ?

Les libéraux et les politiques qu’ils ont inspirées ont démontré que le marché mondial et la liberté personnelle sont des moyens de libérer les peuples du pouvoir arbitraire des États nationaux et de la classe politique. Philippe de Villiers se trompe de cible et comme tant d’autres attaque l’économie de liberté parce qu’il se réfère aux apparences du « capitalisme de connivence » né de la complicité entre monde des affaires et classe politique qui ont un intérêt commun à échapper à la concurrence et à la logique du marché pour maintenir privilèges, rentes et pouvoir. Une fois instauré un gouvernement central et incontrôlé de l’Union Européenne, le pouvoir politique ne cessera de croître par la simple logique des comportements de ceux qui le détiennent, et qui en voudront toujours plus.

Le Groupe Constitutionnel Européen fait dans ce Journal-même (par la voix de Roland Vaubel) des propositions qui diminueraient le pouvoir au niveau de l’Union Européenne : priver la Commission de tout pouvoir législatif ou judiciaire, créer une deuxième chambre dans le Parlement Européen, ainsi qu’une deuxième Cour de Justice, et de façon plus large respecter les principes de subsidiarité et de proportionnalité, violés sans cesse aujourd’hui bien qu’ils soient inscrits dans les Traités.

En dépit de tous les maux engendrés aujourd’hui par le déséquilibre et la centralisation des pouvoirs au niveau de l’Union, les libertés prévues dans le traité de Rome ont malgré tout apporté des changements décisifs dans la vie des Européens. Les consommateurs ont pu bénéficier de la concurrence sur les biens et services fabriqués non seulement en Europe, mais dans le monde entier, parce que les tarifs extérieurs, les quotas et licences ont disparu (mais d’autres mesures protectionnistes ont la vie dure). Les producteurs ont accru leur productivité et ont pu maintenir l’emploi et le pouvoir d’achat. Les échanges dans les domaines de l’enseignement, de la santé, de la recherche et de la culture ont été multipliés. Mais ce n’est pas le bilan dressé par Villiers :

« Dans cette Europe sans corps, l’Homo Europeanus n’est plus lui-même européen : c’est l’individu global, abstrait, novhomme et sans qualité, sans mémoire et sans postérité, l’homme remplaçable. Du matériel humain disponible. » (p.223)

La profession de foi souverainiste qu’en déduit Philippe de Villiers est rétrograde et impossible si elle signifie le retour au nationalisme pur et dur, En revanche elle est admissible s’il s’agit de mettre les États de l’Union en concurrence, sachant que le bénéfice de la concurrence ira aux États les moins « providentiels » réduisant leur périmètre aux seules missions régaliennes et laissant le plus de liberté aux Européens. Par contraste Philippe de Villiers propose un souverainisme doublement étroit.

D’une part la liberté qu’il conçoit est avant tout une liberté collective, seule en mesure, dit-il, de limiter l’immigration. « Il y a, face à face, ceux qui veulent faire l’Europe en se passant des vieilles nations, et ceux qui veulent la faire en les retrouvant » (p.276). L’immigration massive (un million d’immigrés en Allemagne, précise Villiers) rompt « la promesse du vivre ensemble » (p.211) et donne aux peuples le sentiment que l’Europe ne les protège plus. Le populisme n’est autre que « le cri des peuples qui se sentent agressés, dépossédés » (p.211).

Ce n’est pas l’individu qui est souverain, mais la nation. Les libertés individuelles qu’elles soient économiques ou politiques, n’ont pas toute sa sympathie, il assimile volontiers « libéraux et libertaires, qui sont aussi bourgeois bohèmes – ou ultra-libéral aujourd’hui » (p.233) ; des individus peu intéressants insensibles à la tradition et à la loi mérovingienne (Clovis est passé par là !).

D’autre par la nation n’est pas à confondre avec l’État (et il a raison) mais à bien le lire la nation est une entité qui se suffit à elle-même, qui se justifie automatiquement. Les embrassades de son père avec Michel Debré (pourtant traitre à sa parole dans l’affaire algérienne, reconnaît Villiers) se terminent sur l’évocation d’Henri IV : la raison d’État permet de sauver la nation française divisée. « C’est ça la France… Elle ne peut pas mourir ! » (p.140) Politique d’abord : est-ce surprenant ? Le lecteur libéral pourra cependant lire le chapitre 16 (L’Europe orpheline) qui déplore que le communisme et le marxisme soient de plus en plus à la mode en Europe Occidentale, où s’est installée une culture suicidaire et dégradante pour la dignité de l’être humain. Cela justifie peut-être l’achat et la lecture d’un livre de 416 lourdes pages, dont 111 de « documents » — pour  l’essentiel censés accréditer la thèse du complot.

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Journal des Libertés

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